BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 7 : En cavale

6830 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/12/2023 19:01

BioShock

Une vie de souffrance : Partie VII

 

« Delta, toi que Ryan a meurtri comme nul autre, réponds à cette question : quel est le prix du paradis ? Quel est le prix pour mettre un terme à ces souffrances ? Un terme à ces péchés ?

La réponse a un nom : Eleanor… »

Dr Sofia Lamb, psychologue


****


J’ai échappé à la prison de Perséphone et au joug d’Augustus Sinclair, mais mon calvaire ne fait que commencer.

Pendant des jours et des jours, les spectacles plasmidiques s’enchaînent à un rythme insoutenable. Si les employés de Perséphone s’acharnaient déjà à me rendre plus fort et plus résistant grâce à l’ADAM et à conditionner mon esprit à mon futur rôle de Protecteur, les blouses blanches qui travaillent pour Frank s’évertuent, quant à elles, à tester autant de plasmides et de fortifiants que nécessaires sur moi. Leur objectif est simple : amuser le public, en profitant de ma prestation pour évaluer les effets de leurs sérums sur mon métabolisme, avant une commercialisation à grande échelle.

Eclaireur, Trou noir, Camouflage organique ou encore Téléportation… Tout y passe, si bien qu’à la fin, je ne tente plus de résister à mes traitements comme je le faisais parfois à Perséphone lorsque les matons détournaient le regard. Les marques de seringue répétées vont jusqu’à creuser ma peau, sous laquelle mes veines gonflées prennent une teinte fluorescente à mesure que les semaines défilent. Par endroit, ma chair, mes articulations et mes muscles se mélangent entre eux. Le tout forme comme une sorte de pâte malléable et flexible, mais tendineuse. Comme si mon corps était dorénavant fait d’argile.

Mon supplice s’étire jusqu’à paraître sans fin. Puis, vient le jour où tout bascule, dans une horreur plus profonde encore. Avant de m’amener dans ma cellule humide située dans les tréfonds de Fontaine Futuristics, mes tortionnaires dévient du trajet habituel et m’offrent un court passage par la salle de pacification. C’est une sorte de chambre à gaz diffusant des enzymes chimiques paralysants, destinés à briser toute volonté de rébellion. Me rebeller, c’est pourtant la dernière chose dont j’ai envie. Avec leur conditionnement mental, je ne sais même plus ce que ça veut dire. Ils me jettent là-dedans comme un déchet et une brume blanchâtre, toxique et miasmatique, se répand dans la salle. Rapidement, je sens que mes poumons me brûlent. Je hurle, je martèle la porte en métal blindé. Et puis je me laisse emporter par ma torpeur. Mes muscles me lâchent, mes jambes se dérobent ; je cesse de résister. Toutefois, je garde vaguement conscience de mon environnement.

Les employés de Frank viennent me chercher une fois le gaz dissipé pour m’amener ailleurs. Avec toute la peine du monde, ils parviennent à soulever mon corps pour l’installer sur un brancard à ma taille. Au-dessus de moi, les lumières au plafond défilent à une vitesse irréelle, laissant des traînés blanches dans leur sillage en s’imprimant sur ma rétine. Autour de moi, des voix lointaines se répondent, des bribes de conversation me parviennent, sans que mon cerveau ne soit en mesure de les analyser. Le brancard s’arrête et le monde retrouve un peu de sa netteté. Je pose mes yeux mi-clos vers une autre table, bardée de liens en cuir, sur laquelle les scientifiques ne tardent pas à me transférer. Je peux sentir leur anxiété.

Un souvenir lointain se rappelle soudainement à moi tandis que les scientifiques m’attachent fermement. Encore un souvenir de mon père. Quand il bossait au zoo de Baltimore, il avait demandé la permission au directeur de me laisser le suivre pendant sa journée de travail. J’étais aux anges, parce que mon père et moi avions peu de choses en commun, si ce n’était l’amour des animaux. En général, il s’occupait des bassins des orques et des cétacés, mais ce jour-là, lui et ses collègues avaient dû prendre en charge un lion qui avait ingurgité un fragment de métal dans son repas. Même si l’enclos des félins ne faisait pas partie de son secteur, mon père avait accepté de régler le problème. Un peu de tranquillisant avait suffi pour immobiliser la bête et le ramener en salle d’opération. Du haut de mes dix ans, la pensée même qu’un lion, une telle force de la nature, puisse se laisser manipuler par une bande d’humains armée d’une simple seringue, me laissait perplexe. Aujourd’hui, je ne peux que compatir avec ce félin.

Si je me souviens bien, l’opération du lion avait duré une heure. Mais si j’en crois ce que disent les voix, la mienne ne devrait prendre que quelques minutes. Trop épuisé pour rester conscient, mon corps finit par sombrer dans un sommeil profond. Les images d’un rêve me bercent, un songe dans lequel ce lion se réveille et s’en va vivre dans une savane foisonnante. Il est de retour parmi les siens, à l’état sauvage. Il aurait toujours dû en être ainsi. L’instant d’un rêve, le lion est libre.    

*

*    *

 

 Les studios du Chant des Sirènes étaient plongés dans le silence absolu en ce dimanche matin. Plus aucun technicien, plus aucune équipe de tournage vaquant à leurs occupations. Même la réceptionniste avait quitté son poste, nous laissant le champ libre pour emprunter le Mermaid Express afin de rallier le plateau “Western” situé dans les méandres des immenses studios. C’était le seul endroit qui m’était venu à l’esprit après notre fuite. Je connaissais les lieux comme ma poche et à cette heure-ci, ils devaient être vides, donc c’était selon moi le plan idéal, en attendant de trouver une idée pour nous extirper de l’emprise de Rapture.  

Quand le petit train du studio nous a déposés devant notre destination, la vue de l’entrée du plateau, surplombée d’un chapeau de cow-boy réalisé à taille surhumaine, a fait émerger en moi les souvenirs.     

Peu après les débuts de ma courte carrière, Tate m’avait proposé un rôle ici. Le temps de quelques semaines, j’étais devenu un vieux chasseur de primes usé et fatigué, qui prenait une jeune fille sous son aile afin de lui faire traverser l’Ouest sauvage. Comme d’habitude, le film avait eu son petit succès à Rapture. Il se murmurait cependant que Ryan l’avait détesté. Mais moi, comment aurais-je pu l’oublier ! C’était la première fois qu’Emily m’accompagnait à la première de l’un de mes films. J’étais tellement heureux, quand je l’avais vue débarquer au gala dans sa magnifique robe échancrée à paillettes, que j’avais failli m’agenouiller devant elle.

Hélas, le passé semblait si loin derrière nous, désormais.

Depuis que j’avais achevé mon dernier contrat d’acteur avec Tate quelques jours auparavant, les choses n’avaient fait que dégringoler et voilà que je me retrouvais sur un plateau de cinéma plongé dans une pénombre angoissante. Seule la lueur des voies du Mermaid Express qui traversait les studios me permettaient de voir où on allait. Plus j’avançais au milieu des câbles, des projecteurs sur pieds et des caméras, plus les décors de la scène au loin se précisaient. Au fur et à mesure que mes yeux s’habituaient au manque de lumière, je pouvais voir les silhouettes des reliefs se découper dans l’obscurité.

Au centre du plateau, la grand-rue d’un véritable village de l’Ouest s’étirait devant moi, recouverte d’une fine couche de poussière et de sable, jalonnée par tous les bâtiments, reproduits à l’identique comme à l’époque des pionniers. Toutefois, je savais que tout ce qui trouvait plus loin, tout ce qui constituait l’horizon, n’était que faux-semblant, que des buttes-témoin et des mesas en carton-pâte parsemés de buissons en mousse. Le tout donnait l’illusion d’un paysage grandiose, s’étendant au-delà du prolongement de la rue principale.

Comme j’étais blessé et épuisé – et même si elle ignorait encore pourquoi – Emily m’a laissé me reposer un instant contre une charrette qui faisait partie du décor. Pendant ce temps, elle est partie à la recherche des interrupteurs. Je lui ai indiqué les leviers du tableau électrique, situés à l’entrée derrière un rideau et elle les a actionnés. Tout à coup, c’est comme si le soleil avait fait surface dans la petite ville, matérialisé par les larges projecteurs accrochés au-dessus de ma tête. Bientôt, tout le plateau s’est retrouvé éclairé comme en plein jour, m’obligeant à placer mes mains en visière.

Emily est revenue vers moi et s’est arrêtée quelques instants, en découvrant l’état pitoyable de mon visage en pleine lumière. Mais elle n’a rien dit. Je suppose que ce qui m’était arrivé la touchait sincèrement, mais si c’était le cas, elle n’en a rien laissé paraître. Comme la parfaite infirmière qu’elle était, elle s’est donc efforcée de me prendre en charge comme n’importe lequel de ses patients. Elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle a placé son épaule sous mon bras et m’a accompagné jusqu’à la loge des artistes, dont la porte se situait pile en face du tableau électrique.

Là-bas, elle a enfin pu trouver l’une des trousses de soins, bien gardée derrière les portes d’une armoire de secours. Elle a disposé tous les instruments sur la table et commencé son œuvre. Ses gestes étaient méthodiques : la gaze sur la main et le bras, la poche de glace sur le front. Pourtant, elle était si douce, attentionnée, bienveillante. Ses petits tapotements sur mes phalanges étaient comme une pluie de poussière de fée. La bandelette qui enserrait mon poing, c’était à peine si je la ressentais. Et la poche de glace – de la glace carbonique qui ne fondait jamais grâce à l’ADAM – me faisait un bien fou.

Pendant qu’elle s’occupait de nettoyer mes plaies, je lui ai tout raconté. Ma rencontre avec Frank, le combat contre le Kraken et mon coup de gueule contre Sullivan. Elle est resté mutique, hochant la tête de temps à autre. Je savais qu’elle m’écoutait, en dépit de la concentration intense dont elle faisait montre, et j’appréciais son silence. Pour une fois depuis quelque temps, quelqu’un s’intéressait à moi pour autre chose que mes muscles, ma carrière ou pour les secrets que je détenais. Avec elle, je pouvais être moi-même.

Quand elle a enfin eu terminé de m’ausculter et de me rafistoler, son visage s’est assombri soudainement. Je crois qu’en réalité, exercer son métier d’infirmière, ça l’avait soignée elle aussi, d’une certaine manière. Mais maintenant que son travail était terminée, elle replongeait dans un état de peur panique et reprenait conscience de sa propre situation. L’ombre de Steinman planait toujours au-dessus de nous, juste à côté de celle de Sullivan et de Ryan lui-même, la plus imposante d’entre elles.

Avant qu’elle ne pose la bouteille d’alcool, je lui ai pris la main tout en douceur. Son corps tout entier a tressailli.

« Emily, tu sais qu’on va s’en sortir, pas vrai ? »

Elle a hoché la tête. Mais sa mine déconfite était criante de vérité : elle était inquiète et n’osait pas me le dire.

« Je sais, m’a-t-elle dit.

— Alors, il faut que tu m’écoutes attentivement. J’ai bien réfléchi et je pense que j’ai une dernière carte à jouer. »

La main tremblante d’Emily s’est posée sur mon épaule.

« Et j’imagine que ton plan implique de risquer ta peau, c’est ça ?

— C’est pour toi que j’ai fait ça, ai-je rappelé en soupirant.

— Je ne veux pas que tu y perdes la vie, Johnny ! » a-t-elle hurlé en lâchant ma main, une larme au coin des yeux.

Elle s’est détournée de moi, le temps de remettre de l’ordre dans la trousse de soins, en remballant tout son matériel avec des gestes brusques.

« Je ne compte pas passer l’arme à gauche, ai-je affirmé en secouant la tête. Pas tant que je ne te saurais pas tirée d’affaire. »

Elle s’est arrêtée. Un silence s’est installé entre nous, seulement troublé par le grésillement des ampoules qui encerclaient le miroir en face de moi.

« Je ne suis pas importante, a-t-elle soupiré, de façon presque inaudible, comme un enfant qui avoue un méfait à contre-cœur.

— Tu l’es ! 

— C’est faux ! » Elle s’est tournée vers moi, les yeux rougis par la tristesse et la rancœur. « Je ne suis rien de plus qu’une idiote qui a commis une terrible erreur. Je n’aurais jamais dû me retrouver ici. J’ai été attirée par Ryan et ses belles promesses et aujourd’hui j’en paie le prix. Regarde-moi ! Je ne sers à rien, je n’aide personne, je suis inutile.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Tout ce que j’ai fait, c’est aider un psychopathe à s’enrichir sur le dos de ses patientes. Et pire encore, voilà que je te fais souffrir en t’emmenant dans ma galère.

— C’est mon histoire, ça, Emily. C’est comme ça que ma vie se déroule depuis que j’ai foulé cette Terre.   

— Alors, tu continueras de te battre ? m’a-t-elle demandé en essuyant sa larme du revers de la main.

— Tout ce que je veux, c’est partir avec toi. Remonter à la surface, loin de cette ville, comme tu me l’as demandé. Et s’il le faut, je me battrai.

— Et après ? m’a-t-elle dit, en serrant le poing.

— Comment ça ?

— Je te connais, Johnny, je ne suis pas folle. Tu es accro au combat. Tu n’es pas le seul dans ce cas-là, je l’ai vu à l’hôpital où je travaillais autrefois. La plupart des gars qui revenaient de la guerre développaient des addictions à l’alcool, aux drogues et...

— Ce n’est pas la guerre qui m’a rendu comme ça, Emily. »

Elle a soutenu mon regard avec intensité. 

« Si ce n’est pas la guerre, c’est ta fille. Et quand ce n’est pas ta fille, c’est moi. Et quand je ne serai plus là, ce sera quelqu’un d’autre.

— Il n’y aura personne d’autre, Emily. Quand on sera là-haut, je te promets de laisser tous mes démons derrière moi. On aura une maison, au bord de l’océan. On aura une vie normale. Et on oubliera tout ça !

— C’est impossible, John. Jamais Rapture ne nous laissera tranquille. »

Je me suis massé les tempes en réalisant à quel point elle avait raison. Sur toute la ligne. La guerre me hantait encore, même si j’avais du mal à l’avouer. La mort d’Esmée me faisait faire des cauchemars plus terribles encore. Et Rapture, elle serait toujours-là, quelque part, dans nos esprits. Néanmoins, je refusais de laisser cette ville nous définir complètement. Nous devions tourner la page, ou, en tout cas, essayer.

— On verra bien, ai-je répondu de manière évasive.

— Et quel est ton plan pour nous sortir de là ? m’a demandé Emily, encore sur la défensive, en croisant les bras.    

— Ava Tate me doit toujours un service. C’est la seule qui peut encore nous sortir de ce pétrin. Elle m’a parlé d’une amie à elle, une certaine Naledi Atkins.

— J’ai déjà vu son nom quelque part, s’est rappelé Emily en se frottant la joue.

— Une ancienne aviatrice, à ce qu’il paraît. Elle a sa propre bathysphère et elle fait des excursions dans l’océan, en partance du musée de la Pointe Prométhée.

— Ah oui ! Et tu crois qu’elle sera disposée à nous amener à destination, au risque de se faire prendre, elle aussi ? m’a-t-elle demandé, en s’appuyant contre la commode qui contenait des tenues de rechange.

— Je l’espère, ai-je répondu, en haussant les épaules. Parce que c’est le seul atout qu’il me reste dans ma manche.

— J’imagine que si c’est notre dernière chance, on doit essayer, alors.

— Si on est d’accord sur le plan, il n’y a pas une seconde à perdre ».

J’ai tendu le bras vers le téléphone posé près sur l’armoire à maquillage et j’ai composé le numéro de Ava Tate en inspirant profondément. Au bout du fil, Ava était déchaînée. Elle s’est mis à me demander où j’étais passé, à me proposer des tas de nouveaux rôles. Bien sûr, je l’ai immédiatement stoppée dans son élan pour lui expliquer dans quelle impasse je m’étais fourré. Lorsque j’ai formulé ma demande, elle s’est tue. J’ai bien cru qu’elle avait raccroché mais elle a fini par reprendre la parole.

Deux minutes plus tard, notre conversation s’est achevée, me laissant un mauvais arrière-goût. J’avais horreur de demander des services. J’ai reposé le téléphone et j’ai fixé Emily dans le miroir, qui a soudainement arrêté de se ronger les ongles.

« Alors ? m’a-t-elle demandée.

— On a un rendez-vous.

— Quand pourra-t-on partir ? m’a demandé Emily, les yeux brillants d’espoir.

— Sur les coups de midi, ai-je annoncé. Atkins se propose de venir nous chercher ici pendant sa pause déjeuner pour nous amener au musée. Ce qui nous fait tout de même deux bonnes heures à attendre.

— On n’est pas obligés de rester ici, tu sais, m’a fait remarquer Emily. Je suis sûre que ça ne la gênera pas si on la devance.

— Tu as raison. Les techniciens vont sûrement se pointer dans le courant de la journée pour faire deux ou trois réglages avant les tournages de demain. Et il vaudrait mieux éviter de croiser qui que ce soit de notre entourage. Au musée, on aura plus de chances de se fondre dans la masse.

— Très bien. Dans ce cas, il va nous falloir des manteaux et des chapeaux si on ne veut pas attirer l’attention une fois là-bas, a noté Emily en claquant des doigts.

— La salle d’habillage est de l’autre côté du plateau, juste en face, lui ai-je indiqué.

— Je vois. Je vais préparer nos affaires, m’a dit Emily, en déposant un baiser sur ma joue, celle qui paraissait le moins enflée.

— Je te rejoins, ai-je promis en lui tapotant doucement la main. J’ai besoin de souffler encore un peu. »

Ce n’était pas totalement la vérité mais Emily s’en est contenté. Elle a disparu du reflet en s’enfonçant dans les ténèbres du couloir. J’ai jeté un œil à mes poings endoloris. Mes plaies s’étaient rouvertes pendant que je serrais le combiné et le sang avait traversé l’une des compresses. En grimaçant, j’ai songé à quel point ce Kraken ne m’avait vraiment pas loupé.

Je me suis appuyé sur les accoudoirs pour me mettre debout et j’ai jeté un œil aux alentours dans la pièce baignée d’une lueur orange qui rappelait l’âtre d’un bon feu de cheminée. La loge dans laquelle je me trouvais, je la connaissais. Avant que je n’adopte le rôle d’un cow-boy solitaire, elle était utilisée régulièrement par un certain Preston E. Dawns, un acteur sur le déclin qui jouait dans une série bidon qui avait malgré tout eu son succès à Rapture. Tout le monde connaissait Preston, c’était le type le plus soupe-au-lait de la ville. Il lui prenait souvent des coups de sang pas possibles qui donnaient à toute l’équipe technique l’envie de se cacher dans les jupons de leur mère. Après sa journée de travail, il avait l’habitude de se rendre au stand de tir de la ville, pour s’entraîner un peu et se défouler.

La série a été annulée et, suite à son renvoi, on lui a interdit de revenir aux studios, afin d’éviter le moindre incident dû à son manque de sang-froid. Ce qui veut dire qu’il avait laissé son arme favorite ici. Et heureusement pour moi, je savais où il la rangeait.

J’ai posé mon regard sur l’affiche en face du miroir. Le poster de sa série, Shérif Thompson fait sa loi. Je me suis approché de lui et j’ai retiré le cadre. Derrière l’affiche, une alcôve rustique dans le mur, suffisamment grande pour contenir ce que je recherchais, un revolver que les locaux s’amusaient à appeler “canon à main”, comme les armes d’antan. L’arme d’un cow-boy.   

J’ai dissimulé l’arme derrière moi, entre mon caleçon et mon pantalon. Je ne souhaitais pas qu’Emily la voit, elle aurait pu se méprendre et se faire un sang d’encre. Je ne comptais pas m’en servir mais si les choses tournaient mal, je voulais être prêt à assurer notre fuite. D’instinct, je savais que les choses pouvaient encore aller de mal en pis. Nous n’étions certainement pas encore sortis d’affaires.

Aussi rapidement que me le permettait mon corps en morceaux, je me suis engagé dans le couloir et j’ai ouvert la porte qui menait devant le plateau. Pas d’Emily. La porte de la loge de l’habilleuse était close.   

« Emily ? » ai-je crié.

Seul l’écho de ma voix m’est revenu. Le plateau, comme lors de notre arrivée, était à nouveau plongé dans un silence pesant.

J’ai enjambé les fils des projecteurs pour me diriger vers la porte en face de moi. J’ai posé ma main sur la poignée, paré à l’ouvrir, lorsque la porte m’a littéralement éclaté au visage. Sans que je comprenne ce qui m’arrivait, je me suis retrouvé la tête contre le projecteur sur pied et me suis rétamé au sol, le souffle coupé. Ma boîte crânienne vibrait encore lorsqu’une voix de stentor a retenti dans le grand studio vide, une voix qui me hantera jusqu’à la fin de mes jours.   

« Hey ! Kowalski ! »

Le ton semblait presque amical, affable, mais avec cet enfoiré, je ne me berçais pas trop d’illusions. J’ai levé la tête pour aviser l’homme affublé d’une veste en laine et d’une casquette qui masquait difficilement l’énorme cicatrice sur son front. Il s’avançait fièrement vers moi, les bras ouverts. Au creux de sa main s’agitait encore la bourrasque du plasmide Stentor Sonic, qu’il avait utilisé pour faire son entrée fracassante. A la simple vue de son sourire narquois, une rage incroyable s’est emparée de moi.

« Ouais, John, a insisté Reggie, l’homme de main de Fontaine. Je savais que tu serais ici, avec la petite brunette qui te sert de vide-couilles. Très sympathique, d’ailleurs, cette coquine. Je suis sûr qu’au lit, elle doit être exquise.

— Où est-elle ? ai-je sifflé entre mes dents.

— Tu as vraiment cru que j’allais gober le bobard que tu m’as sorti hier soir, hein ? a-t-il poursuivi en continuant de s’approcher de moi, avec une assurance qui me donnait la gerbe.

— Qu’est-ce que tu veux Reggie ?

— Je suis là pour faire taire les balances », a-t-il annoncé en relevant son menton, tout en faisant craquer ses phalanges.

Il m’a fallu du temps pour réassembler les pièces du puzzle dans ma tête. C’était pourtant évident : Reggie avait dû me suivre jusqu’au commissariat, il avait dû se cacher dans l’ombre et me traquer jusqu’ici. Il savait forcément que je bossais en sous-marin pour Sullivan. Et je n’avais même pas pensé à vérifier si quelqu’un me suivait. Quel bel idiot je faisais ! J’en avais commis des erreurs par le passé, mais celle-ci allait me coûter la vie. Et tout était ma faute.

« Laisse Emily partir, ai-je grogné. Elle n’a rien à voir dans cette histoire !

— Ça, je ne crois pas, non. C’est toi qui as décidé d’emmener ta petite-amie dans ta galère, pas moi. Et tu sais ce qu’on fait aux taupes, John ? »   

Il s’est tourné vers deux de ses gorilles qui ont rappliqué hors de la loge d’habillage, avec Emily entre leurs bras. Ils l’ont portée jusqu’à Reggie, alors qu’elle se débattait comme un beau diable, et l’ont laissée tomber à terre. Elle tremblait de peur. Je me suis traîné jusqu’à elle, prêt à l’épauler dans ce qui semblait être nos dernier instants ensemble. De toute évidence, maintenant que nous étions cernés de toute part, et vu l’état pitoyable dans lequel le Kraken m’avait laissé, il n’y avait plus grand-chose à faire. Si je sortais mon arme maintenant, je nous condamnais tous les deux. Seul un miracle pouvait nous sauver désormais.

« Moi je sais ce qu’on leur fait. On les sort de leur putain de trou et on les mitraille. »

Il a accompagné sa phrase d’un geste éloquent du pouce sur sa gorge et ses hommes ont dégainé leur Tommy Gun de dessous leurs longs manteaux, avant de les braquer sur nous.

Et alors que tout espoir semblait perdu, le miracle s’est produit.

 

*

*    *

 

A mon réveil dans ma cellule, je suis pris d’un violent vertige. Encore sonné par ce que ces médecins m’ont fait, je tente de rassembler mes esprits. Je pose les yeux sur mes bras, recouverts par une combinaison d’apparence robuste. C’est là que je réalise que ma vision est obstruée, réduite à un cadre ovale. Un casque. Il paraît lourd sur mes épaules, bien plus lourd que le costume dont mes tortionnaires m’affublait lors des shows plasmidiques.

Ma bouche est pâteuse. J’essaye d’humecter mes lèvres, mais je ne les sens plus. Je tente de chuchoter, de parler, de hurler, mais mon cri se réduit à un pauvre grognement lourd et grave. J’agrippe le casque en tremblant et parvient à le retirer. L’air métallique et iodé de ma cellule attaque tout à coup mes narines. Délicatement, je porte mon index à mes lèvres avant de réaliser l’impensable. Ce qui devrait se trouver sous mon nez n’est plus qu’un cratère de peau cicatrisée.

Mes mains s’agrippent à mon crâne rendu chauve par l’exposition à l’ADAM. Mes yeux me brûlent. Le sel de mes larmes embrase mes joues.

Je jette un œil vers la porte de ma cellule. A travers le trou de la porte et les gouttes qui embrouillent mon regard, je ne vois personne mais des hurlements sourds résonnent entre les murs de la prison. Les autres détenus. Des criminels, tout comme moi. Eux aussi, ils savent que bientôt, tout sera fini. Dans très peu de temps, les scientifiques à la solde de Frank achèveront ce qu’ils n’ont pas réussir à faire avec les anciens participants du programme Protecteur. Ils lieront génétiquement un sujet avec une de leurs Petites Sœurs, les petites filles spécialement modifiées pour produire l’ADAM dont ils ont tant besoin, afin qu’il la protège au péril de sa vie, comme si elle était sa propre fille. Cependant, une incertitude me tord l’estomac : qui sera le premier à subir cette expérience ? Serais-je le prochain sur leur liste ?  

Pour ne plus entendre les gémissements qui m’encerclent, je repose mon casque sur mes épaules et le refixe hermétiquement à ma combinaison. Mais les cris persistent. Tout ce que je peux faire, maintenant, c’est attendre. Combien de temps, encore ? Je n’en ai aucune idée. Alors, prostré, seul, j’attends. Et je m’interroge...

Quelle petite fille accepterait encore de me suivre, dans l’état où je me trouve ? Comment pourront-ils bien la manipuler pour qu’elle se prenne d’affection pour le monstre que je suis devenu ? Tout cela me dépasse. J’espère seulement qu’après tout le mal qu’ils se sont donnés pour me briser, une infime partie de ma conscience perdurera, telle une fleur orpheline au milieu d’une couche de neige. Ou bien… peut-être l’ont-ils déjà détruite ? J’ai l’impression que tout se mélange dans ma tête, les souvenirs perdent de leur netteté, l’ADAM et le conditionnement mental me détruisent le cerveau.

Je commence à penser que mon séjour ici est l’expérience la plus éprouvante de toute ma vie. Des dizaines de fois durant mon enfance, mon père m’a puni en me fichant une râclée. Des dizaines de fois, j’ai vu la mort en face durant mon service dans le Pacifique ou à la recherche d’épaves et de trésors cachés. Des dizaines de fois, j’ai combattu à m’en faire saigner les doigts. Des dizaines de fois maintenant, des scientifiques m’ont torturé en m’injectant de l’ADAM à en crever. Mais cette attente insoutenable, cette incertitude, ce long silence glaçant, c’est quelque chose que je n’ai jamais ressenti. Et quand le manque d’ADAM qui me fait trembler entre dans la balance, l’idée d’une mort lente et douloureuse paraît encore douce à côté de ce que je subis.

Mon ultime introspection sur une vie de souffrance est interrompue par le grésillement des haut-parleurs qui me fait soudain relever la tête, comme un animal apeuré terrifié par l’orage. Ce n’est ni une voix ni un cri de ralliement qui s’en échappe, mais bien une chanson pour enfants, aussi douce à l’oreille que meurtrière. Ce n’est pas une comptine, c’est de la propagande. Des petits pas et des chuchotements filtrent par la lucarne de la porte de ma cellule. Je me penche à travers l’ouverture et jette un œil à droite. Je n’aperçois qu’un couloir sans fin de portes blindées scintillant sous l’éclat des néons crasseux. A ma gauche, cependant, la vision est tout autre. Une femme d’âge mûr en robe noire à la mine austère, suivie par des dizaines de petites filles en robes rose ou mauve. Elles pourraient presque passer pour des petites filles ordinaires qui suivent leur gouvernante, si on omet leurs horribles yeux écarquillés et opaques.

Des Petites Sœurs. Pas encore totalement parasitées par la limace de mer qui grandit en elles, mais bien assez pour être dans un état second que le conditionnement mental n’a fait que renforcer. Des pauvres filles démunies qui font elles aussi les frais de la science exercée sans retenue à Rapture.

Elles défilent dans le couloir en suivant leur guide et le refrain d’une chanson rapturienne résonne dans la zone de détention :

 

Nous sommes libres !

Libres d'être !

Libres d'être ce que nous voulons être !

Nous dansons et chantons toute la journée, en dessinant notre propre voie.

Nous pouvons être ce que nous voulons être !

 

La vie semble douce quand maman dit qu'elle te protégera.

Qu'elle te relèvera toujours si tu venais à tomber.

Mais tout le monde sait qu'un genou écorché ne devrait pas vous arrêter.

Qui voudrait être traité comme une poupée ?[1]

 

Mon Dieu ! Cette prison, ces laboratoires, ce ne sont pas des endroits pour des enfants. Ils devraient être auprès de leurs parents ! Je voudrais leur hurler de partir, les supplier de fuir, mais quelque chose m’en empêche. C’est comme cela que l’on a conditionné mon esprit, c’est ainsi que l’on m’a conçu. Assurer leur protection sans rien dire sera bientôt mon unique objectif.

Avec un peu de connaissance en génétique, les matériaux nécessaires et un lavage de cerveau en règle, on peut rendre un homme aussi servile qu’un esclave. Et ça, les têtes d’ampoule de Rapture l’ont bien compris. Alors, je ne peux qu’assister à cette parade grotesque avec effroi, un frisson courant le long de ma nuque.

Dans les autres cellules, j’entends les détenus qui s’agitent. A dire vrai, je ne sais pas ce qu’ils ressentent. De l’appréhension ou de la joie ?

« Très bien, les enfants, crie alors la femme à la tête des Petites sœurs, placez-vous devant la porte du nouveau papa que vous avez choisi ! »

A travers le vasistas, je les vois obéir telles les petites filles bien sages qu’on les a forcées à devenir, aussi rigoureuses que des militaires. Toute cette mascarade me paraît bien distante, presque une vision éthérée, mais quand j’aperçois une petite fille se placer juste devant moi, des papillons se mettent à tortillonner dans mon estomac. J’ai un mouvement soudain de recul face à l’inévitable. Comme une bête sauvage, je me cache à nouveau dans l’ombre jusqu’à ce que mes omoplates s’enfoncent contre le mur. Je suis un bigorneau, qui cherche désespérément à s’accrocher à son rocher pour ne plus jamais le quitter.

Et là, la porte s’ouvre, et ce petit être d’apparence si fragile et pouponné dans sa robe chamarrée entre dans cette espace insipide et lugubre, sonnant la rencontre des absolus opposés. Les mains jointes devant elle, elle s’approche. Elle balaie ma geôle avec des yeux émerveillés, comme si un monde incroyable s’offrait à elle, comme si elle distinguait autre chose qu’une niche, un paradis derrière la crasse. Ce qui est étrange, c’est que j’ignore alors lequel d’entre nous craint l’autre. Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas censé la craindre.

 Cependant, cette peur primale s’efface bien vite face à l’inévitable. Les phéromones qui imprègnent son corps m’apaisent, et le message se répand dans mon esprit, il me dicte que je dois l’aimer comme ma fille. C’est comme si une majestueuse enseigne publicitaire en néon clignotait dans ma tête pour me dire quoi faire. Mais la part de libre-arbitre qui me reste dans mon subconscient, elle, résiste et s’accroche. Je suis toujours capable de penser par moi-même. Pour l’instant, du moins.

Elle se rapproche si lentement que j’ai presque l’impression de rêver. Du coin de l’œil, je vois les billes luminescentes plantées au milieu de son visage qui me fixent. Tout à coup, la petite prend ma main et un sentiment d’euphorie béate s’empare de moi. Mes muscles se détendent, ma respiration se pose. Comme une fleur au printemps, je m’ouvre à elle. Mes tremblements cessent et je finis même par lâcher sa main pour retirer mon casque et relever la tête. Je plonge enfin mon regard dans le sien. La petite ne semble même pas réagir à mon visage défiguré, comme si tout était parfaitement normal.

« Salut, Monsieur P ! dit-elle en secouant sa minuscule main. Je m’appelle… Euh… »

Elle s’arrête, sondant son esprit pour se rappeler son propre prénom. Pendant un instant, moi aussi, je cherche le mien. Et là, je réalise une chose terrible : j’ai tout simplement oublié comment je m’appelle. On m’a tellement forcé à effacer mon identité de ma mémoire que je ne suis même plus sûr de savoir réellement qui je suis. Un simple instrument ? Ou un homme ?

Et puis, comme on se souvient subitement d’un rêve à notre réveil, comme on met le doigt sur une idée effacée, ma vie me revient en mémoire, se matérialisant dans une sorte de flash. A la manière des dominos, les souvenirs s’alignent et se répercutent à nouveau les uns après les autres. Ma fille ! je me souviens enfin de ma fille ! Ses cheveux bouclés lâchés au vent capricieux qui balaie le pont de Brooklyn. Son petit manteau rouge vif. Ses petites bottines ravissantes. Son petit chapeau éclatant. Pendant un instant, je suis avec Esmée, comme si elle ne nous avait jamais quittés.

Hélas, je sais pertinemment que dans mon état, les souvenirs vont et viennent comme la marée. Cela fait des mois que cela a commencé et cela empire de jour en jour, au fur et à mesure que le conditionnement mental s’imprime dans mon esprit pour me priver de mon humanité. Les moments importants de ma vie défilent devant mes yeux, et puis je perds le fil. Et cela recommence, encore et encore. Dans quelques minutes, je l’aurais sûrement oubliée à nouveau. Bientôt, ce sera sûrement ma vie entière qui sera complètement mise à la trappe.

« Je m’appelle Eleanor Lamb », lance-t-elle enfin sur un ton jovial.

Cet enfant… Ce ne peut être que la fille du docteur Lamb ! J’ignorais qu’elle avait une fille ! Comment a-t-elle bien pu tomber dans cet enfer ?

« Tu dois partir d’ici », tenté-je de lui dire, sans grand succès. Ma réplique ressemblait plutôt à la longue plainte lancinante d’une baleine échouée sur une plage tentant d’appeler à l’aide. Je n’étais plus même capable de m’exprimer.

« Non, Papa ! dit Eleanor. Je suis bien, ici. C’est comme un château fort ! »

Elle me comprend ! Comment peut-elle me comprendre ? On dirait presque qu’elle est capable de traduire mon charabia. Et de quoi parle-t-elle ? Quelque chose m’échappe. 

« Je sais qui tu es ! s’exclame-t-elle soudain, après avoir aspiré un grand bol d’air. Je t’ai vu à la télé, chez Tante Gracie ! Tu jouais dans plein de films ! »

Comment arrive-t-elle à me reconnaître dans cet état ?

« C’était… il y a très longtemps, petite », lâché-je dans un râle.

Pas si longtemps que cela, à vrai dire.

Mon regard se perd dans le vague alors qu’une question continue de me tarauder : comment cette histoire – mon histoire – s’est-elle finie, au juste ?

 

Je dois me souvenir. Avant de tout perdre.

 

 

A suivre…

 


[1] La chanson We are free a été écrite spécialement pour le jeu et peut être entendue dans BioShock Infinite Tombeau sous-marin, lorsque le joueur s’approche du bâtiment Little Wonders Educational Facility sur Market Street. Comme d’habitude, ces deux couplets de la chanson ont été traduits par mes soins. 

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