When in Rome

Chapitre 90 : La loi de Murphy

3075 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/07/2024 22:07

Chapitre 90 La loi de Murphy

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Banlieue de Cleveland, 1er août 2046

— Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?

Planté debout les poings sur les hanches, Warren fronçait le nez. Il clignait en vain ses yeux globuleux, jetant des regards en biais un peu partout dans le sous-sol d'une ancienne laiterie-fromagerie... et trouvait que ça manquait de classe.

Le bâtiment semblait être resté dans son jus. En traversant pour accéder à l'étage inférieur, il avait vu des stalles ouvertes qui n'avaient pas été débarrassées de restes de foin ni des bouses, et des trayeuses qui y gisaient abandonnées par terre. Au sous-sol, se trouvait la fromagerie proprement dite, distribuée en trois pièces rongées de moisissures à divers degrés : la cave d'affinage, une grande salle rassemblant des cuves exhalant une odeur pestilentielle, et une dernière pièce de stockage pour des emballages, boîtes de conditionnement et bouteilles en verre.

Au demeurant, en comparaison des autres, celle-ci était de taille modeste, une trentaine de mètres carrés tout au plus et plutôt propre en comparaison. Toutefois, chichement éclairée par les lampions magiques générés par la sorcière, elle revêtait tout de même un aspect quelque peu sinistre, leur lumière blafarde peinant à repousser des ténèbres aussi compactes que moites. Warren s'y sentait oppressé car il y faisait plus chaud que l'on aurait pu s'y attendre. Ce qu'il se demandait, ce n'était pas tellement pourquoi l'électricité avait été coupée dans une usine qui ne tournait plus, mais pourquoi personne parmi les types qui se croyaient importants à ses côtés n'avait eu la simple idée de la remettre en service à leur arrivée. Un poil d'éclairage et de clim auraient été bienvenus.

Loin de ces considérations, Amy avait plutôt eu soin de choisir un lieu désaffecté en grande périphérie de la ville.

— Chut, souffla-t-elle en s'agenouillant. C'est pas là pour être beau mais pour être discret. Et si jamais quelque chose se passait mal, on pourra effondrer le bâtiment en évoquant sa vétusté ou un truc dans le genre. Ce n'est pas le moment d'attirer l'attention – à commencer par celle des autorités.

Il devinait qu'Amy avait eu également besoin d'éviter de marcher sur les plates-bandes de gangs squatteurs, même si un petit peloton de démons aux ordres d'Eyghon aurait eu de quoi les calmer.

Il voulait bien se ranger à son point de vue qui ne voyait pas l'intérêt de hâter les plans de son gros parasite mégalomane. Parce que toute la pègre en ville pressentait une menace diffuse et commençait à se faire nerveuse. Aux dires de ses sous-fifres zélés qui lui rapportaient tout en échange de faveurs, les petits caïds avaient surarmé leurs troupes. Tous les gangsters se regardaient en chien de faïence et à la moindre étincelle, il y aurait un bain de sang avant même que des démons ne soient vomis de la Bouche de l'Enfer.

Ayant fini de dessiner minutieusement au sol un grand cercle qui rappelait furieusement le Sceau de Danzalthar, Amy se releva et contempla son travail en s'essuyant machinalement les mains sur son pantalon de velours bordeaux. Une reproduction d'une telle fidélité intriguait Warren. À sa connaissance, elle n'était jamais descendue dans les sous-sols du lycée.

— Comment sais-tu de quoi il avait l'air ? Tu avais vu celui de Sunnydale ?

— Non. J'ai trouvé le moyen de jeter un coup d'œil à celui qui est en centre-ville. Maintenant, je vais créer une ouverture permettant de dérouter ici quiconque aurait eu envie de s'échapper de la dimension infernale où il se trouve.

— Pourquoi ? La barrière avec l'Enfer est plus fragile dans ce trou puant ?

— Exactement. Et encore plus si on lui donne un petit coup de pouce… Je suis sûre que c'est un bon endroit pour ce qu'on projette. Ça a été abandonné parce que les employés se sont enfuis et ont refusé catégoriquement de remettre les pieds ici. Ils disaient que les chèvres étaient devenues d'abord folles et puis maléfiques. Deux types ont parlé d'apparitions démoniaques. D'où le côté, « désaffecté »…

— Et c'est vraiment le cas ? demanda Warren avec un peu d'appréhension.

— Pourquoi, ça t'inquiète ? Tu n'étais pas le leader du « Trio Maléfique » et l'hôte d'un puissant démon irritable ?…

Pour masquer son ironie, elle sortit de sa poche un appareil rond pourvu d'un clavier électronique, dont elle programma les réglages sans aucune hésitation. Warren fronça les sourcils. Il reconnaissait un module sur lequel il travaillait pour se détendre. Il s'agissait d'une petite mine sonique, conçue pour émettre sur des très hautes ou basses fréquences. À la base, elle était prévue pour écarter les importuns. Ils se mettaient à saigner du nez et des oreilles avec les chocottes de leur vie. C'était fou ce que l'éclatement de petites membranes pouvait réaliser.

Par contre, il ne reconnaissait pas l'objet qu'Amy avait coincé sous son bras pendant qu'elle tapait sur le clavier.

— Hey, mais c'est à moi, ça ! Qu'est-ce que tu fais avec ?

— Oui, c'est à toi. Comme ça, Eyghon ne doutera pas que nous avons travaillé ensemble. Et ce percuteur dernière génération couplé à ton machin plat va fragiliser les atomes du béton sur deux mètres. Recule jusque là-bas. Je n'ai pas fait tous ces efforts pour te ressusciter, pour que tu remeures bêtement... Ton appareil nous fournira une sécurité de plus face à tout ce qui va sortir de là… Enfin, en espérant que ça ait des tympans à percer. Tiens, mets ça pour protéger les tiens. J'espère qu'ils seront suffisants.

— Un Sceau, ça s'ouvre avec du sang ! Beaucoup de sang ! grommela-t-il d'un ton impatienté.

— Un vrai, sans doute.

Sans expliquer davantage, elle se tourna et souleva son pull pour aller chercher prestement dans son soutien-gorge une minuscule fiole contenant un mystérieux liquide foncé. [1] Elle l'agita en l'examinant à la lueur d'un de ses lampions, la décapuchonna et versa une goutte au centre du pentagramme sur le front du bouc.

— C'est à dire que je m'attendais à ce que tu bricoles un truc plus… magique.

— Pourquoi ? Tu t'intéresses à la magie, je m'intéresse aux sciences… c'est le minimum, non ?

Pour Warren, la présence fréquente d'Eyghon qui l'investissait « en pointillés » troublait sa concentration et sa capacité de raisonnement ordinaire en les tirant vers le bas. Oui, elle avait raison, c'était un simulacre de Sceau. Mais au bout du compte, pourquoi en fallait-il forcément un « en dur », si un faux dessiné produisait le même résultat ?

Cette pensée était bien la preuve que la cohabitation avec Eyghon se passait mal. Ou trop bien, selon le point de vue. Car la fonction même de cet objet était dans son nom : sceller et pas servir de passage.

L'idée qu'elle ait pu se passer de lui pour la mise au point d'une solution technologique le dérangeait parce qu'il était trop misogyne pour avoir réellement cru qu'ils étaient associés. Depuis le début, elle lui procurait sans cesse des assurances qu'il avait trouvées « normales » car il avait une haute opinion de son génie et aimait qu'on le flatte. Mais contrairement aux deux idiots qu'il avait trimballés pendant quelques années, Amy, elle, ne l'admirait pas et le traitait plus ou moins d'égal à égal.

— Ne t'inquiète pas, poursuivit-elle, je compte bien utiliser la magie. Allez, mets ces trucs dans tes oreilles et recule-toi. N'appelle pas Eyghon avant qu'on soit sûrs que ça fonctionne.

Assombri parce qu'il ne comprenait pas ce qui l'agaçait, Warren mit les bouchons d'oreille avec une réticence puérile.[2] Comme il allait lui demander par signes comment ils pourraient communiquer en cas de besoin, il entendit alors un clair petit chuchotement omnidirectionnel dans sa tête qui répondait « Comme cela ». Elle s'équipa à son tour, puis, l'air satisfaite, elle leva les pouces en l'air et lui désigna le fond de la pièce avec insistance. Elle posa ensuite le percuteur au milieu de la reproduction du Sceau, appuya sur son bouton d'activation et courut le rejoindre avant de les encercler d'un cocon protecteur invisible.

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L'appareil émit un cognement sourd qui lui sembla bien dérisoire au début.

« Je l'ai obtenu auprès d'un ouvrier qui avait travaillé sur un site d'extraction pétrolière » commenta-t-elle dans sa tête, les yeux rivés sur le centre du dessin à la craie.

Peu à peu, les boums répétés renforcés par les basses graves, commencèrent à faire effet et la résine qui couvrait le béton laissa apparaître de fines fêlures qui craquèrent rapidement.

« On dirait que ça marche. J'ai eu peur de m'être fait avoir… »

— Tu aurais pu tout de même me demander ! articula-t-il en tirant sur sa manche pour la regarder dans les yeux.

Elle hocha la tête, un sourire d'excuse un peu distant flashant sur son visage.

« Il fallait faire vite et tu n'étais pas très di… »

La fin de sa phrase fut perdue dans le tremblement et l'écho caverneux qui suivirent. Pile sous le front du bouc logé dans le pentagramme, une petite cavité apparut brusquement en engloutissant le percuteur. Le sol bougea légèrement sous leurs pieds, générant une onde de faible magnitude qui n'affolerait aucun détecteur sismique. Ils regardèrent fixement la zone, le cœur battant, alors que le boum-boum régulier continuait à résonner.

Pendant de longues secondes, il ne se passa rien. Il se remit à bavarder pour calmer sa nervosité.

— Pourquoi on ne pouvait pas ramener le gars qui nous a ouvert ce canyon en Italie ? Celui où j'ai poussé la bagnole d'Andrew.

« Parce qu'il a fui quand il a compris pourquoi tu le lui avais demandé et parce que tu voulais le faire tuer… Attends ! Chut ! »

Ils se crispèrent de concert quand un bras décharné fit son apparition. Warren utilisa immédiatement sa radio pour rameuter les quelques larbins à ses ordres grassement payés qui attendaient dehors. Ces hommes de forte carrure – dockers à bonnet ou ouvriers de chantier en chemise de flanelle, enrôlés pour jouer les gros bras à petite cervelle – s'introduisirent en restant près des deux ouvertures à défendre. Il fallait, autant que possible, empêcher de s'égailler dans la nature tout ce qui allait pointer son vilain nez d'ici quelques secondes.

La part la plus stupide de lui-même fut d'abord exaltée par la peur que montrait Amy. Il aurait peut-être mieux fait de se demander quelles en étaient les raisons.

Un second bras très maigre apparut et une créature sortit d'une traction leste, surprenante pour sa constitution malingre. La peau de son visage et de ses membres était livide. A l'avant de son crâne aux lobes déformés, deux orbites cernées de noir brillaient d'une expression jouissive et venimeuse. Voûtée, la créature se tourna vers eux, et son nez épaté se plissa en révélant la dentition acérée d'un prédateur. Elle huma l'air et arbora ce qui ressemblait à une moue dédaigneuse, puis elle regarda tout autour avant de se retourner pour aller gronder vers la cavité.

Warren comprit alors la raison de la peur d'Amy quand un second individu, puis un troisième se manifestèrent à sa suite. Les autres humains présents montrèrent à ce moment des signes d'alarme.

Pourtant, se sentant suffisamment protégée, la sorcière ne se démonta pas et intensifia seulement le flot lumineux qui éclairait la pièce. Comme des chats furieux, les créatures blafardes crachèrent haineusement dans leur direction en essayant d'éviter la lumière qui les blessait. Il n'y avait pas à dire, Amy semblait s'être beaucoup préparée durant la semaine qu'il avait réussi à gagner auprès de leur maître.

Warren la poussa pourtant du coude quand une autre monstruosité se fraya un chemin entre les roches béantes. Mais combien allait-il en sortir ? La sorcière opina pour lui signifier qu'elle avait vu. Se délestant du sac qu'elle portait dans son dos, elle l'ouvrit pour lui montrer la faux des Tueuses qu'elle avait emportée avec elle. Quand elle serra le manche, leur bouclier défensif s'intensifia.

« Appelle Eyghon. »

En vertu de la très célèbre Loi de Murphy, les quatre créatures qui venaient de s'exhumer n'attendirent pas pour se jeter sauvagement sur les premiers humains qu'elles pouvaient atteindre. Ceux-ci, pourtant peu impressionnables en temps ordinaire, restèrent stupéfaits quand les deux premiers furent égorgés d'un coup de griffe. Ils moururent vite en s'étouffant avec leur propre sang qui glougloutait avec un son obscène.

— Appelle-le maintenant ! le pressa Amy à voix haute au milieu du vacarme des cris d'agonie et hurlements désespérés des dockers encore en vie, tapant en vain sur les issues bloquées de l'extérieur.

Warren acquiesça et appuya fortement sur la marque qu'il portait au bras. Presque instantanément, la silhouette flottante d'Eyghon apparut et il embrassa la pièce du regard.

— Maître, voici les…

Shht ! siffla le Somnambule avec un sourire cruel.

Pendant une minute, il contempla le spectacle des pauvres types sacrifiés, dont les Anciens se repaissaient à grande goulées. Leur avidité trahissait qu'ils ne s'étaient pas nourris depuis bien longtemps. La gueule tachée de pourpre, et après s'être tous enfilés chacun pratiquement trois litres de sang, ils lâchèrent les corps de leurs victimes et scrutèrent les recoins pour continuer leur orgie insatiable. Eyghon ne les intéressa pas car son corps semi-matériel n'en faisait pas une nourriture de choix.

— Vous savez, je reconnais que j'ai douté de vous, ricana grassement le démon bleu à l'intention des deux seuls humains encore valides.

Écartant les bras, il se tourna ensuite vers les vampires primordiaux.

— Anciens, écoutez-moi ! Votre fidèle et dévoué descendant qui se faisait appeler Le Maître n'est plus. Il a été massacré depuis longtemps par cette engeance qu'on appelle la Tueuse !

Les quatre Turok-han crachèrent et grondèrent tandis qu'Eyghon bougeait gracieusement les mains pour leur intimer de tempérer leur excitation.

— Et depuis votre défaite, des centaines de Tueuses pullulent de par le monde. Un monde qui nous revient, à nous, démons purs présents depuis l'aube des temps. L'équilibre cosmique a été rompu et pas de notre fait. Ses lois immuables exigent que nous nous levions. Il est temps que ces terres nous soient rendues de plein droit. Prosternez-vous devant moi et je vous livrerai sans restriction toute la vermine humaine en pâture !

La gueule du Turok en chef se déchira en un effroyable sourire tandis que ses côtes et celles de ses congénères se secouaient. Il tourna les yeux sur Warren et Amy, terrifiés à l'idée que la bulle de protection ne tienne pas, ou qu'Eyghon ne la détruise par simple caprice.

— Non, pas ceux-là, j'en ai besoin. Mais il y en a des centaines de milliers d'autres là-dehors… De quoi faire un festin, de quoi remplir un océan de sang !

Au fond de leurs prunelles incandescentes, on lisait l'anticipation, le vice et la gloutonnerie. La tête en arrière, ils poussèrent un cri guttural simultané que les non-vampires prirent pour un chant d'allégresse durant quelques secondes, juste le temps de réaliser que d'autres remontaient à la surface. En fait, ils battaient le rappel des troupes…

Le chef des Anciens bondit vers Eyghon d'un saut prodigieux et le prit à la gorge dans sa poigne griffue.

— Nous buvons le sang des vivants ! Garde tes océans de morts ! Pas besoin de toi, articula-t-il d'un ton rauque.

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Un petit moment, Amy fut inondée d'angoisse et d'expectative ravie. Si Eyghon pouvait mourir ici et maintenant, une grande partie de ses problèmes seraient résolus… Mais le démon bleu, qui n'était pas en reste niveau griffes tranchantes, repoussa violemment le vampire archaïque avant de s'élever hors de portée dans les airs.

— Mais si, vous avez besoin de moi, parce que tous les humains sont protégés par les Tueuses. Mais cette sorcière… dit-il avec un geste théâtral qui désignait Amy. Elle a le pouvoir de toutes les faire disparaître. Et elle est à mes ordres. Vous en prendre à elle ou à moi ne servirait pas vos intérêts.

Les Turok-han ricanèrent avant que leur commandant les fasse taire pour déclarer avec une joie mauvaise.

— Nous sommes légion !

Et ils se regroupèrent pour se jeter sur Amy dont la magie protectrice commençait à faiblir, sous l'œil narquois d'Eyghon qui semblait vouloir faire passer une leçon.

— Amy, appuie ! hurla Warren.

Elle n'avait pas eu besoin d'attendre son ordre pour basculer la mine sur une fréquence d'ultrasons. La télécommande avait glissé d'entre ses doigts tremblants mais elle s'était jetée par terre pour la reprendre avant que le pied crasseux d'un vampire ne la réduise en miettes. Au même moment, les Turok-han s'égosillèrent de rage en cachant leurs oreilles, leur face affreuse affichant désormais de la douleur. Quand l'un des Anciens retourna dans le trou, les humains crurent qu'ils étaient sauvés. Eyghon souriait.

Voir le premier prendre la fuite fit remonter la confiance de Warren mais… pas très longtemps. Le vampire ressortit en brandissant l'une de ces fines barres de métal qui servait à consolider les structures en béton. Et il se creva les tympans avec, avant de le jeter à ses camarades.

— Maintenant, nous sommes prêts ! rugit le chef des Turok qui se rua vers eux.

C'est alors qu'une autre voix derrière eux s'éleva crânement en les prenant par surprise.

— Ah ouais ? Alors ça tombe bien, nous aussi !

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Notes de l'auteure

[1] Eh, mais ce ne serait pas du sang de Thisbé par hasard ?

[2] Amy l'infantilise subtilement.

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