BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 5 : Quand les flics entrent en scène

6056 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/12/2023 18:17

BioShock

Une vie de souffrance : Partie V

 

« Il faut nous occuper du cas de Fontaine. Alors que j'achetais des immeubles et que j'investissais dans le poisson, il accaparait le marché des génotypes et des nucléotides. Rapture se transforme sous mes yeux. La Grande Chaîne s'écarte de moi. Il est peut-être temps de tirer dessus... »

 

Andrew Ryan, concepteur de Rapture et président de Ryan Industries


****


En quittant l’appartement d’Emily, je lui ai fait promettre de n’ouvrir à personne sauf à moi. Consciencieusement, elle a pris soin de se barricader à double tour dans son appartement, pour ne pas prendre de risques. Rassuré, j’ai donc pris la route qui menait au siège du journal dans lequel travaillait Stanley Poole, le Rapture Tribune. Je pensais plus facilement pouvoir gérer le stress qu’Emily en emportant avec moi ce journal audio de malheur, mais je n’ai pas pu m’empêcher de regarder derrière moi toutes les trente secondes durant le trajet. Cette impression constante que quelqu’un me suivait me donnait des palpitations. Autour de moi pourtant, il n’y avait que des requins et des baleines qui rasaient les murs des immeubles, et la foule qui m’entourait sans prêter attention à moi. Sous mon trench-coat, l’Accu-vox[1] qui y était dissimulé se balançait contre mon torse au rythme de ma marche. Cet appareil n’était fait que de métal et de bois mais pour Emily et moi, il valait de l’or à cet instant. Je me suis mis à le serrer contre moi.

En arrivant dans le tunnel en verre qui menait aux locaux du Rapture Tribune, j’avoue avoir été quelque peu impressionné par ce gratte-ciel en verre, sobre et élégant, tout en finesse. Il ne s’agissait pourtant que d’un gratte-ciel parmi d’autre mais jusqu’à ce moment, je ne l’avais aperçu que de loin, depuis Market Street. Les lumières qui perçaient à travers les fenêtres des bureaux illuminaient mon chemin comme en plein jour. Cet insecte de Poole était forcément dans son bureau à l’heure qu’il était, sûrement en train de regarder la ville à travers l’une de ces vitres depuis son piédestal. Il valait mieux pour lui qu’il soit en mesure de me rendre service.

Après avoir délaissé sa tasse de café et appelé le reporter, la réceptionniste du journal m’a indiqué, en criant pour couvrir le bruit de la foule massée dans le hall, la direction du bureau de Stanley Poole au septième étage. J’ai emprunté l’ascenseur bondé pour me retrouver dans un hall aux boiseries finement travaillées débouchant vers deux couloirs et un large open-space qui comportait des dizaines de bureau. Dans ces lieux, c’était l’effervescence : les sonneries de téléphone et les conversations s’entremêlaient dans une ambiance presque chaleureuse mais aussi et surtout extrêmement désordonnée. Je suis resté planté-là à observer cette fourmilière jusqu’à ce que le garçon qui amenait le courrier ne me renvoie à la réalité en heurtant mon bras avec son chariot. Il s’est excusé, l’air penaud, avant de commencer sa tournée. Un soudain coup de chaud s’est immiscé en moi lorsque j’ai réalisé que le jeune homme s’était peut-être emparé de l’enregistrement audio. J’ai tapoté mon manteau : il était toujours là.

J’ai poussé un soupir de soulagement, puis j’ai suivi les indications de la réceptionniste et je me suis engagé dans le couloir de gauche enrobé dans une lumière tamisée. Je me suis rué vers la porte du fond et j’ai déboulé sans frapper. Lorsqu’il m’a vu entrer dans son lieu de travail, le journaliste n’a pu s’empêcher d’avoir un léger mouvement de recul presque instinctif, au point d’en faire tomber son café sur la moquette au sol, ce qui n’a pas manqué de me faire sourire.

Il a affecté une voix d’une niaiserie accablante.

« Pierrot L’Enclu… enfin je veux dire Johnny Topside ! Mais que faites-vous donc ici ? »

J’ai pris le temps d’observer l’endroit où Poole passait le plus clair de son temps pendant qu’il récupérait la tasse qu’il venait de faire tomber. Le bureau était un temple à la gloire de son égo : les prix qu’il avait reçus au cours de sa carrière et les photos de lui tapissaient littéralement l’endroit et l’odeur d’eau de Cologne et de cigarette qui embaumait la pièce me donnait la nausée.

« Vous… vous savez, m’a dit Stanley tandis que son timbre de voix souffrait d’un léger chevrotement, je n’ai rien révélé de votre petit secret. Donc si vous êtes là pour ça, je vous assure que…

— Non, Poole, ai-je affirmé en m’asseyant sur la chaise située devant son bureau. Cette fois, j’ai simplement besoin de votre aide. »

Ces mots que j’ai sifflés entre mes dents m’ont fait aussi mal qu’une bouchée de verre pilé, mais c’était un mal nécessaire si je voulais qu’on sorte de ce pétrin en un seul morceau, Emily et moi. La voix de crécelle du journaliste me donnait déjà mal au crâne : tout ce que je désirais, c’était retourner auprès d’Emily le plus vite possible. De toute évidence, une fois le journal audio qui incriminait Steinman livré auprès du journaliste, le problème serait vite réglé. Ou du moins, c’était le plan.

« Alors, m’a dit Poole d’une voix plus ferme, que puis-je pour vous ?

— Ce dont je veux vous entretenir n’a rien à voir avec mon propre cas mais j’y trouve mon compte.

— Pensez-vous que moi aussi, je puisse y trouver mon compte ? a-t-il demandé, animé par son opportunisme habituel.

— Estimez-vous heureux que je me tourne vers vous plutôt qu’un autre de vos confrères.

— Oh.

— J’ai un scoop pour vous. Un très gros scoop, même.

— Oh, a-t-il répété, avec plus d’assurance en se penchant vers moi. Je suis tout ouïe. »

Une joie indéniable se lisait sur ses traits grossiers. Mais Stanley Poole a vite déchanté quand je lui ai fait écouter le journal. Très vite, il s’est mis à blêmir, son visage s’est lentement décomposé et son regard s’est vidé de toute émotion. Lorsque le calvaire sonore s’est enfin arrêté, il a levé les yeux vers moi, l’air troublé.

« Je vois, a-t-il simplement dit, en joignant ses mains sur son bureau. C’est fâcheux, mais que voulez-vous que j’y fasse au juste ?

— Je compte sur vous pour que vous pondiez un article au plus vite sur cette affaire, Poole. Ce gars-là a pratiquement assassiné l’une de ses patientes sur la table d’opération et il est toujours en liberté !

— Hélas, je crois que vous n’imaginez pas les retombées que pourrait avoir une telle accusation dans la presse. A supposer que je fasse ce que vous me demandez, vous devez comprendre que c’est toute l’industrie de la chirurgie qui va sombrer dans les abysses, si vous me permettez l’expression. Sans Steinman, le marché va prendre un sacré coup dans la gueule, c’est moi qui vous le dis.

— L’industrie ? ai-je hurlé. Mais ce type est un psychopathe !

— Croyez-moi, je le sais aussi bien que vous. Il n’a pas fallu attendre que l’ADAM fasse son apparition pour que je me rende compte de sa véritable… nature. Ce type ne m’a jamais inspiré confiance, de toute façon.

— Alors pourquoi vous le couvrez ?

— Parce que ce n’est pas moi qui fais les lois, ici, c’est Ryan !

— Dans ce cas, ce n’est pas sur vous que pèsera la faute, mais sur lui. Mieux que ça : vous serez un héros, mon vieux. Imaginez toutes les vies que vous allez préserver en envoyant ce fumier derrière les barreaux ! Si ça se trouve, Ryan sera même aux premières loges pour vous donner les clefs de cette foutue ville. »

Stanley Poole s’est soudain mis à reconsidérer les choses. Il s’est levé et s’est posté devant sa fenêtre, les épaules relevées. Comme je l’avais deviné, ce sacré chanceux avait en effet une vue exceptionnelle sur la ville. De là où on était, on pouvait même voir Market Street, petite tâche brillante au loin parmi l’armée de gratte-ciel qui se tenait au garde-à-vous sur le récif d’en-face.

Le journaliste a retiré les mains de ses poches pour remonter le col de sa chemise.

« Si on regarde les choses sous cet angle, a-t-il dit d’une voix timide en se frottant le menton du bout des doigts, je dois bien reconnaître que c’est une perspective plutôt alléchante. »

Il s’est retourné vers moi, tout sourire.

« D’accord Johnny ! s’est exclamé le reporter. Marché conclu, dans ce cas ! »

Je me suis levé et lui ai serré la main un peu à contre cœur, avant de prendre la porte. Je suis redescendu au rez-de-chaussée pour quitter cet endroit bien trop agité pour moi. J’avais hâte de revoir Emily, je voulais la rassurer et tout lui raconter. Mais je n’imaginais pas encore ce qui m’attendait à mon retour chez elle.    

 

*

*    *

 

Aujourd’hui voilà que j’en suis réduit à défiler comme une bête de foire, face à une foule en délire, seul sur la scène d’un théâtre morbide. Derrière le rideau de fer, la tension est palpable, car les trois précédents volontaires ont perdu la vie mais leur prestation est restée dans les mémoires des habitants de Rapture.

Les Sujets Alpha, Bêta et Gamma devaient être le fleuron de la science rapturienne mais ils ne sont devenus que l’ombre d’eux-mêmes, des hommes réduits au statut d’animaux pour un business qui ne les concernait même pas, des hommes poussés vers une mort certaine pour faire avancer une science qui se foutait de tout, sauf de l’argent qu’ils pouvaient rapporter. Chacun leur tour, ils avaient perdu l’esprit sous l’influence de l’ADAM qui circulait dans leur sang, mu par un cœur malade et fatigué. Bientôt, je serai comme eux, moi aussi.

Après ma petite évasion trop facilement interrompue, les policiers appelés en renfort à la prison m’ont emmené à Fontaine Futuristics. Bien qu’ils n’aient pas réussi à stopper le soulèvement des détenus, leur plan en ce qui me concerne se poursuit sans trop d’encombres. Le meurtre du pauvre surveillant que j’ai étranglé n’a donc servi à rien, en définitive. Evidemment, je commence sérieusement à regretter mon geste impardonnable mais je n’ai pas le temps de me morfondre. Tout ce qui me vient à l’esprit, c’est ce qui m’attend, c’est ce que les autres Sujets de la série Alpha ont dû subir avant moi ; et grâce à l’ADAM par lequel je partage leurs souvenirs, j’ai malheureusement assisté à leur décadence.

Dorénavant, c’est moi l’investissement de Fontaine Futuristics et c’est à mon tour d’amuser la galerie. Le garde immense qui m’a amené jusqu’à l’entrée de la prison la dernière fois veille au grain. Son regard tranchant me laisse croire qu’il n’a pas apprécié ce que j’ai fait à son collègue, et je peux le comprendre. Il voudrait me tabasser à mort mais il sait que je dois survivre s’il veut garder son poste.

Alors que je me tiens prêt à entrer sur la scène de la Salle de démonstration des Plasmides de Fontaine Futuristics, il s’écarte des démonstrateurs, sortes de machines de foire dédiées aux plasmides qui se trouvent cachés en coulisses. Il s’approche de moi, en congédiant son collègue qui me tenait jusqu’alors enchaîné et défait mes menottes d’un geste rageur. Puis il prend le temps de vérifier mon costume de scène installé par son collègue qui ressemble à s’y méprendre à celui que j’ai porté pour l’un de mes plus grands rôles, celui d’Andrew Ryan dans son scaphandre découvrant le futur emplacement de Rapture – même si je ne suis pas sûr que Ryan n’ait jamais enfilé un scaphandre de sa vie. Aujourd’hui, tout le monde a oublié ce film – les bonnes personnes s’en sont chargées –, mais aucun rapturien n’a pu oublier la figure imposante qui en était la vedette, le scaphandrier sans peur et sans reproche. J’imagine que je dois m’y habituer car bientôt, c’est une version fonctionnelle de ce scaphandrier qui recouvrira mon corps à tout jamais. Ironique, n’est-ce pas ? L’acteur qui jouait autrefois son rôle au cinéma le joue maintenant sur scène et dans très peu de temps, il deviendra littéralement son propre personnage.

« J’espère que tu es fier de toi, sale monstre, dit-il, les dents et le cœur serrés, avant de lâcher un soupir de dédain. Dans peu de temps, tu ne seras plus qu’un toutou juste bon à donner la patte.

— Je n’ai jamais voulu ça, réussis-je à articuler malgré l’excroissance qui a élu domicile sous mes lèvres.

— Arrête de l’ouvrir, ça vaut mieux. Garde de l’énergie pour ton dernier show, tu sais. »

Mon “dernier show”. Après des mois de détention, il faut croire que, où que j’aille, je suis toujours sous les feux de la rampe. Cette seule pensée suffirait presque à voir s’esquisser un semblant de sourire sur mes lèvres craquelées mais plus aucun signe de joie ne pourra se former sur cette oblongue hâve qui me sert de visage. Cette ville m’a essoré jusqu’à la moelle et alors que le rideau s’ouvre sur ma silhouette massive dessinée par le projecteur, je réalise qu’elle n’en a toujours pas fini avec moi. Je place les mains en visière devant mes yeux, et m’avance dans cette lumière éblouissante avec le pas aussi lourd que mon cœur.  

« Bonjour à tous ! » lâche alors une voix nasillarde depuis les haut-parleurs.

Placé face à moi, derrière les grandes baies vitrées du théâtre, le public frénétique réplique par des acclamations surexcitées et des applaudissements extatiques.

« Mon nom est Gilbert Alexandre, je suis le scientifique responsable du développement des plasmides chez Fontaine Futuristics, et je vous souhaite la bienvenue au spectacle plasmidique de Frank Fontaine. Là où nous sommes, le mysticisme n’a pas sa place car en ces lieux, c’est bien la science dans sa forme la plus pure qui prédomine. Vous vous apprêtez à découvrir les étranges pouvoirs octroyés par la nouvelle gamme de plasmides développée par Fontaine Futuristics, ici même, entre ces murs. »

En réponse à cette publicité à peine déguisée, les chuchotements se répandent comme une traînée de poudre, et les onomatopées envahissent tout à coup les gradins. Dans le même temps, mes yeux commencent à s’habituer au projecteur, m’autorisant enfin à prendre conscience de mon environnement. Devant moi, une scène s’étend en s’achevant par un grand cercle surélevé au-dessus d’un mince niveau d’eau, avec un microphone planté en son milieu, tandis que deux autres cercles légèrement plus grands sont disposés à côté de lui. Ils me font redouter ce spectacle. L’immense enseigne Fontaine Futuristics surmonte les vitres donnant sur la scène, qui laissent deviner des visages impatients. Sur les murs de droite et de gauche, des colonnes en verre réfractant une lumière verdâtre se dressent entre des balcons art déco intrigants.

De part et d’autre de la salle, des démonstrateurs se tiennent prêts à être utilisés à plusieurs effets : Télékinésie, Arc électrique ou Incinération. Un seul coup suffirait pour les activer afin de divertir les spectateurs.

« Et maintenant, poursuit Gilbert, accueillons avec panache notre dernier testeur en date, le Sujet Delta ! »

La foule se lève et je m’avance sur scène sous une pluie d’applaudissements, même si je sais que je n’ai pas de quoi être fier car ils ne sont pas là pour moi. Ce sont des clients, rien de plus. Ils ne savent même pas qui je suis en réalité à cause de cet attirail ridicule qu’on m’oblige à porter. Tant mieux pour moi au fond, je préfère que personne ne me voit ainsi au grand jour. Personnellement, je les plains : Fontaine ne fait que les embobiner et ils n’y voient que du feu.

      

Mais peu importe qu’ils croient à l’illusion ou non, le show doit continuer. Et c’est moi qui en suis la star. Comme au bon vieux temps.  

 

*

*    *

 

A mon arrivée dans le complexe d’appartements, tout était calme. Ce n’est qu’en empruntant dans le couloir qui menait à celui d’Emily en sifflotant que j’ai soudain compris que quelque chose de grave était en train de se passer. D’abord, j’ai remarqué la porte de son appartement dégondée. Puis, les cris d’Emily sont parvenus jusqu’à moi et je me suis élancé à l’intérieur, sans même réfléchir une seule seconde. L’entrée était dans un bazar sans nom, m’obligeant à sauter par-dessus les tiroirs au sol pour atteindre le salon.

Quatre hommes étaient là, avec elle. Impossible de dire au premier coup d’œil qui les envoyait, mais la porte pouvait témoigner de leur pugnacité. Tandis que deux d’entre eux l’empêchaient de bouger en la maintenant au sol, les deux autres s’affairaient à fouiller l’appartement de fond en comble. En me voyant, ils ont cessé de bouger et ont levé leurs regards vers moi.

J’ai serré le poing, prêt à me battre jusqu’à la mort s’il le fallait.

« Non, John ! a hurlé Emily. Arrête ! »

Soudain, j’ai senti le canon froid d’une arme posé contre ma nuque, me paralysant sur le champ en me collant des frissons dans tout le corps. Il y avait donc un cinquième homme que je n’avais pas encore vu. Décidément, mon instinct me faisait sacrément défaut, ces temps-ci.

« Je ne ferais pas ça si j’étais toi, mon garçon », a lancé une voix calme et assurée, en armant le chien.

Lentement, j’ai levé les mains en l’air.

« Qui êtes-vous ? ai-je demandé.

— Tout ce que tu dois savoir, c’est que c’est moi qui pose les questions ici », a-t-il affirmé. 

Le contact avec l’arme s’est rompu et celui qui me tenait en joue est entré dans mon champ de vision. Un homme d’âge moyen avec le crâne légèrement dégarni, des cheveux blancs, des sourcils et une moustache noirs comme l’ébène, et un gros grain de beauté sur la pommette gauche, s’est présenté devant moi sans me lâcher du regard.

« Je m’appelle Sullivan, a-t-il annoncé. Je suis la chef de la sécurité, je travaille pour M. Ryan. Et je peux te dire que ta copine est dans un sacré pétrin. »

Ryan n’a pas perdu de temps, ai-je pensé.

De sa main libre, Sullivan s’est emparé d’une Bible posée sur la table basse et l’a agité devant mes yeux.

« Voilà ce qu’on a retrouvé dans le casier de Miss Chavez à l’institut de chirurgie esthétique de son patron. Une Bible de contrebande.

— Ce n’est pas à moi, je le jure ! » s’est défendue Emily avec une profonde tristesse dans la voix, avant de sursauter lorsque Sullivan a abattu la Bible sur la table.

Jamais Emily n’aurait pu faire une chose pareille. Pour commencer, elle n’était pas croyante : après tout ce qu’elle avait vécu, elle m’avait dit que la religion était la dernière chose qui lui importait ; le travail, aider les autres sans rien attendre en retour et sans rien espérer d’autre que de légères rétributions, c’était cela, sa vie. Et puis… Ecouter une radio pirate et se procurer une Bible à Rapture n’était absolument pas la même chose.

Alors, il ne m’a pas fallu longtemps pour remonter à la source de nos problèmes et comprendre qui avait fait le coup : Steinamn avait en effet tout intérêt à la faire accuser d’un crime qu’elle n’avait pas commis et lui faire perdre toute crédibilité pour éviter que les rumeurs qu’elle pourrait propager n’aient le moindre effet sur l’opinion publique.

Néanmoins nous n’avions pas encore abattu toutes nos cartes. J’avais honte de le dire, mais Stanley Poole représentait maintenant notre meilleur espoir de voir Steinman tomber. Malheureusement – pour l’instant du moins – je n’avais aucun moyen de prouver l’innocence d’Emily.

« Emmenez-là dehors ! a ordonné Sullivan à ses hommes quand il a vu qu’Emily ne tenait pas en place.

— Non ! laissez-moi ! a supplié Emily en vain.

— Ne t’en fais, je vais te sortir de là, Emily ! » ai-je promis sur un ton que je voulais le plus rassurant possible alors qu’ils l’emmenaient hors de l’appartement.

Sullivan a pointé à nouveau son flingue vers moi. J’aurais pu me défendre mais ça n’aurait sans doute pas joué en notre faveur, alors j’ai essayé de la jouer aussi calmement que possible, en gardant mes mains bien en évidence et en respirant aussi lentement que possible, sans bouger un doigt de pied.

« Ecoutez Sullivan, j’ai la preuve que Steinman n’est pas aussi innocent que vous le pensez. Demain, la nouvelle se répandra à travers les journaux et vous verrez que j’avais raison.

— Hélas Miss Chavez ne sera peut-être déjà plus de monde demain à cette heure-ci, John. La pendaison est de rigueur à Rapture pour les contrebandiers sur la Place Apollon en ce moment et je crains qu’elle fasse partie du prochain peloton d’exécution. »

J’étais terrifié, j’avais du mal à réfléchir sous la pression que m’infligeait ce flic à la noix et son regard perçant. Les lèvres crispées, les dents serrées, le cœur battant la chamade, j’ai dû rassembler toutes mes forces pour ne pas sombrer sous le coup de la colère et de la peur. Soudain, au milieu de toutes mes mauvaises idées, une idée meilleure que les autres a émergé du brouillard qui nimbait mon esprit. Une monnaie d’échange.

« J’ai un marché à vous proposer, Sullivan.

— Il me tarde d’entendre ta proposition, a fait le chef de la sécurité, l’air railleur.

— Je peux vous obtenir des informations sur Fontaine et sa bande. »

Je pensais l’impressionner, mais la seule réaction arrachée au flic sûr de lui fut un sourcil levé et un rire caustique.

« Eh bien, a-t-il craché, il était temps ! Je commençais à croire que les choses sérieuses ne commenceraient jamais.

— Pardon ?

— Ryan sait depuis quelque temps maintenant que Fontaine t’a proposé de monter sur le ring, mon garçon, c’est justement pour cela que nous sommes là. »

Un tic nerveux a déformé mon visage au moment où j’ai soudain réalisé que ce n’était finalement pas Steinman qui avait volontairement placé la Bible dans son casier mais que c’était peut-être bien Sullivan qui le lui avait demandé. Dans tous les cas, il était clair qu’on ne pouvait assurément rien cacher à Ryan, il avait des yeux et des oreilles partout grâce à ses caméras et j’aurais dû me douter qu’il en savait beaucoup trop sur nous.

« Alors, si j’accepte et que je vous ramène des infos croustillantes sur le cercle privé de Frank Fontaine…

— … il y a une chance pour que ta petite-amie échappe à l’exécution, oui », a confirmé Sullivan.

“Une chance”, qu’il disait. Les dés étaient pipés, mais si c’était le seul moyen de sortir Emily de cette situation, alors j’étais prêt à me battre pour elle sans hésiter. Un dernier round sur le ring pour ce bon vieux Johnny et on pouvait dire adieu à toute cette histoire.

Sullivan a rangé son pistolet dans le holster qui pendait sur sa poitrine, puis il a sorti quelque chose de sa veste et me l’a tendu. C’était un flyer[2] qui représentait un ring et deux combattants avec, au-dessus, le nom du bar, le Fighting McDonagh’s. Il y avait également tous les renseignements sur les combats qui s’y déroulaient, les dates, les jours, les heures. Visiblement, Sullivan n’était pas étranger au fonctionnement des combats et aux paris clandestins. Tout ce qui lui manquait, c’était un espion parmi la meute et il faut croire que j’étais arrivé au bon moment

« Va voir Fontaine à son bureau et dis-lui que tu acceptes sa proposition. Il sera ravi, je crois. »

Hélas, la réciproque n’était pas vraie.

 

Sans perdre de temps, je me suis néanmoins mis en route vers le siège de Fontaine Futuristics, l’entreprise de Frank Fontaine, en empruntant l’Atlantic Express.

Il s’agissait d’un train style Art déco assez ingénieux, une véritable révolution à l’époque de sa mise en service, jusqu’à ce que Anton Kinkaide démocratise la bathysphère. Cela avait envoyé Prentice Mill, l’inventeur de l’Atlantic Express, dans les limbes les plus profondes et les plus absolues de cette cité. Dorénavant, le train ne reliait plus que les plus vieux quartiers de la ville et la décadence et la mauvaise fréquentation des zones qu’il desservait avaient laissé les infrastructures dans un bien piteux état. Les actes de vandalisme sur les trains n’étaient pas rares, et même les ouvriers du Point de Chute, anciennement nommé Jonction de maintenance n°17, l’endroit le plus miteux de Rapture, ne pouvaient rien contre la délinquance qui s’insinuait partout dans ces bidonvilles à cause de la pauvreté qui les accablait.

Pour autant, ce moyen de transport était loin d’être abandonné car c’était pratiquement l’une des seules façons de se rendre à Fontaine Futuristics. Les invités V.I.P avaient bien évidemment le droit à un traitement de faveur, une bathysphère privée qui les amenait au plus près du siège. Pour autant que je sache, je ne faisais pas partie des leurs.

J’ai parcouru la rame du regard. Elle était pleine et pourtant qu’est-ce que je me sentais seul ! Sans Emily à mes côtés, j’avais l’impression d’être nu comme un ver. Il ne restait plus qu’un arrêt avant ma destination et pour la cinquième fois depuis le début du trajet, je me suis rongé les ongles jusqu’au sang. La femme en tailleur à côté de moi m’a lancé un regard noir à cause de ma jambe qui ne tenait pas en place. J’ai immédiatement arrêté, mais le mal était fait.

Bon sang ! Il fallait que je me calme, je ne pouvais pas me permettre de montrer mes faiblesses à Frank. Alors, quand l’immense gratte-ciel affublé du logo de Fontaine Futuristics est apparu dans ma ligne de mire, je me suis préparé à sortir en bombant le torse.

La société de Frank Fontaine possédait une gare exclusive. Il m’a suffi de suivre les employés pour me retrouver dans le long tunnel en verre qui menait jusqu’au hall d’entrée. Ce dernier abritait un petit salon pour les visiteurs, décoré d’une petite fontaine avec un énorme globe doré en son centre. Plus loin, un escalier central menait à une porte sécurisée à barreaux avec une caméra à balayage biologique qui confirmait entre autres le niveau d’autorisation des employés et les jauges de santé mentale.

J’ai passé les portes de bio-scan assez facilement à mon grand étonnement avant de me retrouver devant le bureau de réception. Je me suis présenté et ai demandé un rendez-vous avec Frank Fontaine. La réceptionniste m’a lancé un regard soupçonneux avant de s’exécuter. Quand elle a raccroché, elle s’est mordu la lèvre avant de m’annoncer que monsieur Fontaine m’attendait.

Evidemment, il devait déjà être au courant de ma venue. Après tout, j’avais posé un pied dans sa forteresse. Ah ! il était loin le temps où Fontaine se terrait encore au sous-sol d’une épicerie de quartier pour fomenter ses paris infâmes.

 

Reggie, le bras droit de Fontaine, m’a accueilli dans l’antre de son patron avec un air faussement chaleureux.

A l’examen du bureau de ce magnat de l’industrie, on ne pouvait pas dire qu’il aimait faire les choses à moitié : les murs s’élevaient à plusieurs mètres de hauteur et ils étaient recouverts de tapisseries couleur bordeaux, des boiseries et de tableaux de lui et de sa famille – étrange d’ailleurs de voir qu’il avait une femme et un enfant, je ne les avais jamais vus. Dans l’axe de la porte, au fond de la pièce, se tenait une majestueuse statue d’ours menaçant et rugissant, au pied de laquelle se trouvait Frank, assis devant son bureau en bois bien trop petit à mon goût au milieu de si vastes espaces. Néanmoins, les larges vitres qui donnaient sur l’océan remboursaient largement n'importe quelle faute de goût. Et la grandiose chanson Danny Boy jouée en fond sur un vieux gramophone qui se répercutait entre les murs achevait de donner à l’endroit un souffle quasi-épique, comme une fresque en trois dimensions.

« Salut Johnny, m’a lancé Reggie, le sourire jusqu’aux oreilles en refermant la porte derrière moi après m’avoir laissé le temps d’admirer l’endroit. Tu ne dis pas bonjour ?

— Bonjour Reggie, ai-je simplement répondu, tentant de cacher mon appréhension.

— Tu te souviens de moi ?

— Evidemment. Tu étais aux Suites Mercure, avec ton cher patron.

— Bon sang ! C’est tout ce dont tu te rappelles, mon bon vieux Johnny ?

— Pardon ?

— Mais enfin ! Tu oublies Chinatown, John ! »

Comme il voyait que je ne réagissais pas, il a fini par se brider par les yeux avant d’éclater de rire.

« Oh, Chinatown ! a-t-il ajouté en soupirant d’aise. Quelle belle soirée c’était, pas vrai ? Quel dommage que tu n’aies pas participé aux… festivités. »

J’ai opiné du chef, en écarquillant les yeux. Ce n’était pas exactement une soirée que je tenais à garder en mémoire contrairement à lui mais elle était effectivement inoubliable pour les plus mauvaises raisons.

Frank lui a gentiment demandé de se taire en ponctuant sa parole d’un geste de la main tandis qu’il lisait le journal du jour, les pieds posés sur son bureau. En apercevant la feuille de chou entre ses mains, je n’ai pu m’empêcher de grimacer en repensant à Poole. Ce rat avait intérêt à se dépêcher d’écrire son torchon ou il ne tarderait pas à recevoir une autre visite de ma part.

Visiblement vexé par la remarque de son boss, Reggie a réajusté la casquette plate en laine sur son crâne et s’est éclipsé par la sortie. Fontaine a retiré ses Derby du bureau et a posé son périodique à côté de lui, pour mieux me jauger du regard. Puis il m’a invité à m’asseoir et m’a offert un doigt de whiskey. Désireux de le mettre dans de bonnes conditions, j’ai acquiescé même si l’envie de vomir à l’idée qu’Emily soit derrière les barreaux à ce moment précis se révélait plus forte que je ne l’imaginais.

« Alors, a commencé l’hommes d’affaires avec un sourire en coin sous sa moustache particulièrement bien taillée, j’imagine que tu es là pour retrouver les frissons du bon vieux temps, je me trompe ? »

Appelle-ça encore une fois le bon vieux temps et tu verras si mon poing dans ta tronche te donne des frissons.

« Je ne fais pas ça pour le plaisir, Frank, ai-je maugrée. J’ai besoin d’argent. »

Il a grimacé en avalant sa gorgée d’alcool. Je n’ai pas tardé à l’imiter et le liquide qui s’est mis à couler dans ma gorge, brûlant et doux à la fois, m’a redonné un peu de courage face à l’adversité.

« Bizarre… Il me semblait pourtant que tu avais trouvé du travail, d’après tes propres dires.

— Ça n’a pas fonctionné comme je l’espérais, ai-je menti.

— Oh ! je ne vais pas m’en plaindre, tu sais. C’est un plaisir que mon poulain revienne dans mon écurie. »

Je ne suis vraiment qu’un cheval de courses à tes yeux, pas vrai ?

« Demain, le combat aura lieu à 19 h 30 », a-t-il expliqué en allumant son cigare d’un coup d’allumette.

Ce n’était qu’un détail, mais cela m’a fait sourire car pour quelqu’un qui vendait des plasmides, Frank ne semblait pas pour autant enclin à s’en servir pour son utilisation personnelle, tant il en connaissait les effets secondaires.

« Je veux que tu sois là un peu avant le combat, avant que les paris ne commencent, pour pavaner un peu et pour te préparer bien sûr, a-t-il poursuivi. Mes bookmakers vont faire des merveilles avec toi. Les combats entre les chrosômes et les gens sains d’esprit, ça fait rêver de nos jours.

— Attends un peu, tu veux dire que le gars que je vais devoir combattre sera modifié ?

— Bien sûr ! Mais tu vas le battre haut la main, n’est-ce pas ?

— Eh bien…

— Ce n’était pas une question, champion. »

Vraisemblablement, je n’avais pas mon mot à dire dans tout ça.

« Je serai là, Frank. En avance.

— Je compte bien là-dessus. »        

 

 

A suivre…



[1] Accu-Vox est la marque des journaux audio fabriqués à Rapture par Fontaine Futuristics.

[2] Le flyer en question apparaît dans le mode multijoueur de BioShock 2.

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