Mésentente cordiale

Chapitre 29 : Mésentente cordiale - Ch 29

1648 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2014 15:10

Les discussions se poursuivirent autour d’un bon repas servi par Victoria, abordant d’autres sujets : les de la Vega apprirent donc qu’après Barcelone, Luz était allée s’installer à Mexico un ou deux ans puis elle était venue s’établir en Californie depuis quelque temps. Diego et Alejandro purent également enfin poser l’une des questions qui les taraudait depuis deux jours :

— Pardonnez-moi cette question Señorita mais, comment se fait-il donc que vous ayez parcouru un tel trajet seule pour venir à Los Ángeles, sans personne pour vous accompagner ? demanda Don Alejandro.

— Vous voulez dire sans duègne, je présume ? Sans chaperon ? Je trouve tout simplement que j’ai passé l’âge de devoir être surveillée. Et comme Dieu merci il ne se trouve personne pour m’en imposer–

— Loin de nous cette idée Señorita, mentit Don Diego, toutefois ce que mon père veut dire est qu’il n’est guère prudent de chevaucher seule sur une longue distance. Il peut arriver tant de choses en route…

— Comme une chute de cheval ? dit-elle en souriant, jetant un regard en coin à Felipe. J’admets que c’est un risque et que j’ai eu de la chance dans mon malheur : si j’avais eu un accident au milieu de nulle part plutôt qu’à proximité d’une ville ou d’un village, la situation eût en effet été plus problématique… Mais on ne peut vivre dans la crainte continuelle du hasard, de l’accident ou du malheur en général, ou alors on ne peut plus appeler cela vivre. Quant aux duègnes, aux chaperons ou autres : ce n’est pas mon mode de vie. Je m’en dispense fort bien, merci.

— Sans même parler de cela, enchaina Diego, pourquoi donc faire tout ce trajet à cheval ? Pour plusieurs jours de voyage, pourquoi ne pas plutôt prendre la diligence ?

— Et être tenue aux horaires des autres ? S’entasser en voiture avec des inconnus dont la moitié va se croire obligée de vous faire la conversation dix heures durant sans vous laisser tranquillement à votre lecture ? Qui ne conçoivent pas que l’on puisse désirer un peu de silence et de méditation ?

— Vous n’avez guère le goût de la compagnie ? demanda Don Alejandro.

— J’ai le goût de la compagnie que je choisis, déclara-t-elle en désignant élégamment ses compagnons de tablée comme pour les rassurer. Bien moins de celle que je subis, ajouta-t-elle.

— Un peu comme Diego finalement, dit Don Alejandro parlant de son fils comme si celui-ci n’était pas assis à la même table. Il est souvent assez solitaire, il disparait même des heures entières sans que je puisse savoir où il va se cacher…

— Père, s’il te plait… le gronda Diego assez gêné.

— Oh, non qu’il soit un ours, señorita, dit aussitôt Alejandro qui eut soudain peur de l’opinion que pourrait se faire la jeune femme de son fils. Non, du tout, seulement lui aussi aime parfois un peu de calme pour réfléchir, n’est-ce pas Diego ?

Felipe, qui n’avait rien vu des manœuvres du señor Iturbide, voyait en revanche parfaitement clair dans celles, peu subtiles il est vrai, de son futur grand-père. Et cela l’amusa au plus haut point, surtout lorsque son regard se posa sur Diego lui-même et son air à la fois effrayé, atterré, ennuyé et agacé. Felipe se pinça les lèvres pour ne pas rire tout de bon et se cala dans sa chaise pour observer la scène tout à loisir, comme au spectacle. Quelque part au fond de lui une petite voix lui disait bien qu’il ne devrait pas tant s’amuser aux dépens de son père, que ce n’était ni très charitable de sa part, ni très respectueux de la part d’un bon fils, mais après les deux jours effroyables et angoissants qu’il venait de vivre il avait bien mérité un peu de détente et d’amusement. Aussi étouffa-t-il la petite voix de sa bonne conscience et profita-t-il du spectacle.

— Diego me dit que vous devrez rester à Los Angeles quelques temps encore, dit Alejandro, le temps que votre état vous permette de reprendre la route…

— Il est vrai que malheureusement je ne peux remonter à cheval de suite.

— D’autant moins que même marcher lui cause bien de la peine, dit Diego à son père. Vous ne devriez pas essayer de faire plus de quelques pas, ajouta-t-il directement à son endroit, vous avez bien vu comme vous devez vous appuyer sur la rampe d’escalier ou sur les tables pour avancer ! Si vous rouvrez votre blessure ou si vous faites une rechute, cela causera bien du souci à la señorita Escalante qui a déjà beaucoup de travail avec cette taverne !

Il avait bien vu la reconnaissance dont Luz avait témoigné envers Victoria, il décida donc – avec un peu de mauvaise conscience – de jouer la carte de la culpabilisation pour la décider à ménager ses propres forces ainsi qu’à prendre soin d’elle-même et de sa convalescence.

— Oui, renchérit Don Alejandro, Diego a raison : vous ne pouvez rester à l’auberge dans votre état. Seule… sans aide… et cet escalier pour monter à votre chambre…

Felipe sourit largement en jetant un coup d’œil furtif à Diego avant de revenir à Don Alejandro : il venait de comprendre parfaitement où celui-ci voulait en venir et se dit que le spectacle ne faisait que commencer !

— Tenez… continua Alejandro, mais au fond pourquoi donc ne viendriez-vous pas vous installer dans notre hacienda le temps de votre rétablissement ?

Et voilà nous y sommes ! songea Felipe en jetant un coup d’œil à Diego. Celui-ci avait le souffle coupé et un regard navré teinté d’une pointe d’exaspération. Oh oui, se dit Felipe qui savourait avec une délectable et affectueuse pointe d’ingratitude chaque seconde de l’inconfort de son père, cela vaut sûrement tous les vaudevilles qui soient au monde !

— Oh Don Alejandro, protesta Luz, je ne saurais accepter… Le dérangem–

— Allons allons, répliqua-t-il, pas de cela je vous en prie ! Vous ne dérangerez absolument pas ! Vous aurez votre propre chambre, pas d’escalier, toute la tranquillité et le calme que vous désirez, et les serviteurs pourront vous aider pour les gestes quotidiens rendus difficile par votre blessure… Je vous en prie, acceptez ! Nous vous devons tant, n’est-ce pas Felipe ?

Celui-ci acquiesça pour témoigner sa reconnaissance, un peu gêné toutefois, et pour mieux achever de la convaincre il mima avec ses deux mains un livre qu’on ouvre, puis écartant largement les bras il fit le geste de désigner quelque chose de vaste.

— Oui, il a raison, dit Don Alejandro à Luz. Vous pourrez profiter également de notre bibliothèque, que Diego se fera un plaisir de vous faire découvrir… Il en est le principal pourvoyeur – et utilisateur, je dois dire.

Diego, vaincu, jeta un regard faussement mauvais à son fils que Felipe n’eut aucun mal à traduire : Tu quoque, Brute ! Par soudain esprit de revanche, Diego se prit à bien vite revenir sur son tout récent serment et à imaginer arranger un rendez-vous “inopiné” entre Felipe et Beatriz Iturbide… rien que pour lui apprendre ce que cela faisait de se faire piéger par ceux qu’on aime !

Oui, Felipe avait bien vite trouvé comment appâter la señorita Alacen qui ne put résister à ce dernier argument. Elle accepta, à la grande joie de Don Alejandro et au grand amusement de Felipe. Diego, quant à lui, était plus mitigé ; mais après tout son père avait raison : elle ne pouvait séjourner seule à la taverne dans son état qui nécessiterait plusieurs jours de convalescence, et après son témoignage si rapide et très favorable à Felipe, ils ne pouvaient simplement l’abandonner à son sort et se devaient tous trois de prendre soin d’elle.

Laisser un commentaire ?