When in Rome

Chapitre 88 : Le quantique des quantiques

4609 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/05/2024 16:00

Chapitre 88 Le quantique des quantiques


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Je renierais ma patrie, je renierais mes amis, si tu me le demandais

On peut bien rire de moi, je ferais n'importe quoi, si tu me le demandais

(Edith Piaf)


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4 octobre 2003, Bureaux de Wolfram et Hart, Los Angeles

Harmony venait d'entrer dans le bureau. Dawn ne put que constater qu'elle était objectivement assez jolie, ou très jolie, si on aimait ce genre. Soigneusement coiffée et maquillée, tout sourire, elle tenait un mug d'où s'échappait une volute de vapeur discrète.

— Bonjour ! Le boss m'a dit que vous voudriez peut-être quelque chose de chaud à boire. C'est du sang mais je peux vous faire un cappuccino ou un truc comme ça. Vous en voulez un ?

Malgré sa nature de vampire, force était de reconnaître que quelque chose en elle restait infiniment mignon et un peu touchant. Sauf qu'il valait mieux ne pas se laisser prendre à ce traquenard. Mignonne oui, inoffensive non. Pour résumer : jolie, dangereuse, éternellement jeune, ancienne maîtresse de Spike... Ne pas la détester. Et puis d'ailleurs, comment faisait-elle pour se maquiller si elle ne pouvait pas voir son reflet ?

Dawn s'ébroua pour arrêter de ressasser ces pensées stériles.

— Oui, ce serait super. D'ici là, vous pourriez m'indiquer les toilettes ? Je voudrais me débarbouiller… j'ai dû me battre, je ne ressemble plus à rien, j'ai de la terre partout.

— Oh, je comprends tellement ! Ça m'arrive tout le temps ! répondit joyeusement la secrétaire-très jolie-qui avait été la maîtresse de Spike.

Et qui l'était sans doute redevenue. N'avait-il pas dit qu'il se sentait « concerné » quand il avait entendu son nom ? Ne pas bouder. C'était stupide, elle n'avait pas douze ans.

Mais, pensée ô combien insidieuse, Dawn savait très bien qu'il pouvait « penser à quelqu'un d'autre » en couchant avec une femme. Le voir et l'entendre le lui proposer spontanément tout à l'heure, ce n'était que la confirmation de ce qu'elle savait déjà mais qu'il ne lui aurait pas avoué malgré leurs quarts d'heure de vérité institués. La seule idée qu'il puisse l'étreindre aussi intimement, en pensant à Buffy était tellement abominable qu'elle y avait puisé la force de le repousser.

Ce n'est pas ton mari. Ce n'est pas ton mari, mets-toi ça dans le crâne !

Ici et maintenant, Spike était libre de tout engagement, libre de fréquenter d'autres femmes. Pourquoi détester Harmony ? Parce qu'elle pourrait le voir tous les jours jusqu'à la prochaine apocalypse, pendant que la pauvre vieille Dawn coulerait des jours solitaires, frileusement vêtue du manteau de sa mémoire des temps futurs ? C'était moche.

Face au sourire élargi et croissant d'Harmony, qui babillait en disant qu'elle adorait son parfum, la naufragée temporelle trop appétissante cacha mieux sa main bandée sous sa veste. Elle se laissa piloter vers les toilettes des femmes à quelques pas de là et lui lança avec entrain :

— Merci beaucoup. Je reviens pour mon café. Est-ce que je peux vous demander un autre service ? Vous auriez une enveloppe à bulles ou cartonnée ? J'ai une lettre à poster…

— Pas de problème, je crois qu'ils en ont à la Compta. Je vais voir, je reviens. A tout de suite !

Ses cheveux blonds sont magnifiques, sa silhouette très féminine est parfaite, sa bonne humeur communicative. Je la déteste.

Puis Dawn s'assurant qu'elle était bien seule et que personne ne la voyait, revint sur ses pas pour chaparder des feuilles A4 et un stylo à la réception, avant de s'engouffrer dans ce petit espace tranquille à l'abri des regards. Elle utilisa l'abattant d'un WC comme écritoire et entreprit de rédiger avec difficulté quelques courtes lettres parmi les plus difficiles de sa vie, pour essayer de dire adieu à ceux qu'elle aimait. Elle n'en fit pas la moitié, le visage ruisselant de larmes qui avaient coulé sur les feuilles de papier en se mêlant au sang de son bandage. Elle les plia et les rangea dans sa veste.

En attrapant la poignée pour sortir, ses yeux tombèrent sur son alliance et elle stoppa son mouvement. Un objet personnel, longuement imprégné, c'était ce qu'il faudrait. Willow en aurait certainement besoin si elle arrivait à mettre au point un sort de localisation qui pourrait se verrouiller sur elle. Elle devait la joindre au pli. Elle devait le faire.

Du bout de l'ongle du pouce, elle essaya de la faire glisser. Elle s'y exhorta, se répétant qu'elle pouvait sacrifier ce symbole parce qu'elle portait dans sa chair même la marque d'un autre anneau qu'on ne pouvait pas lui retirer. Celui qui avait consacré sa première union la plus intime et peut-être infrangible avec Spike. Cette bague si fine, elle devait l'abandonner pour se donner une chance d'être retrouvée.

Sa vision se brouilla encore.

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Spike ouvrit grand la porte du bureau d'Angel et ne trouva pas Hot Mommy là où il l'avait laissée. La pièce semblait déserte mais il entendit bientôt un tout petit souffle et un frottement de tissu.

— Eh oh ? L'Observatrice, vous êtes là ? Vous vous cachez ?

Il avançait à pas mesurés sur la moquette beige taupe, certain que c'était le cas puisqu'il entendait les coups trop rapides d'un cœur affolé. Il y avait peu d'endroits où se dissimuler dans ce bureau dépouillé, presque sans meubles. Le quatrième mur était troué par une large baie au verre filtrant (spécial créatures de la nuit qui prennent feu au soleil) et le panorama nocturne et scintillant était celui qu'on pouvait attendre depuis le haut d'une tour de bureaux.

Face à la table de travail du maître des lieux, un très gros fauteuil cubique au velours rouge criard, étalait sa laideur sans aucun complexe. Quand il en fit le tour, Spike la trouva roulée en boule par terre, le dos protégé par le côté du siège. Elle claquait des dents sans le vouloir et elle avait manifestement pleuré.

— Eh, ça ne va pas ? Qu'est-ce qui vous arrive ?

— Je ne me sens pas très bien, c'est tout. C'est… l'adrénaline qui retombe, sûrement. Ne faites pas attention. Combien de temps selon vous avant que l'Eucaryote nous retrouve ?

Spike grinça des dents en la voyant changer de sujet. Même si elle voulait jouer les dures face à lui, ça ne prenait pas. Il était évident qu'elle souffrait. Si son aspect n'avait pas été déjà des plus révélateurs, les ondes de désespoir qu'elle émettait ne laissaient aucune place au doute.

Une part énervante de lui-même l'incitait à « faire quelque chose », même s'il ne savait pas quoi. Maintes fois, il avait pris soin de Dru, parce qu'elle était sa noire maîtresse, son initiatrice, sa créatrice, la lune cruelle qui éclairait son univers. Et il l'aimait. Buffy, pour sa part, était forte et solide, il n'avait jamais vraiment eu à s'en faire pour elle. Mais cette pulpeuse Observatrice aux yeux envoûtants qui n'était personne pour lui, elle ne réclamait ni sa protection ni son aide. Au contraire, elle insistait pour le tenir à distance… plus ou moins. Si dans le parking, elle s'était laissé aller contre son épaule, elle s'était laissée remettre debout, là maintenant, pour la première fois, elle avait une réaction sensée. Consciente de sa faiblesse, elle ne voulait pas qu'un vampire s'approche de trop : cet instinct de survie, il pouvait le comprendre. Il était normal et il était sain... Le sang de sa blessure transpirant à travers son bandage avait un tel effet sur Angel et sur lui-même, qu'elle n'avait pas complètement tort de ne pas leur faire confiance.

— Vous ne savez pas ? insista-t-elle.

— Euh si… Angel a envoyé des hommes à lui pour le stopper dans son élan. Si j'avais été le seul pris en chasse, il ne se serait pas pressé, mais je vous ai embarqué dans cette galère… Il n'a pas de grandes raisons d'apprécier les Observateurs mais je crois que vous lui avez tapé dans l'œil… Vous comptez rester par terre ? Vous ne voulez pas… je ne sais pas… vous asseoir là ?

— Non. Comme ça. Pas envie de bouger. Il n'avait pas parlé d'un guérisseur ? murmura-t-elle après une vive inspiration sifflante.

— Si, mais ceux qu'on a sont occupés à cause des dégâts que fait notre nouveau pote.

— Quoi ?! Il est là ?

— Bah ouais, répondit-il en levant le nez pour vérifier par la porte ouverte et suivre les acrobaties de son aîné qu'il apercevait grâce à la coursive en surplomb.

— Oh non… se désola-t-elle en pinçant les lèvres de dépit. Il faut s'en aller.

— Vous inquiétez pas, Angel s'en occupe : il lui a déjà tranché quelques bouts qui dépassent. C'est sa façon de se faire respecter par tous ces clampins à cravate. Il dézingue devant eux un gros truc monstrueux, et puis après ils pissent dans leur froc quand il les regarde en fronçant les sourcils.

— Et vous n'allez pas du tout l'aider ?

— Ha ! Non ! Ça lui ferait mal de partager la vedette. Et puis en plus, il m'a demandé de rester avec vous.

Il revint vers elle et s'accroupit pour être plus à sa hauteur. Elle le regarda au travers de ses cils, les paupières presque fermées.

— Je ne savais pas que vous pouviez obéir quand il vous donnait un ordre…

Elle sursauta quand un grand bruit inquiétant leur parvint aux oreilles depuis l'étage du dessous. On s'y battait toujours. Lui, n'avait pas bougé. Il la regarda avec le maximum de gentillesse disponible, en essayant de se montrer… moins effrayant.

— Vous ne voulez toujours pas vous redresser, au moins ?

— Les anti-douleurs ne font pas effet. C'est de la camelote. J'ai mal quelle que soit la position. Il faut que je me trouve un truc plus fort… [1]

Aussitôt, il sortit sa flasque toujours prête à servir et elle grimaça en fronçant le nez pour refuser, éloignant la bouteille d'un mouvement instinctif. Elle inspira et expira longuement, deux fois.

— Spike, si je veux vous laisser une chance, il faut que je parte d'ici. Une moitié de l'Eucaryote essaiera de me suivre et votre problème sera divisé par deux. Si je vais loin, il mettra du temps à me retrouver.

— Loin ? Par quel miracle ? Vous ne tenez pas debout… Pourquoi, vous ne le pousseriez pas dans un trou de ver quantique ou je ne sais pas quoi ?

— J'ai eu du mal à creuser celui qui nous a amenés. D'habitude, ça tient plus du couloir que de la bouche d'aération… Je ne crois pas que je pourrais recommencer tout de suite dans mon état mais je dois essayer. Il faudrait que je mange un truc sucré. Il y a un distributeur dans le coin ?

— Pas à cet étage et les accès sont bloqués pour contenir la bestiole.

Semblant abattue, elle resta sans mot dire un instant, puis brusquement, elle chercha quelque chose dans sa poche. Il comprit en la voyant poser une serviette rose en équilibre sur son genou plié devant elle. Elle tentait de manger les miettes écrasées de son gâteau. Elle pinça les lèvres en avalant et sembla à deux doigts de tourner de l'œil, ou de vomir. Ou les deux.

Elle ferma les yeux pendant toute une minute au son des bruits de bataille. Murs, coffrages précieux, piliers, meubles, tout valdinguait avec un bruit d'enfer. Enfin, elle se redressa en poussant un petit gémissement. Il vit ses doigts dépassant du bandage en sale état. Quand elle surprit son regard, elle les cacha aussitôt dans sa poche, puis se posa sur un bras du fauteuil. Sa lèvre supérieure et son front étaient couverts d'une fine sueur, une bonne raison pour la surveiller comme le lait sur le feu.

— Ok, j'y vais. N'essayez pas de venir avec moi. Parce que si la faille que j'ouvre se referme trop tôt, vous pourriez être sectionné en deux. Je ne plaisante pas, c'est déjà arrivé. Par contre, si vous voulez m'aider, cela vous embêterait de me dépanner de quelques billets ? Je m'engage à vous rembourser le double, dès que je me serai trouvé un job. C'est rentable pour vous.

— Comment ça « trouvé un job » ? Vous ne bossiez pas pour les Observateurs de Rome tout à l'heure ?

— Euh, techniquement si. Mais…

Il la regarda dans les yeux en silence.

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Oh, non. Non, pas ces yeux soupçonneux qui lui fouaillaient le fond des tripes ! Elle avait besoin qu'il la croie mais elle ne faisait que lui mentir. Et il le sentait, bien sûr. Ça ne marcherait jamais. Elle soupira profondément et secoua la tête.

— Oubliez. Au revoir, Spike. Ne mourrez pas lors de la prochaine apocalypse et aussi…

— Eh attendez, quelle prochaine apocalypse ?

— N'y en a-t-il pas toujours une ? se rattrapa-t-elle. Et aussi, même si vous vous fichez probablement de mon avis, allez voir Buffy Summers. Ne faites pas comme si elle n'était plus là. Elle a besoin de vous.

— Oh ça m'étonnerait !

Le temps d'une seconde, Dawn le gratifia d'une grimace amère et impatientée, assortie d'un étonnant petit grondement de rage qui lui donna l'énergie pour se remettre debout en équilibre.

— Bordel ! Mais quel emmerdeur ! Faites-le ou on va tous mourir ! explosa-t-elle. Pourquoi est-ce que vous refusez toujours d'écouter ? C'est pas compliqué ! Qu'est-ce que ça vous coûte de passer dire bonjour, comme un homme civilisé ?[2]

Interrompant ce moment à la fois tendu et inattendu, les montants en bois de la porte du bureau se volatilisèrent en un tas d'échardes sifflantes, pendant que du verre securit se brisait en tombant du battant gauche. Ils entendirent la voix d'Angel s'excuser d'un « Oups, désolé ! ».

La chemise déchirée, la pommette en sang et du plâtre dans le gel de sa coiffure, il avait l'air ravi. Il l'était manifestement toujours quand il pouvait casser du démon au nez et à la barbe des faiseurs de contrats de Wolfram…

Offrant un contraste frappant par son air sombre, un masque d'indifférence peint sur le visage, Spike shoota dans les débris pour les dégager et pouvoir aller regarder ce qui se passait dans le hall d'accueil. Il devait avoir l'esprit focalisé sur ce qu'elle venait de dire, et elle était persuadée qu'il était en train de se repasser très attentivement en mémoire la moindre parole qu'elle avait pu prononcer. Elle en avait trop dit, et donc pas assez. Il ne passerait pas outre son petit éclat.

Elle se posa sur le bras du fauteuil rouge, inspira à nouveau et reprit à contrecœur sa petite routine d'hypnose, pour être en mesure de supporter les élancements de sa main enflée. A contrecœur parce qu'il y avait un prix à payer. Soulager la douleur physique par ce moyen, c'était risquer d'ouvrir encore plus grand la boîte de Pandore de ses souvenirs enfouis. Et d'avoir Doyle qui reviendrait la tourmenter à mesure qu'elle deviendrait plus consciente de réalités qu'elle n'avait aucune envie d'entendre.

Mais pour l'heure, aucun atermoiement n'était plus possible, la soirée était un fiasco total. Il lui fallait retourner au plus vite à Alameda chez Sam Finn. Elle était sûre qu'elle l'aiderait à se faire soigner.

La joue ensanglantée d'un vigile s'écrasa sur ce qui restait du battant droit de la porte et d'autres morceaux de verre éclatèrent et s'éparpillèrent. Spike grogna quelque chose qui ressemblait à « Pas moyen de discuter tranquille ici ». Elle en profita pour s'essayer à ouvrir une petite entaille dans le tissu de la réalité, et s'étonna de voir que le processus fonctionnait. Peut-être n'était-ce qu'un simple problème de concentration, que la souffrance la détournait de l'état d'esprit adéquat. En l'endiguant, elle retrouvait comment réaliser son petit tour de magie.

Mais, quand il retourna de nouveau la tête vers elle, il portait son visage de vampire. Elle fit mine de relier les deux événements.

— Oh, vous allez l'aider avec le monstre, finalement ? Très bien.

— Non.

Il s'approcha d'elle, soudain plus ouvertement inquiétant. Il y avait longtemps qu'elle ne l'avait pas vu ainsi et cela lui permit de mesurer combien il s'était limé les crocs pour elle, parce qu'en une seconde toute son aura avait changé radicalement. C'était là, juste sous la surface. Il s'approcha encore, comme par provocation. Elle se força à le regarder dans les yeux, s'imaginant face à Parmakaï. Elle fixa ce visage hideux, le contour de sa bouche, ses dents pointues, la plissure de son front qui le rendait méconnaissable. Pas ton mari.

Elle tremblait un peu, pas loin de penser quand même que c'était effectivement une soirée bien pourrie, et qu'au bout du compte, elle aurait peut-être mieux fait d'accepter une étreinte. Vite fait, dans le noir complaisant d'une salle de cinoche presque vide. Minable et dégoûtant, certes, mais tout valait peut-être mieux que ces adieux qui s'éternisaient en suffoquant sous leur attirance mutuelle. Si elle avait cédé, tous deux seraient repartis, peut-être honteux de leurs piètres arrangements avec la vérité, mais pressés de prendre la fuite en reléguant ça en haut de la liste des choses pas reluisantes à oublier. Ça aurait été l'affaire de dix minutes (et encore en comptant large). Juste du sexe. Pas d'amour. Pas d'amour. Elle aurait rêvé de trouver une occasion ou une excuse pour l'embrasser follement et se tenir chaud avec ça, pour tous les jours qui lui resteraient à vivre. Mais avec la tête pas contente qu'il faisait, c'était cuit.

— Depuis la minute où je vous ai rencontrée, énonça-t-il entre ses dents, vous avez sorti une quantité de bobards impressionnante. Vous le faites avec facilité. J'ai parfois l'impression que vous y croyez-vous-même à toutes ces conneries. Vous mentez sur votre identité, vous mentez sur votre profession, vous mentez sur les raisons de votre voyage ici. Je ne sais ni pour qui vous travaillez, ni ce que vous voulez réellement. Vous me gueulez dessus – sans raison – et en plus, vous n'auriez eu aucun scrupule à me taxer du blé que je n'aurais jamais revu ?

Bien des années plus tard, et en des circonstances nettement plus privées, elle aurait pu lui expliquer pourquoi il ressentait cette colère et cet agacement. Lui dire que cela s'apparentait à une double injonction contradictoire. Comme lui demander de l'aide et puis la refuser. Empêcher qu'il la touche, et brûler d'un désir douloureux. « Va-t'en laisse-moi / Aime-moi tout de suite ». Les mains avides de modeler sa chair, l'époux de Dawn Pratt aurait certainement musardé entre ses seins, le long de sa gorge, en demandant entre deux baisers appuyés : « Dans cet ordre ? » Voilà ce qu'il aurait fait. Voilà ce qu'il avait toujours fait. Tout, dans le désordre.

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Contre toute attente, elle hocha la tête comme si elle était d'accord et sourit bravement avant de lui tourner le dos, sans doute pour lui signifier que la conversation était donc terminée. Cette inconsciente Observatrice à deux balles, pas foutue de savoir qu'on ne tournait pas le dos à un vampire furieux, ne chercha pas à le convaincre. L'espèce de soulagement qu'elle montrait face à son refus de l'aider, ça le rendait dingue.

Il en avait marre de se faire balader et que la situation lui échappe. Il était tout dévoué à Buffy qui pouvait lui faire endurer les pires choses, mais ça ne s'étendait pas au reste du genre humain. Même féminin. Raison pour laquelle, la mâchoire dure et les yeux fulminants, il ordonna assez prévisiblement :

— Fermez ce truc, regardez-moi. Je crois qu'il est temps que vous arrêtiez de me balader. Et qu'on commence à jouer maintenant selon mes règles.

La méfiance avait changé de camp, elle semblait déstabilisée. Tant mieux.

— Vous aviez besoin d'argent, n'est-ce pas ? dit-il en sortant une liasse de sa poche.

Il extirpa un billet plié qu'il pinça entre deux doigts en le penchant dans sa direction.

— Alors voilà le deal. Vous me dites un truc que je veux savoir, et qui ne soit pas un mensonge, je vous file cinq dollars. À chaque question répondue d'une façon qui me convient, je double la mise. Vous avez deux dollars soixante-dix en poche. Où que vous alliez, vous n'avez assez pour rien… Il vous faut de l'argent. Vous allez le voler, peut-être ?

— Non, vous avez raison, je ne vais pas faire ça. Mais gardez ce que vous avez, on dirait bien que vous êtes fauché… Je n'ai rien d'utile à troquer avec vous mais Angel lui m'aidera sûrement en retour si je lui offre une contrepartie valable immédiate. Les actes pèsent plus que des promesses, vampire. Souvenez-vous-en !

Il ne sut pas ce qui l'énerva le plus entre « Angel, lui » et le ton moralisateur complètement à côté de la plaque qu'elle avait pour lui.

Elle traversa la pièce de son pas lourd pour aller franchir le seuil en enjambant feue la porte du bureau d'Angel, puis elle se pencha une seconde pour jeter un coup d'œil par-dessus la balustrade. En bas, l'Eucaryote décidément hargneux, résistait toujours, comme une hydre dont les cous musculeux bourgeonnaient sans arrêt. Avec surprise, Spike la vit négliger l'escalier passablement détruit, pour sauter directement dans le hall au niveau du combat. Grâce à son appareillage motorisé, elle atterrit impeccablement avec un bruit sourd derrière le myriapode poulpiforme.

Une fois en bas, elle siffla comme elle put pour attirer l'attention de la créature, puis finit par la héler.

— Hé toi ! Je suis là ! Viens m'attraper !

Une tête humaine déjà aperçue plus tôt dans la soirée, émergea du magma de chairs convulsées et se tourna vers elle en opinant, tirant dans sa direction comme un cerbère en plein conflit. Angel, en maillot de corps taché avec un vague lambeau de chemise sur le dos, lui jeta un coup d'œil inquiet.

— Mais que faites-vous ? Arrêtez !

— Je vais le couper en deux. Vous gardez Mitose-I et je prends Mitose-II… Youhou, Mocheté, viens voir maman !

La créature se contracta, exsudant l'indignation face à ce jugement péremptoire constituant un délit de faciès éhonté, avant de se scinder avec un splosh visqueux répugnant.

— Mais vous êtes suicidaire ou quoi ? s'alarma Angel.

— Pas plus que vous ! répondit-elle avec un petit rictus volontaire.

Spike sentait bien qu'elle n'éprouvait pas l'assurance qu'elle montrait et ne put s'empêcher de l'admirer malgré tout pour son courage. Il la vit bouger sa main libre en un geste qui semblait tracer une demi-lune derrière elle. Dans son dos, une surface noire verticale apparut brièvement, s'allumant et s'éteignant comme un clignotant. Mitose-II lança un tentacule curieux tandis que Madame Sexy pivotait pour se cacher derrière le disque plat qu'elle venait de créer. Il mesurait environ un mètre vingt et était suffisamment petit pour que la créature puisse encore distinguer sa proie derrière.

Angel trancha très décisivement dans le vif en profitant de ce que Mitose-I était distrait par ce qui se passait un peu plus loin et le vampire, maculé de diverses éclaboussures issues de son petit carnage, se rapprocha d'elle pour tenter de la dissuader sans succès.

— Ne vous inquiétez pas, je le ramène au sous-sol pendant que vous finissez ici, ça devrait être plus facile, en théorie. Ne le laissez manger personne, sinon il reprendrait des forces pour grandir.

Profitant de ce qu'on ne faisait pas attention à lui, Spike sauta à son tour discrètement depuis le premier étage. À travers le disque noir, si on était pile dans le bon angle, on voyait vers quoi il ouvrait. En l'occurrence, c'était bien le parking. Il franchit cette porte circulaire pendant que personne ne faisait attention à lui, quelques secondes avant que la somptueuse menteuse ne traverse également, talonnée par Mitose-II qui rampa à ses trousses.

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Il s'était réceptionné facilement et se tint caché derrière un pilier juste pour voir ce qui se passait ensuite. Elle attrapa le disque noir en grimaçant. Il semblait avoir une consistance comme s'il était un houla-hop, et elle le fit tourner sur son axe vertical, comme une toupie, avant de bloquer sa course en murmurant quelque chose. Sans qu'il puisse dire pourquoi, il eut l'impression qu'elle feuilletait les pages d'un catalogue. À dix contre un, elle comptait en réalité emmener la créature encore ailleurs, et elle était probablement en train de choisir où. Qu'avait-elle dit tout à l'heure ?

— Mitose, mon gros, dit-elle tout fort. Attrape-moi ! Et vous Spike, restez caché.

— Mais vous allez où ? demanda-t-il furieux d'être démasqué en sortant à découvert – soit tout le contraire de ce qu'elle venait de demander.

— Je vous l'ai déjà dit. Le confier à qui saura gérer. Laissez-moi, je dois faire très vite.

Elle repoussa le vampire d'un coup de pied pour lui faire faire un écart. Le geste n'était pas violent mais comme il ne s'y attendait pas du tout de sa part, il fut obligé de reculer de quelques pas… Voilà pour ses réflexes aiguisés de chasseur nocturne ! Pendant ce temps de retard, il vit un tentacule musculeux gris-rose s'enrouler autour d'elle comme un python étrangleur. Elle se débattit peu, cherchant surtout à entrer dans le disque noir pour y enfourner l'Eucaryote tout entier. Spike s'élança d'un bond dans l'idée d'agripper le monstre et de le mordre, mais sitôt les deux voyageurs passés, le cerceau de noirceur se contracta en un dernier spasme, abandonnant un petit morceau gigotant de la vilaine bête. Le vampire avait juste eu le temps de sauver son poignet en lâchant prise brusquement, sans autre dégât qu'un gros rush d'adrénaline et un peu de vernis noir en moins au bout des ongles. Avec un cri, il leva le pied et écrabouilla la chose en y mettant toute sa frustration.

Puis, estomaqué, l'esprit vidé par l'incrédulité, il resta là dans le parking déserté à contempler l'endroit où elle avait disparu. Avec une grimace, il ragea intérieurement de n'avoir même pas su quel était le nom de cette sculpturale beauté, dont il aurait pu s'emplir la tête durant ses déambulations solitaires dans les rues de L.A. Chaque fois, c'était pareil. Ce qu'il croyait avoir lui échappait toujours. Elle avait offert une victoire à Angel et détourné le bestiau de lui-même. Fallait-il vraiment finir qu'elle finisse charcutée et mangée pour sauver pour deux mauvais diables qui n'en valaient pas la peine ?

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Moins de vingt-quatre heures plus tard, Dawn et sa main plâtrée jusqu'au poignet étaient déjà de retour dans le bureau d'Angel.

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Notes

[1] Dans le futur, Dawn dispose sans doute de molécules différentes en guise d'antidouleurs, plus puissantes également en raison de sa pathologie qui l'empêche de marcher sans souffrir le martyre. Là, ce n'est pas un pauvre Doliprane 1000 qui va changer grand-chose.

[2] « Civilised man » est le titre du premier album solo de James Marsters.

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