When in Rome

Chapitre 40 : Au soir, à la chandelle

4501 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/03/2021 17:20

Chapitre 40 Au soir, à la chandelle

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Tout cela était insensé. Depuis le début, il n'avait jamais été question d'autre chose que de trouver un profond réconfort dans la compagnie l'un de l'autre. Et si le désir et les sentiments s'en mêlaient, eh bien la relation engloberait une dimension physique. Et puis alors ? Si lui le voulait, et qu'elle le voulait, où était le mal ? Mais à voir Spike repousser sans arrêt l'échéance sans jamais donner un vrai motif concret, elle ne pouvait que supposer qu'il taisait quelque chose. Au temps pour la confiance.

— Qu'est-ce que c'est « la séparation » ? La même chose que veut Giles ? Si maintenant vous êtes bien d'accord tous les deux…

Il sentit sa colère et l'interrompit fermement en levant la main.

— Giles a raison sur le fond : les humains ne sont pas faits pour cet appariement. Mais je refuse ses méthodes. Willow m'a dit que nous allions souffrir. Il n'y aurait que moi, je m'en ficherais. Mais il n'y a pas que moi. Et puis je ne veux certainement pas te revoir torturée pour rien…

Le doute la saisit. Que voulait-il dire par « revoir torturée » ? Parlait-il de cette longue hallucination quand il avait été empoisonné ? Il avait écrit quelque chose de troublant dans sa lettre à ce sujet. Elle avait oublié de lui en reparler parce que les montagnes russes émotionnelles consécutives avaient tout précipité…

— J'ai discuté avec Angel et avec Willow, continuait-il non sans la couver d'un œil inquiet. J'ai aussi cherché dans mes souvenirs. Il y a un moyen moins brutal et moins dangereux.

Elle pinça les lèvres en baissant la tête qu'elle secouait lentement comme une forme de désapprobation. Accepter que la passion qu'elle ressentait disparaisse d'un coup ? Elle avait été seule longtemps, tirant volontairement un trait sur les amours. Et puis, il apparaissait et voilà que son cœur se remettait en marche. Malgré les valses-hésitations, les incertitudes, les peurs, il y avait ses baisers, il y avait les caresses de ses yeux et de ses mains… Elle se sentait vivre enfin et tous étaient persuadés que ce « mariage vampire » était une grave erreur. Même lui.

— Je ne veux pas, répondit-elle lentement en détachant les mots.

Il tiqua devant son refus buté et essaya de se montrer plus patient.

— Dawn, écoute-moi. Tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit que le démon t'a manipulée, hein ? Il a senti ce que tu désirais et il y a répondu. Pourquoi ? La question est là ! Il n'a pas voulu être « sympa », ni « reconnaissant », il n'est pas équipé pour ça. Moi ce que je crois, c'est qu'il y a vu un intérêt personnel direct mais je ne sais pas trop lequel.

— Il s'ennuyait ferme. Pourquoi m'aurait-il raconté toute la cosmogonie des Tueuses ?... Pourquoi discuter avec un sandwich ? Peut-être m'a-t-il trouvée… je ne sais pas… distrayante ? Peut-être qu'il était content de trouver un peu de « répondant » ? Tu n'as plus de famille sauf Angel – et tout le monde sait combien tu l'adores… Pas d'amis, plus de grand amour passionnel, pas de nouvelle meute à l'horizon… S'il était humain, n'importe qui comprendrait qu'il se sente seul et déprimé…

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Spike se frotta le menton, peu disposé à accorder le bénéfice du doute à une créature égoïste, capable de tout mettre en œuvre pour obtenir ce qu'elle désirait. Lui-même avait toujours pensé qu'il était mieux seul, mais quelque part au fond de lui, « ça » n'était pas d'accord. Le démon pouvait-il avoir été « séduit » tout en clamant qu'elle n'était pas Ocantha ?

Avait-il rechigné à sortir filer un coup de main avec les Démons de la Lune ? Non. Avait-il rugi en voyant Dawn pleurer attachée et cinglée sur son postérieur délicat ? Carrément. Si ça se trouvait, il considérait que « Pas sa femelle » était de fait à lui depuis qu'il l'avait croquée et possédée. Hélas, il n'avait pas moyen de se rappeler ce qu'il avait éventuellement pu raconter dans la prison…

— Ok, tu as peut-être raison, soupira-t-il. Les vœux ont dû être scellés, parce qu'à un niveau profond vous étiez d'accord. Tu refusais que je t'abandonne, et lui n'a plus eu envie de quitter ton périmètre une fois goûtés tes charmes nombreux, souligna-t-il avec une œillade en biais. En lui ôtant sa souffrance, tu l'as sans doute aidé à sentir mieux, mais il n'a pas su quoi faire ensuite. Le vide appelle le plein. Sans nouvelle meute, aucune chance de retrouver la sensation exaltante d'être uni. Peut-être qu'il a trouvé qu'un « petit leurre » c'était mieux que rien…

Elle s'appuya d'une épaule à l'un des montants torsadés du lit et demanda d'une voix douce :

— Et… ce que tu viens de dire ne s'applique donc pas du tout à toi ?

Il fronça son sourcil noir tailladé puis inspira profondément. Sa moue révélait qu'il aurait mieux fait de s'écouter avant de parler.

— Tu es bien plus qu'un simple substitut. Par rapport à ta crainte que je parte pour toujours, je sais que je l'ai fait au début, mais ça n'arrivera plus. Je suis un type loyal. Et fidèle. Globalement.

Globalement, répéta-t-elle en pensant à Laïta. Je vois... Mais tu considères encore que tu es dangereux et qu'il faut me protéger de toi. C'est pour ça que tu freines ? Tu as toujours envie de me mordre, hein ?

Se croisant les bras, il détourna la tête et ne répondit pas, ce qui en soi, était déjà une réponse.

— Oui ? redemanda-t-elle pour être sûre.

Il regarda de nouveau vers elle et le bleu éloquent de ses yeux se troubla.

— Un peu… Mais si je disais « Oui, beaucoup » est-ce que tu finirais par comprendre pourquoi j'insiste ? Et pourquoi, il vaut mieux que nous ne soyons pas attachés par ce genre de contrat forcé ? Tu ne seras pas en mesure d'assurer ta propre sauvegarde si je m'habitue au goût de ton sang, si je te pousse à te laisser mordre « un tout petit peu ». Pire : tu voudras que je recommence.

— Est-ce que j'ai demandé à être protégée ?

— Non, mais tu ne te rends pas compte… Ce que tu as fait tout à l'heure avec le livre, et avant en provoquant Parmakaï, c'était… Tu ne réalises pas que tu joues avec le feu. Je ne suis pas sûr que tu ailles bien quand je vois ça. Je ne suis pas sûr qu'au fond tu tiennes tant à la vie… Et ça me fait peur.

Pieds nus, elle s'approcha de lui et posa une main sur ses avant-bras pour les dénouer et avoir la place enserrer sa taille confortablement et poser la tête sur son épaule.

— Faith m'a dit que je pouvais être fière d'arriver à te faire peur car il faut se lever tôt pour en trouver un qui en soit capable. Je suis contente que tu m'aies dit cela. Je pensais que tu me faisais attendre parce que tu étais en plein auto-sabotage.

— Auto-sabotage ?

— Que tu voulais inconsciemment faire capoter les choses pour ne pas être déçu, ne pas être rejeté et ronger jusqu'aux gencives l'amertume que tu remâches depuis des siècles, drapé dans ta carapace noire de Grand Méchant Maudit…

Malgré lui, il caressa sa hanche ronde et approcha son visage du sien pour l'embrasser un petit peu. Un petit peu, il s'en sentait le droit…

— C'est ça, fous-toi de ma gueule en plus, murmura-t-il tendrement en la pelotant sans vergogne. C'est un complot. Toi, ta fille et le psy, ça vous amuse... Et pourtant je n'arrive pas à vous détester.

Il l'embrassa encore et elle sembla fondre de bonheur contre lui. Il faisait exprès de garder ses baisers très doux. Et puis quand elle fut appuyée contre lui, retenue d'une main par la taille, il posa sa tête sur son front.

— …mais ça ne rend pas ce sortilège moins coercitif et violent. Moi, je n'aime pas la magie, c'est des trucs de grand-mère. Il faut mettre exactement les ingrédients qui puent, prononcer les bons mots en charabia, à la bonne heure et le bon jour du mois… Moi, je fais les choses à l'instinct, c'est ça qui me fait vibrer. Ce qui peut arriver, l'imprévu, tout ce qui brise l'ordonnancement… La magie, c'est tout le contraire. Ce contrat entre le démon et toi, on sait comment il s'est mis en place, et pourquoi. Mais maintenant que je t'ai fait la promesse solennelle de revenir régulièrement vous voir toi et Maya, il est devenu inutile et caduc.

Elle exhala une sorte de sanglot et s'arracha de son étreinte pour aller s'asseoir sur le bord du lit. Elle ne s'y était pas attendue. Tous ces câlins, c'était juste pour faire passer la pilule…

Le cœur gros du coup qu'elle venait de prendre, elle baissa la tête tristement vers ses pieds, contemplant sans vraiment le voir le vernis rose qu'elle avait mis la veille. Au fond d'elle, le sentiment d'une catastrophe imminente ne faisait que croître. Sans le pacte de sang, quelle chance avait-elle de le retenir près d'elle bien longtemps ? Quelle chance d'être encore désirée et aimée, par un inconnu qui jugerait tout de suite qu'elle n'était plus de la première fraîcheur ?

— Je ne comprends pas où tu veux en venir, si ce n'est à me faire de la peine.

Il voulait être convaincant, il y mit toute son âme.

— Mais non. Le truc c'est ça : tu n'as plus besoin de m'obliger à rester, et je n'en ai plus besoin pour endurer la stupidité de mon existence. Grâce à toi, j'ai trouvé une super filleule qui me pose des questions hilarantes, sans aucun respect ni préjugé... Pourquoi être attachés par la sorcellerie alors que nous avons obtenu ce que nous désirions vraiment ?… Laissons-la s'en aller. Il n'y a pas d'inquiétude à avoir : Parmakai restera soumis au sort d'oubli et alors il devrait se tenir tranquille.

A voir sa moue dubitative sans équivoque, il comprit qu'elle avait des infos qu'elle n'avait pas partagées non plus. Qu'est-ce que cette brute au nom débile était allée lui dire ?

— Mais… nous ne nous aimerons plus, n'est-ce pas, une fois le sortilège rompu ? Plus comme maintenant, je veux dire…

Il s'appuya de côté contre l'autre montant sculpté de son baldaquin. Pensif, chahuté, avide, désespéré face à ses yeux bleus implorants. Peut-être que si justement, ce serait comme avant-avant. Quand elle était juste la petite sœur de Buffy.

— Je ne sais pas, répondit-il prudemment. On ne peut rien présumer de ça. Tu m'as dit toi-même l'autre jour, que même sous cette emprise, toi et moi, on a eu des doutes. Que peut-être c'était compliqué entre nous parce que… cela ne devait pas être.

— Non mais j'ai dit ça parce que j'avais envie de faire l'amour tout de suite et que je ne voulais pas que tu sois trop content de voir combien tu étais « irrésistible » !

Il sourit de sa fougue, de sa roseur et de ses phéromones qui repartaient dans les aigus parce qu'elle repensait à la façon dont elle avait gémi quand il avait massé très délicatement ce petit point précis. Elle s'était embrasée tout de suite, même pas besoin d'y aller fort qu'elle avait aussitôt planté ses ongles dans son bras, en se cambrant d'instinct, ployée, offerte. Il savait qu'il était n'était qu'un imbécile, mais un imbécile heureux d'avoir pu contempler son visage à ce moment-là, lorsqu'elle avait réalisé que cet attouchement pouvait être complètement différent des trifouillages grossiers qu'elle avait endurés...

— Tu es beau quand tu souris, ajouta-t-elle inopinément en coupant sa rêverie. Quand j'étais petite, tu étais toujours grognon, tendu, grinçant dans tes moqueries… Tu n'as presque plus jamais ces expressions-là aujourd'hui et ton visage est tout différent.

Il resta la bouche ouverte, hésitant à répondre parce qu'il était touché de ce compliment qu'il n'avait jamais entendu. Jamais personne ne lui avait dit qu'il était beau.

— Eh bien, temporisa-t-il, je n'ai pas réellement la possibilité de me faire une idée récente. En général, quand je souris, mon surplus de dentition ne fait pas l'unanimité…

— Spike, j'aime quand on est ensemble, c'est vrai ! Tes baisers sont fantastiques. Jamais je n'ai ressenti quelque chose de comparable avant. En tous cas, je suis bien, et je n'ai pas peur…

— Je me sens ignominieusement flatté, et à ça de me sentir irrésistible… Mais ce qu'il y a entre nous actuellement, tu as bien senti que c'était plus qu'une petite pulsion libidineuse, hein ? C'est l'échange de sang qui fait ça. Et ça n'a jamais été prévu pour être… inter-espèces.

— Mais je m'en fiche de tes espèces ! s'anima-t-elle. Tu étais humain avant ! Je sais que tu peux être attentionné quand tu veux et sensible même. Ces qualités sont celles d'une espèce que j'aime… Je sais que tu es un vampire. Je sais que nous n'aurons jamais le même régime alimentaire, ni les mêmes horaires… Je sais que tu as « besoin d'espace », sourit-elle. Aucun homme n'est parfait. Aucun homme n'est un prince charmant. La seule chose qu'on peut espérer, au mieux, c'est de tomber amoureuse de ses nombreux défauts…

Rendu nerveux sous l'afflux de ses éloges, il claqua la langue et inclina la tête en se demandant si elle allait encore contrer tous ses arguments comme ça. Voilà que c'était à son tour de ne pas se résigner sans combattre.

— Eh bien chaton, personne ne m'a jamais dit ça non plus…

Elle remonta un genou sur le lit pour être assise en demi-tailleur et il déglutit parce qu'il avait presque réussi à oublier qu'elle ne portait que sa blouse claire sous laquelle se devinait un joli soutien-gorge de dentelle grège, et probablement une culotte assortie…

— J'ai conscience que je dois te paraître irrationnelle et obstinée ou… insistante… reconnut-elle ne baissant les yeux. C'est parce que… j'ai vu ma mère en rêve. Elle me disait de ne pas être égoïste et qu'en refusant de lâcher mes insécurités, je privais « quelqu'un » de ressentir ce que cela faisait d'être aimé. Je pensais que ce « quelqu'un » c'était toi…

Il plongea ses yeux en elle, en se disant que c'était fichu et qu'il allait la couvrir de baisers goulus. Il aurait suffi de tendre la main pour la garder… Son bijou, la clé de son cœur était là, juste là. Il pencha la tête en refermant les paupières.

— Et alors nous ne saurons jamais si c'était vrai, emprisonnés jusqu'à ta mort par un sort qui ne nous laisse aucun libre arbitre. Le désir est là – oh bon sang, oui – mais est-ce que c'est vraiment le nôtre ?

Apparemment désespérée par ces paroles qui respiraient l'inéluctable, elle se cacha le visage dans les mains. Vraisemblablement, elle s'était fait belle – ou plus belle encore – anticipant leur vraie première fois ensemble. Ce n'était pas ce qu'elle avait espéré, évidemment.

— Spike, geignit-elle, j'ai pleuré des litres de larmes aujourd'hui. Parce que j'avais peur que tu meures pendant que le conclave forcerait pour casser le lien. Parce que j'avais peur de mourir et de faire souffrir Andrew et Maya… Et la seule chose qu'il y a eu de belle dans ma vie, tu veux la faire disparaître aussi ?

Il quitta sa position debout pour venir s'agenouiller à sa hauteur.

— Dawn, je te promets que je ne disparaîtrai pas. Mais il y a un autre pacte de sang bien antérieur à celui que nous avons contracté : celui qui te lie à ta fille. Ce qu'il y a entre vous est précieux. Je ne voudrais pas que notre nouvelle condition t'oblige à te couper des tiens, à me suivre pendant que je casserai du démon tous les jours que Dieu fait... Et le seul moyen de garder ta vie et les tiens, c'est d'agir avec la conviction que cette décision nous permettra de vivre apaisés… Et surtout sans un papa Giles vengeur, prêt à tout pour te sauver de moi… ajouta-t-il d'un ton plus léger avant de redevenir sérieux. Si nous rompons volontairement nos vœux, sa cabale enragée tombera d'elle-même et je ne risque pas de finir en tas de poussière dans les jours qui viennent. Tu ne vois pas que lui aussi, il a peur de te perdre ? Et que, comme tout bon sorcier prétendument repenti, il a recours à la magie quand il pense qu'il n'y a plus d'autre espoir ?

— Je… je n'avais jamais réfléchi à ça.

Elle le dévisagea avec la plus extrême tristesse, comme si elle essayait de le boire des yeux, avant que tout ne soit sans doute brutalement balayé d'un simple claquement de doigts… Il essaya de lui communiquer un courage qu'il n'avait pas tellement lui-même, puis il esquissa un geste vers les bougies toujours posées à terre.

— Viens là devant. Ce n'est pas compliqué, il suffit de rester concentrés et souffler dessus. Willow m'a dit que ça marcherait même sans, mais que l'esprit a besoin d'un minimum de décorum pour y croire plus. Il faut le faire ensemble, et en même temps, tu es prête ?

— Éteindre la flamme… bien sûr, marmonna-t-elle sans joie.

Il pressa sa main et ils soufflèrent. Pendant un temps qui fut difficile à évaluer, ils restèrent à regarder fixement la volute de fine fumée s'élever, et dissiper dans les airs leurs sentiments tragiques et exaspérés.

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Finalement, Dawn s'ébroua et se remit debout. D'un geste machinal, elle reprit sa jupe claire posée sur le rebord de l'une des bergères pour se glisser dedans. Elle tira sur les faux plis puis repassa sa veste. Pleine d'embarras, le cœur et la tête aussi flasques que des baudruches subitement vidées de l'air qui les remplissait depuis des mois, elle rechaussa ses escarpins avant de lever enfin les yeux sur lui, habitée par un sentiment diffus de honte. Peut-être justement ce qu'elle aurait dû ressentir normalement, au petit matin de sa folle escapade au bord de mer.

— Voilà, je suis prête à rentrer, dit-elle en déglutissant avec peine. Est-ce que je peux te demander de me déposer discrètement devant un supermarché près de chez moi ?

Sans oser un regard en arrière, elle quitta un peu précipitamment la pièce, avec l'impression qu'elle avait fait quelque chose de mal ou, en tous cas, de peu reluisant.

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Resté seul, Spike cassa la nuque pour demander au plafond pourquoi « faire ce qu'il fallait » lui valait si peu de sérénité. Pourquoi ce gouffre béant et aucune plénitude rassérénée... alors qu'ils étaient sauvés ?

Il ramassa les épaisses bougies à peine fondues pour les reposer sur le chandelier de la commode. Suspendant un instant son geste, il croisa son regard dans la surface réfléchissante opalescente où il parvenait vaguement à distinguer les contours de son visage impénétrable. La ligne de ses mâchoires battait légèrement parce qu'il grinçait les dents.

Étrange comme il se sentait à nouveau lui-même maintenant. En chair et en os, Spike était de retour, avec son air nonchalant proclamant crânement qu'il allait mieux que jamais.

Du placard, il ressortit ses habits de toujours. D'un geste décidé, il se dépouilla du pull bleu layette qu'elle aimait pour remettre du noir, plus à l'unisson de son humeur. Pareil à l'extérieur, pareil à l'intérieur. La décrispation des muscles jusqu'alors tendus lui laissait des fourmis dans les membres. S'il laissait faire, il se sentirait vite rincé et essoré par une grande vague de lassitude.

Avide de trouver le sommeil et l'oubli plus vite, il prit une bouteille dans l'armoire à liqueurs. Estimant au jugé combien il y restait d'alcool en l'agitant face à une source lumineuse, il s'octroya trois grandes goulées qui lui brûlèrent le larynx. Par réflexe, ses mains cherchèrent ensuite ses cigarettes dans ses poches. Il tomba sur les menthols qu'il s'était mis à fumer… et en contemplant le paquet d'un air songeur, il l'écrasa négligemment dans son poing avant de le jeter dans une corbeille avec un tir lobé parfait.

Quel besoin avait-il encore d'une haleine qui ne puait pas le vieux cendrier ? Les anciennes cigarettes iraient très bien. En plus, elles étaient moins chères.

Le miroir en plastique attrapa son attention, exposant les reflets de lumière sur ses cheveux blancs ébouriffés qu'il tenta de raplatir avec une grimace. Guère satisfait du résultat, il haussa une épaule, renfila son manteau de cuir trop grand d'un mouvement bravache, avant de regagner la salle de pilotage à grands pas.

Juste comme au bon vieux temps.

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Comme prévu par leur programme économe qui sauvegardait les ressources du vaisseau, les sources lumineuses s'éteignirent alors une par une quand elles ne détectèrent plus de mouvement.

Au bout de quelques secondes, au milieu de l'assourdissant silence, une mèche de l'une des trois bougies se remit à fumer seule. Timide, la petite pointe ronde d'une flammèche brune et or vacilla un instant. Minuscule et écrasée par le poids de l'obscurité, elle dansa pour s'y frayer un chemin. Elle dardait de son mieux dans les ténèbres, luttant à toute force pour défier le sort contraire quelques secondes de plus.

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Devant sa porte indigo, Dawn avait son sac à main qui glissait, une anse de cabas passée à un bras, une baguette de pain français sous l'autre et elle bataillait avec son nouveau trousseau de clés. Ce dernier lui glissa des mains en tombant sur le perron avec un bruit de ferraille. Elle pesta, les ramassa et recommença, calant les victuailles sur sa hanche, et dans le mouvement qu'elle fit pour s'appuyer à la poignée, réalisa que c'était déjà ouvert. Elle donna un coup d'épaule pour franchir le seuil et jeta maladroitement les clés sur un petit meuble à chaussures. Elle ajusta sa prise sur le sac de courses avant que son contenu ne finisse étalé par terre.

— Dawn ?

Elle se tourna, les bras positionnés bizarrement et son sac à main en profita pour glisser sur les dalles avec un ploc. Plantés en cercle au milieu du salon clair, une demi-douzaine d'inconnus tout gris, chantonnaient en gardant les yeux fermés. Si elle n'avait pas eu un peu l'habitude, elle aurait trouvé flippant qu'ils les rouvrent tous en même temps, pile au moment où Giles rompait la chaîne que formaient leurs mains.

Il fut près d'elle en deux enjambées et lui toucha le bras avec incrédulité.

— Mais où étais-tu ?

— Au supermarché… dit-elle trottinant pour poser son chargement sur le plan de travail. Andrew est là ?

Elle s'essuya machinalement les mains l'une contre l'autre et puis dégagea un peu d'espace pour sortir ce qu'elle avait acheté.

— Vous avez fait vite… Vous avez vérifié la maison alors ? Vous avez trouvé une entité ? demanda-t-elle le nez dans le réfrigérateur.

— Non pas vraiment. Des traces résiduelles et très ténues d'une activité surnaturelle, mais à peine décelable… répondit l'Observateur en l'observant très suspicieusement.

— Parfait, merci… Où en étais-je ? Ah oui, si tu voulais voir Maya pour discuter avec elle, reste dîner, j'ai acheté plein de trucs exprès… Je vais prévenir le centre de formation et leur dire de faire une exception pour ce soir. Si tu savais parler allemand, je pense qu'ils se montreraient plus coulants… Tu as une minute ? Je vais d'abord finir de caser tout ça au frigo… Andrew ? appela-t-elle.

— Mais Dawn où étais-tu ? insista Giles en la retenant par le bras.

— Au supermarché, répéta-t-elle lentement avec un geste éloquent vers son sac de courses stoïque qui s'avachissait pourtant sur le plan de travail, façon tour de Pise.

— Pendant vingt-quatre heures ?

— Quoi ? Mais non ! Je savais que vous alliez venir mais j'avais encore le temps de faire un saut pour trouver du lemon curd chez un traiteur anglais, je sais que tu aimes ça. Et puis tu sais comment c'est, on pense qu'on y va pour deux babioles et on revient le sac plein… Le centre-ville est bloqué par une manifestation anti Li-Fi… J'ai dû faire un détour mais ça n'a pu prendre plus de quarante minutes. *

Elle finit de sortir les derniers produits du sac et surveilla du coin de l'œil un petit sorcier chenu tout sec qui venait parler à voix basse à l'oreille de Giles. Pas moyen d'entendre ce qu'ils se disaient, et quand ce dernier répondait, c'était par monosyllabes.

Rupert la contemplait avec un air de méfiance dans les prunelles. Même pour lui qui n'avait plus aucun pouvoir magique valable depuis longtemps, il devait être évident qu'elle se portait parfaitement bien, alors qu'elle aurait dû se trouver parfaitement mal…

Il s'appuya d'un bras sur le comptoir, ce qui souligna qu'il semblait avoir abandonné le total tweed pour une allure plus passe partout – à base de jean, chemise en coton claire (sans rayures) et veston, (sans cravate à motifs). Le dieu de la mode avait frappé fort en cette saison… Il ne restait que l'irréductible Angel qui en avait réchappé.

Elle sut à sa moue, qui accentuait plus fort encore le V de ses lèvres fines, et à l'intensité de son regard gris perçant, que Giles n'était pas du tout amusé. La conversation qui allait suivre serait à coup sûr assommante. Il faudrait qu'elle se justifie, elle n'en avait pas la moindre envie. Mais il avait droit tout de même à un minimum de considération car il avait fait tout ça pour essayer de la sauver.

Mais il n'était pas le seul. Deux autres hommes avaient aussi tout tenté pour la garder en vie aujourd'hui.

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(A suivre : Partie 8 - I want the fire back)

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Note

* La technologie Li-Fi (Light Fidelity) se veut un mode de communication sans fil. Le Wifi par la lumière. Elle en est à ses balbutiements théoriques prometteurs. Il s'agit d'utiliser le spectre lumineux visible, à une longueur d'ondes particulière, pour transmettre des informations sur une portée similaire au Bluetooth.

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