BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 6 : Johnny Topside contre le Kraken

7055 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/12/2023 14:30

BioShock

Une vie de souffrance : Partie VI


« Delta était en grande forme, aujourd’hui ! Les gardes ont tenté de lui administrer une nouvelle dose de je-ne-sais-quoi, et il les a tous envoyés voler ! Les quatre ! Les pauvres n’ont plus un membre intact… Il y a du sang PARTOUT ! Un des types pourrait même ne jamais se réveiller… (Soupir) Ne jamais se réveiller, quelle chance… »

 

Wilson, codétenu du Sujet Delta à Perséphone.


****


En ce samedi soir, la taverne de Bill McDonagh commençait à être noire de monde. J’avais l’impression que tout Rapture était venu assister au spectacle – ou peut-être n’était-ce qu’une impression. Les dockers et les ouvriers se massaient près du bar après une bonne journée de travail, amenant sur leurs vêtements cette odeur si caractéristique de poisson et de transpiration, se bousculant presque pour se payer une ou deux pintes de bière, avant de se mettre à parier avec leur argent durement gagné. Selon eux, l’alcool les rendait plus perspicaces et guidait leur instinct vers le meilleur boxeur.

Bien sûr, les bookmakers de Fontaine étaient là pour recueillir les paris devant leurs ardoises rayées de craie, essayant d’orienter les cotes à leur avantage. Et mon rôle dans leur réussite était primordial. Bon Dieu ! Je n’en revenais toujours pas : même à des centaines de mètres sous la surface, je me trouvais encore dans l’obligation de bosser pour ce satané Frank. Ce qui était sûr, c’était que je ne travaillais pas pour lui par bonté de cœur.

Néanmoins, maintenant que j’avais les informations qu’il me fallait, il était cuit et cela rendait ma participation dans ce combat beaucoup plus supportable. J’étais d’autant plus fier que mettre la main dessus n’avait pas été de tout repos. Une fois le combat terminé, je n’aurais plus qu’à donner les infos à Sullivan et tout serait fini.  

Désormais, mes pensées ne se dirigeaient que vers une seule personne : Emily. Tandis que je resserrais maintenant les bandages autour mes poings en guise de protection, je n’avais que son visage en tête. C’était pour elle que je me battais, pas pour Frank. C’était la raison pour laquelle ce combat, plus que tout autre auparavant, me causait tant de sueurs froides. J’avais beau jouer au dur devant tous ces gens, derrière ma coquille, j’étais terrorisé.

Je me suis mordu la lèvre en serrant la dernière bandelette un peu trop fort sur mon poignet droit, encore douloureux de temps à autre depuis que je l’avais cassé des années auparavant. Au cours de ce rituel de préparation que je connaissais par cœur, je me suis mis à me remémorer mes anciens combats. En dépit des apparences, tout était différent cette fois car je ne me battais plus parce que j’étais en colère, ou parce que la mort de ma fille Esmée me rendait inconsolable, invivable aussi, mais parce que je voulais absolument protéger Emily.

La naissance d’Esmée avait été la source d’un bonheur si intense et sa mort d’une douleur si brutale que tout avait vrillé dans ma tête lorsque cela s’était produit. Sa maladie avait été lente et pernicieuse, mais sa disparition était survenue du jour au lendemain. Elle n’avait que trois ans et, à la fin, c’était comme si elle n’avait jamais existé. Tout ce qu’il restait d’elle, c’était une petite pierre tombale dans un cimetière froid et venteux de la banlieue de New York et ses quelques affaires éparpillées dans une chambre d’enfant dénuée de couleurs.

Il m’avait fallu des années pour me rendre compte que Nelly avait été la plus forte de nous deux face à ce tragique évènement. Grâce une thérapie qu’elle avait eu bien du mal à payer seule, elle avait fini par faire son deuil, à tourner la page. Quant à moi, même après avoir cassé des dizaines de mâchoires, je n’étais toujours pas parvenu à assouvir ma soif de sang, mon addiction me poussant à continuer dans l’espoir d’en finir d’une manière ou d’une autre. En finir avec quoi ? C’était ça, la grande question.

Quelque chose m’a arraché à mes pensées. Dans la taverne qui baignait jusque-là dans un calme tout relatif, des acclamations tonitruantes ont retenti parmi les gars installés au bar. Un type immense à l’air peu commode, s’est présenté triomphalement sur le balcon de la galerie qui surplombait la grande salle, ses larges bras levés si haut au-dessus de l’assemblée qu’il a percuté l’un des plafonniers tandis qu’il dévalait les escaliers. La lampe a vacillé, exacerbant les défauts sur son corps difforme et laid, étirant les ombres sous ses malformations. Ses veines gonflées brillaient d’une lueur bleue étrange. Elles semblaient sur le point d’exploser, prêtes à maculer la foule du mélange de sang et d’ADAM qui coulait dans ses veines.

Avant de récupérer les informations dont j’avais besoin, je m’étais assis au bar pour prendre un petit remontant tout en tendant l’oreille, à l’affût des brèves de comptoirs et autres rumeurs. C’est ainsi que j’en avais appris un peu plus sur mon adversaire et sur ce qui avait poussé Fontaine à me faire remonter sur le ring. Le colosse se faisait appeler le Kraken, la terreur des profondeurs. Un surnom dont il avait hérité depuis qu’il avait broyé la tête d’un type entre ses deux biceps un an auparavant. Si Fontaine tenait tant à me voir l’affronter, c’était parce que ce type avait acquis une sacrée réputation en battant tous ses adversaires non modifiés, ce qui avait fait grimper la cote de sa victoire, au fur et à mesure qu’ils s’étaient succédés, plus forts et plus grands que les précédents. J’en déduisais donc que j’étais l’ultime recours de Fontaine mais aussi sa poule aux œufs d’or : si l’outsider que j’étais remportait le combat face au favori, il gagnait gros en misant sur moi. Eh bien il faut croire que je tombais vraiment à pic !

Une fois arrivé en bas, le colosse s’est mis à scruter la pièce. Avec un large sourire laissant apparaître sa bouche édentée, le Kraken a posé son regard sur moi. J’ai senti un poids énorme au fond de mon estomac. Dans ses yeux noirs comme la nuit, brillait un éclat démoniaque, inquiétant, viscéral. Il voulait voir ma peur mais je n’ai pas flanché. En silence, sans faire montre d’une once d’émotion, j’ai dégluti.

Celui-là, c’est définitivement un gros morceau, ai-je pensé.

D’un pas nonchalant et fier, il s’est approché du premier comptoir qu’il a trouvé et s’est emparé de la seringue d’EVE posée dessus comme si elle avait été laissée là pour lui, sans prêter attention au type assis juste devant lui avec un verre à la main. D’un geste assuré, le boxeur s’est alors enfoncé l’énorme seringue dans le bras avant de laisser son contenu se diffuser dans ses veines surdimensionnées. D’un coup, ses vaisseaux sanguins se sont mis à luire plus fort et il a laissé échapper un cri rauque et bestial, en frappant son torse nu de ses poings. Après avoir repris sa respiration, il a fusillé du regard le pauvre gars assis au bar qui tremblait maintenant comme une feuille, ne sachant pas trop comment réagir. Et puis, pourvu d’un sourire mesquin, le géant a posé son bras musclé sur son épaule.

Un geste qui aurait pu paraître cordial si je n’avais pas assisté à la suite. À peine l’a-t-il effleuré que la chaise du chaland s’est effondrée sur elle-même, provoquant un fou rire incontrôlable parmi la clientèle, pliée en deux devant la tête effarée du pauvre gars tombé à terre. Une fois satisfait, le gorille a saisi le verre trônant sur le comptoir et l’a siroté d’une traite avant de le lancer de toutes ses forces sur une mâchoire de requin accrochée au mur un peu plus loin. Le verre s’est fracassé en mille morceaux, déclenchant un hoquet d’étonnement parmi les personnes qui se tenaient non loin de là et une flopée de rires parmi celles qui se trouvaient assez loin pour ne pas être touchées.

Et en plus, il a le sens du spectacle.          

C’est le moment que Frank a choisi pour me hurler de monter sur le ring. Il a encouragé les spectateurs à m’acclamer tandis qu’ils commençaient déjà à se répartir devant les cordes pour assister au massacre. Je me suis levé de mon tonneau, et j’ai constaté, sans grand étonnement, que leur enthousiasme était au plus haut. Après avoir vu la bête que j’allais devoir affronter, je les comprenais : cela promettait d’être un combat dantesque. La foule s’est écartée pour me laisser accéder aux trois marches qui menaient au ring. Tout à coup, le monstre est apparu devant moi, sous les rugissements du public.

Comme un lion en cage, il s’est mis à faire les cent pas de chaque côté du carré, tout en me fixant dans le blanc des yeux. Avec tous ces gens autour de nous, le bruit et la chaleur devenaient déjà insoutenables. Pourtant, son regard de fou me gardait totalement en alerte ; j’étais comme hypnotisé par ce type. Il était ma porte de sortie, le dernier pion sur l’échiquier. Et l’ADAM qui coulait dans ses veines ne m’empêcherait pas de lui foutre une râclée.  

L’arbitre à la chemise rayée a sauté sur le ring en un éclair et s’est interposé entre nous deux, brisant pendant un instant le contact visuel qui nous reliait, avant de nous rappeler le règlement en hurlant :

« Il n’y a pas de règles, un seul round, le premier qui met l’autre K.O. a gagné. »

Cela avait au moins le mérite d’être clair : ce n’était pas un combat de boxe ordinaire ; ici, c’était chacun pour soi et Dieu pour tous. Mon cœur s’est mis à battre légèrement plus vite, tout juste assez pour que ma cage thoracique me compresse de l’intérieur.  

L’arbitre s’est éclipsé aussi vite qu’il était apparu. Quand le gong a retenti et que le public s’est mis à hurler, mon corps tout entier s’est raidi, prêt à prendre le premier coup. Alors j’ai observé chaque muscle de son corps, pour voir d’où il allait venir. Rien. Le Kraken ne faisait que se dandiner sur place comme une foutue danseuse. Ce salaud attendait que je fasse le premier pas. Il n’allait pas être déçu.

J’ai tenté un crochet du droit et un direct du gauche mais il les a évités. Il était massif, mais rapide ; j’allais devoir l’être plus que lui, sans pour autant me mettre en danger. Ça risquait d’être compliqué, tant sa contre-attaque était redoutable. Il a enchaîné les coups à une vitesse surhumaine. J’ai réussi à échapper aux trois premiers mais le quatrième m’a atteint en plein dans les côtes. Je me suis mordu les joues jusqu’au sang, tentant de garder ma douleur pour moi.

La suite du combat ne se révélait clairement pas en ma faveur. Il a continué à me rouer de coups que je me forçais de parer tant bien que mal. Mes bras me faisaient atrocement mal à force d’être soumis à un tel déchainement de violence. Quand une opportunité se présentait, je décrochais autant de coups que possibles, sans que le Kraken ne feigne vouloir les esquiver. Même lui savait que toute ma force n’avait aucun effet contre lui. Son visage était comme une digue qui ne cédait pas face à un océan déchaîné, son torse et ses abdominaux aussi résistants que du ryanium[1].

Lors d’un uppercut qui a bien failli me faire tomber dans les pommes pour de bon, l’une de mes dents a jailli hors de ma bouche pour atterrir je-ne-sais-où. Je me suis raccroché à la troisième corde, les yeux embrouillés, des acouphènes plein les oreilles et l’impression que mon cerveau allait imploser tant l’entièreté de mon crâne me paraissait tuméfiée.

Au loin, Frank avait les yeux braqués sur moi. La déception dans son regard était immense.

J’ai fini par penser que je ne sortirais pas vivant d’ici jusqu’à ce que je comprenne que ma technique n’était pas la bonne. Pour gagner, ma force avait toujours été amplement suffisante. La plupart des gars que j’avais battus au cours de ma carrière s’étaient bien défendus mais avaient toujours fini par tomber comme des mouches à force d’épuisement et d’acharnement, en essayant d’esquiver et de répliquer face à l’inébranlable force de la nature qui se tenait devant eux. Ce jour-là, j’ai enfin compris ce que cela faisait d’être à leur place. Et je ne peux pas dire que cela m’ait plu.

Pour gagner, j’allais devoir ruser.

Je me suis tourné vers mon adversaire et j’ai soutenu son regard vicieux. Le bruit de mes acouphènes s’est lentement laissé étouffer par les cris des spectateurs. Mes poings tremblants se sont replacés devant mes yeux, en position de garde. Le Kraken et son sourire de maniaque m’ont flanqué froid dans le dos mais je ne comptais pas lui laisser le plaisir de me voir faiblir. J’ai serré mes poings aussi fort que possible, jusqu’à ce que mes ongles pénètrent dans ma peau. D’un coup, les tremblements ont cessé. J’étais prêt.

J’ai commencé ma contre-offensive par des pas chassés en miroir avec lui tout autour du ring en dépit du fait que je peinais à reprendre mon souffle. Je voulais voir comment il comptait aborder la deuxième salve d’attaque et, d’après mes premières impressions, il n’était toujours pas décidé à m’achever. Il voulait faire durer le plaisir, il priait pour que la foule perde son souffle à force de scander son nom.

Je connaissais cette sensation. Dans mon ancienne vie, les combats n’étaient pas simplement un défouloir ou un exutoire, c’était une preuve. La preuve que j’étais vivant, que j’existais encore. Et quand toute une foule en délire clamait votre nom, la preuve devenait irréfutable.

Toute la question devant l’épineux problème qui me faisait face, c’était de savoir comment l’aborder. Devais-je attendre qu’il attaque ? Recommencer notre ballet de poings ? Ou simplement lui foncer dedans et profiter de l’effet de surprise ? Après plusieurs secondes sans aucune réaction de sa part, j’ai opté pour la dernière option. Il était temps de le réveiller un peu.

Je me suis rué sur lui, prêt à le plaquer contre les bords du ring. Son réflexe a été de mettre ses mains devant lui pour m’empêcher de l’atteindre. En une fraction de seconde, mon plan s’est dessiné dans ma tête. J’ai stoppé mon plaquage tout en gardant ma vélocité, esquivé ses poings et brandit les miens jusqu’à les écraser sur ses deux tempes en même temps. Je savais que cela ne le mettrait pas K.O. Il y avait juste de quoi le décontenancer.

Une fois étourdi, il a fait un pas en arrière et ses bras se sont entrouverts, m’octroyant l’occasion de lui envoyer un direct dans son plexus solaire, laissé sans protection. Le colosse s’est contorsionné sous l’effet de la douleur qui résonnait en lui. J’avais trouvé le point faible de son armure. J’ai dévié l’un des coups erratiques qu’il tentait de donner avant de toucher un autre point sensible auquel je n’avais pas pensé : ses jambes. Un violent coup de pied, lancé de toutes mes forces dans le genou droit, a suffi pour le disloquer. Le craquement, et le hurlement qui a suivi, ont fait vibrer toute l’assemblée.

Aussi promptement que possible, ne lui laissant aucun répit, j’ai joint mes deux poings pour n’en former qu’un seul et je me suis acharné contre son visage. Une fois. Deux fois. Trois fois. Chaque coup que je donnais était un pas de plus vers Emily et sa délivrance, notre délivrance.

Il a paré mon dernier coup, dans un ultime sursaut. Avec l’énergie du désespoir, il m’a agrippé la main et l’a serrée jusqu’à ce que mes phalanges se mettent à craquer. J’ai failli m’effondrer devant la souffrance, mais j’ai serré les dents, essayant d’oublier la douleur. Je me suis agrippé à son épaule avec ma main libre et lui ai asséné un coup de genou dans le flanc. L’une de ses côtes s’est brisée comme une allumette. Mais cela ne l’a pas arrêté.

Tout à coup, j’ai senti courir en moi un courant électrique, le même que celui dont avait usé Ava Tate lors de notre rencontre à la Forteresse Folâtre, mais à une puissance décuplée. Derrière le sang qui recouvrait son visage et les bosses qui en émergeaient, j’ai vu ses veines se gonfler et la lumière à l’intérieur s’intensifier. Ce taré voulait me faire griller sur place avec le plasmide Arc électrique.

Il m’a fallu résister, mettant toute ma volonté à l’œuvre pour ne serait-ce que bouger mes muscles et ne pas rester paralysé sur place. Quand j’ai fini par me défaire de son emprise fragile, j’ai enfoncé mon coude dans sa clavicule d’un seul geste et terminé par un crochet du droit imparable, lancé de toutes mes forces, pour mettre un terme au combat. Le Kraken a vacillé pendant une seconde avant de s’étaler au sol, sans connaissance.

J’ai fixé la masse de muscles devant moi, le souffle court. Je n’en revenais pas. Mes yeux se sont détachés du monstre pour parcourir l’armée de visages sidérés qui me faisait face. Des chuchotements avaient remplacé les encouragements. L’arbitre, lui aussi, paraissait hébété mais il s’est résolu à monter sur l’estrade pour vérifier que le Kraken était bien dans les vapes.  

Lorsqu’il m’a déclaré vainqueur après avoir frappé le sol dix fois d’affilée, la foule a éructé d’une joie incommensurable. Ce n’était pas tant ma personne qui les intéressait mais bien plutôt l’exploit que je venais d’accomplir. Personne n’avait jamais battu ce monstre et j’y étais parvenu à mon premier essai. Et même si la plupart d’entre eux avaient perdu leur pari, ils semblaient s’en accommoder. De son côté, Fontaine semblait absolument ravi

Au fond de moi, je savais que ma victoire n’était pas seulement personnelle, c’était tout autant celle d’Emily. Cela dit, j’étais vraiment mal en point. Un goût de sang ignoble emplissait ma bouche et je ressentais des douleurs absolument partout dans mon corps. Néanmoins, j’étais sorti vivant de ce combat et c’est tout ce qui m’importait. Je pouvais sauver Emily maintenant. Il le fallait.

Tiens bon, j’arrive, lui ai-je chuchoté, en espérant qu’elle puisse l’entendre en pensée.

 

La prison aménagée dans la capitainerie du Trésor de Neptune, qui servait de commissariat à Sullivan et ses hommes, tenait plus du casier à crabes que d’une véritable geôle. En tout cas, ce n’était pas un endroit où garder des hommes – et encore moins des femmes. Certes, elle était grise et froide comme une vraie prison. Mais ce qui la différenciait des geôles de la surface, c’était la pestilence des poissons pêchés dans les quais inférieurs qui se répandait par les aérations comme un gaz toxique, nauséabond. L’air chaud et moite était aussi vicié par les haleines fétides des prisonniers, puant l’alcool et le vomi.

Cette atmosphère n’arrangeait pas mon état fiévreux, après le combat que je venais de vivre. Mon maillot constellé de sang et imbibé de sueur me collait au corps, formant comme un filet qui m’étreignait. La main que le Kraken avait broyée me lançait comme pas possible et mon œil ecchymosé nécessitait sans doute de la glace. Mais je n’avais que faire de tout ça : Emily était ma priorité.

Tandis que Sullivan me conduisait vers les bureaux qu’occupaient généralement ses gars lorsqu’ils n’étaient pas en patrouille, je n’ai pas pu m’empêcher de laisser traîner mon regard un peu partout. Dans les couloirs qui s’étendaient entre les cellules pleines à craquer de prisonniers, il y avait des dizaines de caisses qui portaient le sceau de la main noire, empilées les unes sur les autres. De la contrebande. La plupart de celles qui se trouvaient au-dessus étaient entrouvertes. Des brins de paille s’en échappaient comme une frange.

Derrière les barreaux de la cellule située au milieu du carré que formait la salle de détention, les prisonniers se lamentaient, l’air hagard. Ils étaient probablement soûls – ou défoncés à l’ADAM. Néanmoins, sans EVE sous la main, ils n’avaient aucune chance de s’échapper en usant de leurs pouvoirs. Dans une autre, c’était un vrai foutoir depuis qu’une dispute avait éclaté juste avant mon arrivée. Un agent de sécurité était devant la cellule, menaçant d’envoyer un coup de Nuée d’insectes pour régler tout ce bazar.

« Ces types-là, ai-je demandé à Sullivan en les désignant vaguement d’un geste de la main, ce sont tous des contrebandiers ?

— Oui, pour la plupart, m’a répondu le chef de la sécurité, d’un ton las. D’autres ne sont que de vulgaires chrosômes ou des alcolos à qui leur doudou manque beaucoup ». Sa propre remarque lui a arraché un rire fugace. « Mais tant qu’ils sont ici, il ne peut rien arriver aux honnêtes citoyens. »    

Étonnement, il prenait son rôle d’agent de la paix très à cœur. J’en venais presque à croire qu’il se plaisait à s’imaginer comme le seul shérif de cette ville, luttant contre la corruption tel un chevalier blanc au grand cœur. Heureusement, il n’était pas non plus dépourvu de bon sens. En effet, pour éviter tout débordement qui aurait pu découler de la présence d’une femme au milieu de tous ces hommes visiblement perturbés, Sullivan avait eu la présence d’esprit de laisser Emily en salle d’interrogatoire. Il lui avait même installé un matelas.

J’ai donc suivi Sullivan vers un long couloir qui serpentait jusqu’à la salle d’observation, adjacente à la salle d’interrogatoire et qui permettait de scruter les réactions des suspects. Il m’a tenu la porte pour que je rentre et s’apprêtait à entrer à son tour, lorsque des cris affreux se sont fait entendre derrière moi. Visiblement, la bagarre dans la cellule était en train de dégénérer. Sullivan, manifestement agacé, a marmonné qu’il allait sûrement devoir octroyer sa soirée au garde afin de prendre l’affaire en main personnellement. Puis il a fermé la porte derrière lui, me laissant seul dans la salle d’observation à attendre son retour.

Sur le mur de gauche, deux bureaux, sur lesquels étaient entassés pêle-mêle des piles de dossiers et des caisses de contrebande. Face à moi, un troisième bureau, surmonté d’un tableau en liège accroché au mur et agrémenté de photos de chrosômes et d’indices glanés au fil du temps, le tout relié par des fils de pelote bleus. Mais ce qui a retenu mon attention, c’est la vitre sans teint sur la droite. Avec une légère appréhension, je me suis approché et c’est là que j’ai vu Emily. Instantanément, ma gorge s’est nouée et mon cœur s’est emballé. Ma pauvre infirmière semblait en bonne santé, mais son teint pâle et ses cernes d’un noir profond me suggéraient le contraire. Les bras croisés, les épaules voûtées, elle faisait les cent pas dans la salle.

J’ai crié son nom, mais elle n’entendait rien. Sur le coup, je n’ai pas trouvé le bouton qui permettait d’actionner le microphone, alors, j’ai tapé contre l’épaisse vitre qui nous séparait, ravivant temporairement la douleur dans ma main. La vitre s’est mise à trembler et Emily s’est soudain arrêtée pour se rapprocher de moi. Elle ne pouvait me voir, mais il a suffi qu’elle pose sa main sur la vitre et que je fasse de même pour que nos corps se rencontrent sans se toucher. Lorsqu’elle a prononcé mon nom, sa voix m’est parvenue depuis le haut-parleur en traversant tout mon corps.

Sur ces entrefaites, Sullivan est revenu et m’a lancé un drôle de regard, presque envieux, en se pinçant les lèvres. Dans sa main, il tenait une bouteille de whiskey qu’il a ouvert d’un geste assuré et routinier.

« Vous vous servez dans les caisses, Sullivan ? » lui ai-je fait remarquer sur un ton désapprobateur.

Il a haussé les épaules et m’a adressé un sourire entendu.

« Ce n’est que ma rétribution. Et puis, je m’en voudrais de laisser ses jolies bouteilles moisir ici. On peut dire ce que l’on veut de Fontaine mais ce qui est sûr, c’est que sa production est impeccable. »

Alors que j’avais toujours le nez collé à la vitre, à regarder Emily recluse sur son matelas, Sullivan nous a servi deux verres de whiskey de contrebande. D’après ce que j’avais cru voir sur l’étiquette quand le chef de la sécurité avait débarqué, il venait d’Ecosse.

Durant un bref moment, je me suis remémoré le dernier voyage que l’on avait fait là-bas, Nelly et moi, pour notre nuit de noces. Et, tout à coup, la situation dans laquelle je me trouvais m’est apparue encore plus déplorable qu’elle ne l’était déjà. Obligé de combattre pour un homme pour qui je n’avais que du mépris, je me retrouvais dans une capitainerie miteuse pour libérer celle qui comptait le plus au monde à mes yeux à ce moment-là de ma vie.

« En parlant de production, a dit Sullivan d’une voix profonde tandis qu’il rebouchait la bouteille après nous avoir servi à boire, il me semble que tu as une petite histoire à me narrer, n’est-ce pas ?

Je me suis assis et je lui ai tout raconté, dans les moindres détails. Très vite, je lui ai fait une description des hommes que j’avais vus s’entretenir avec Fontaine, alors que je me trouvais au bar, une heure avant le combat. Les hommes de main de Fontaine se préparaient à amasser les paris avant l’arrivée des clients lorsque le grand chauve avait débarqué dans la taverne. À ses côtés, deux hommes. Le premier était un vieux gaillard aux épaules larges et au ventre rebondi tandis que l’autre se trouvait être un dandy à l’allure guindée.

« D’après ce que m’a dit le dandy, ai-je poursuivi après avoir avalé une gorgée de whiskey, il avait assisté à l’une de mes avant-premières, même si pour être franc, je n’avais aucun souvenir de lui. Il m’a dit qu’il s’appelait… Calraca… Oscar Calraca.

— Mmh, oui, je connais ce type-là, m’a dit Sullivan qui notait le nom dans son carnet. Et l’autre gars comment il s’appelait ?

— Si mes souvenirs sont exacts, c’était Buck Raleigh. J’avais déjà aperçu son blase sur la bouteille de bourbon que m’avait servi Fontaine lors de notre petite entrevue à Fontaine Futuristrics, alors j’ai supposé que c’était un industriel ou quelque chose de ce genre. Malheureusement, je n’ai pas eu le temps de le vérifier sur le moment parce que Fontaine est parti discuter en privé dans la brasserie de la taverne, avec ses deux partenaires, en annonçant à toute la salle qu’il ne souhaitait pas être dérangé.

— J’espère que cela ne t’a pas empêché de…

— Ne vous en faites, Sullivan. Je me suis évidemment fait un immense plaisir de m’incruster dans la brasserie. L’endroit était très mal éclairé, plongé dans un bruit de machinerie constant à cause des énormes fûts de bière en cuivre. Mais j’ai réussi à percevoir leur conversation. J’ai d’abord entendu Fontaine dire à Raleigh qu’il allait “régler ça ”.

— Aucune idée de ce que cela peut bien vouloir dire ?

— Raleigh a dit que ça faisait trois mois que la production était stoppée dans son usine à cause de Sofia Lamb et du grabuge qu’elle causait avec ses grèves et tout son cirque. Il lui a dit que sa cargaison de contrebande aurait déjà dû être arrivée depuis le temps, mais Fontaine lui a bien fait comprendre qu’Andrew Ryan le tenait par la peau des couilles depuis qu’il avait intensifié ses contrôles. »

Sullivan a levé la tête, avec un sourire en coin. Visiblement, il semblait assez fier du travail qu’il avait accompli.

« Et Calraca, qu’est-ce qu’il en a pensé de tout ça ? m’a interrogé Sullivan, en plissant les yeux. C’est quoi son intérêt dans toute cette histoire, hein ?

— Calraca ? Oh ! Il avait simplement l’air triste que ses chats ne lui aient toujours pas été livrés.

— Des chats ? À Rapture ? Es-tu sûr d’avoir bien entendu, mon garçon ?

— Absolument sûr, Sullivan. Je le sais parce que Fontaine lui a répondu sèchement qu’il pouvait bien se carrer ses chats où il pensait. Le type lui a alors rétorqué que c’était justement pour que ses chats arrivent à Rapture qu’il le payait aussi cher.

— Bon sang ! s’est exclamé le chef de la sécurité en riant et en hochant la tête. J’en ai vu des choses à la surface mais les richards de Rapture, ce sont des cas, ma parole.

— Si vous le dites… »

Moi aussi, j’en avais vu des choses au cours de ma vie. Et je crois qu’en réalité, mêmes les gens les plus excentriques de Rapture n’avaient rien à envier aux types les plus normaux de la surface. Parce que si j’ai retenu une chose de mon passage là-haut, c’est qu’en général, ce sont d’eux dont il faut se méfier le plus, car ce sont eux qui ont le plus de choses à cacher. Il n’y a rien de pire que des hommes bien sous tous rapports, ils sont toujours enclins à vous décevoir. Mon père, par exemple, pouvait passer pour le type le plus affable du monde quand vous le rencontriez pour la première fois. Et il l’était. Du moins, dans ses bons moments.  

« Bon, et ensuite ? m’a demandé Sullivan, impatient.

— Eh bien Fontaine a fini par acquiescer en leur promettant qu’ils auraient tous les deux ce qu’ils désiraient. Et c’est là qu’il leur a dit, je cite : “Vous recevrez vos cargaisons demain, dans la soirée, aux Pêcheries. Je vais faire en sorte d’accélérer un peu les choses. Mais quand ce sera fait, je veux que vous respectiez aussi votre part, c’est bien compris ?”

— Intéressante, cette petite histoire ! Tu es sûr que c’est tout ce qui a été dit ? Pas d’autres détails ?

— C’est à peu près tout, oui. Après ça, ils ont trinqué à leurs futures affaires en commun et je me suis éclipsé. »

Sullivan a hoché de la tête, l’air satisfait. Il a bien pris soin de noter le lieu et le moment où se tiendrait la livraison. Ce que je me suis bien garder de dire à Sullivan, en revanche, c’était que j’avais croisé Reggie, le bras armé de Fontaine, dans la brasserie, au moment de revenir au bar. Il m’avait demandé ce que je foutais là et j’avais éludé la chose, d’un air impassible, en disant que j’avais obtenu ce que j’étais venu chercher, c’est-à-dire un peu de calme avant le combat. En même temps, ce n’était pas comme si je mentais réellement : j’avais vraiment eu ce que je venais chercher.

Reggie m’avait semblé sur les nerfs. Il m’avait simplement répondu d’aller me préparer sur un ton irrité et je ne m’étais pas fait prier pour ça. En mon for intérieur, j’avais espéré qu’il n’avait pas vu la goutte de sueur qui brillait sur mon front. Mais toutes les catastrophes qui se sont succédé par la suite m’ont bien démontré que j’avais eu tort de croire que je pouvais berner ce type aussi facilement.

« Bien ! » a décrété Sullivan. Il a ajouté un point final à son carnet avant de le ranger dans la poche arrière de son pantalon et de poser son stylo sur la petite table dans le coin de la pièce. « Je pense que je peux te libérer de tes obligations pour l’instant.

— Pour l’instant ? ai-je répété, confus. Qu’est-ce que vous entendez par là ?

— Eh bien, oui ! Tu ne pensais tout de même pas que je te laisserais t’en tirer à si bon compte et aussi facilement, hein ?

— Il doit forcément y avoir un malentendu, là, Sullivan, ai-je protesté en me levant de ma chaise avec virulence. Nous avions un accord, vous vous rappelez ?

— Bien sûr. J’ai dit qu’il y avait une chance pour que je te laisse tranquille une fois que nous aurions toutes les informations nécessaires pour faire tomber Fontaine pour de bon. Or, avec ce que tu m’as apporté aujourd’hui, je ne peux pas t’assurer que la traque de cet escroc soit un succès. Parce que, vois-tu, si les infos que tu nous as données s’avèrent fausses, je serais obligé de te renvoyer à la pêche, mon garçon. Et même si ça me ferait mal au cœur, je le ferais sans hésiter. Crois-moi. »

Tout à coup, quelque chose s’est brisé en moi. Mon innocence. Quand j’ai compris que les rouages dans lesquels j’accordais encore ma foi étaient en train de me broyer, l’espoir de vivre à Rapture s’est dissipé tel un mirage. J’étais venu au commissariat, persuadé de pouvoir faire confiance à Sullivan, qu’il nous accorderait enfin notre liberté, à Emily et moi. Mais je me trompais car en définitive, il n’était rien de plus qu’un escroc comme un autre dans cette ville pourrie jusqu’à la moelle. Cet enfoiré pensait me tenir en laisse comme un petit chiot, il croyait qu’il pouvait me balader ça-et-là à sa guise. Comme il se trompait...

« Espèce de salaud », ai-je chuchoté.

Brusquement, j’ai senti mon pouls s’accélérer tandis que l’étincelle de colère animale qui venait de s’allumer dans mon esprit était sur le point de tout faire exploser. Sullivan s’est mis à pâlir quand il a vu ce qu’il avait déclenché. Doucement, comme un chasseur cherchant désespérément son arme face à un lion, il a porté la main à son revolver. Trop tard.

Je me suis jeté sur lui en serrant les dents. De la main gauche, je l’ai plaqué contre la vitre et de la main droite, je lui ai broyé les phalanges jusqu’à le désarmer. Grâce à un simple coup de pied, j’ai envoyé balader l’arme de l’autre côté de la pièce, le plus loin possible de lui. L’impact de son corps sur le verre avait été si violent qu’une toile de fissures s’était formée sur la vitre sous l’effet du choc. Sullivan a ouvert la bouche, prêt à crier mais j’ai aussitôt plaqué ma main gauche sur son visage, étouffant son cri au berceau, en enfonçant mon coude dans son torse. Un effort bien inutile, étant donné qu’il était désormais le seul agent en poste cette nuit-là.

J’ai brandi mon poing au-dessus de lui. Il a levé de grands yeux, en suivant mon mouvement du regard et, de ma main trémulant de rage, je l’ai assommé sans sommation. Il s’est effondré à mes pieds. Après avoir relâché toute la fureur qui m’habitait, j’ai pris le temps de souffler. Derrière la vitre, un son étouffé a émergé du silence. La voix d’Emily.

« Johnny ! a-t-elle crié. Qu’est-ce qu’il se passe ? 

— J’arrive Emily, ne bouge pas ! lui ai-je ordonné en activant prestement le micro. 

En dépit de l’impact qui fragilisait la vitre, je n’arrivais toujours pas à la briser. Elle était bien trop épaisse. J’ai pensé à utiliser le flingue pour la détruire, mais je ne voulais surtout pas blesser Emily. Alors, je me suis rapidement mis à la recherche de la clef de la salle d’interrogatoire sur le corps inconscient de mon maître-chanteur. Une fois la clef en main, je suis sorti du bureau et me suis précipité vers la salle d’interrogatoire.

Je venais à peine d’ouvrir la porte qu’Emily est tombée dans mes bras.

« Oh Johnny ! J’ai eu si peur pour toi ! »

Je l’ai serrée comme un fou, je l’ai embrassée une bonne dizaine de fois avant de prendre son visage entre mes mains, de la regarder droit dans les yeux. En constatant mon œil gonflé, elle m’a demandé ce qui m’était arrivé.

« Je t’expliquerai plus tard. Il faut qu’on s’en aille, d’accord ? »

Elle a opiné, l’air maussade, une larme au coin des yeux. Je l’ai prise par la main, et je me suis mis à courir, en direction de la sortie. Les détenus enragés nous ont hurlé dessus au passage mais Emily et moi les avons ignorés.

« Où va-t-on ? s’est enquis Emily, essoufflée, en dévalant les escaliers qui descendaient de la capitainerie vers les quais inférieurs de Port-Neptune.

— À la surface. D’une manière ou d’une autre, on va remonter à la surface. C’est tout ce qui importe, maintenant. Tu m’entends, chérie ? »

Elle s’est arrêtée en me retenant par la main. Je me suis tourné vers Emily et l’ai découvert complètement abasourdie par le revirement brutal que j’avais opéré dans ma décision. Elle a plongé son regard dans le mien, ses yeux virides brillant dans la lumière blanchâtre des néons.

« Tu me le promets ? »

J’ai gravi la marche qui nous séparait et je l’ai étreinte entre mes bras, en posant mon menton sur le haut de sa tête.

« Je te le promets, Emily », ai-je répondu sans une once d’hésitation.

J’aurais aimé que ce moment dure une éternité mais hélas, nous n’avions pas de temps à perdre. Alors, nous avons repris notre course. Il allait falloir s’y habituer. Bientôt, Sullivan se réveillerait, seul. Les souvenirs lui reviendraient en mémoire. Et il ne tarderait pas à envoyer ses hommes à nos trousses, où que nous nous trouvions.

Dorénavant, nous étions des fugitifs en cavale. Et une seule erreur pouvait nous priver de notre liberté… ou nous coûter la vie.

  

À suivre…


[1] Selon le livre BioShock Rapture, le ryanium est un alliage inventé par Andrew Ryan et utilisé pour construire Rapture et garantir l’intégrité de sa structure. 

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