Mésentente cordiale

Chapitre 28 : Mésentente cordiale - Ch 28

2820 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:22

Don Alejandro était certes complètement dépassé par la conversation qui se déroulait maintenant à sa table, mais absolument ravi. Victoria, elle, était tout aussi dépassée que lui par les concepts, et même le vocabulaire employé par les deux causeurs, mais assez curieusement elle se sentait bien moins ravie que lui.

Pourtant elle aurait dû se réjouir pour Don Diego ! Ce n’était pas tous les jours que passait à Los Ángeles quelqu’un avec les mêmes centres d’intérêt si… particuliers que lui ! Alors oui, elle aurait dû se réjouir pour son ami que pour une fois il croisât ainsi quelqu’un à sa mesure, avec qui il pouvait converser de ce qui visiblement lui tenait à cœur.

Alors quoi ? Était-ce le… la pointe de… eh bien presque d’admiration qu’il y avait dans la voix et même jusque dans les yeux de cette femme qui éveillait ce discret sentiment d’alarme chez Victoria ? Non, résolut-elle, elle devait plutôt se sentir légèrement agacée de ne rien comprendre de ce que disaient ces deux là, ce qui soulignait assez cruellement son propre manque d’instruction. Dont aucun de ces deux protagonistes n’était en rien responsable, se raisonna-t-elle.

Mais tout de même, les entendre ainsi parler, utiliser des mots qu’elle n’avait jamais entendus mais que pourtant tous deux maniaient avec aisance… pour tout dire c’était assez vexant. Et le fait que Don Alejandro ne paraissait rien entendre lui non plus à tout ce charabia ne la réconfortait que fort peu. C’était comme s’ils parlaient une langue étrangère, propre à eux seuls et que nul autre ici ne connaissait.

Nul autre ? Pas si sûr, remarqua-t-elle. Car Felipe quant à lui, s’il n’entendait pas – au sens premier du terme – cette langue étrange, paraissait la comprendre presque tout autant qu’eux. Il suivait avec intérêt la conversation, y participant même de temps à autres par quelques gestes que Diego traduisait. Principalement des questions.

Victoria vit s’approcher de leur table Gaspar Iturbide, un petit propriétaire terrien des environs. C’était un ranchero de grand mérite, travailleur, parti de peu et arrivé à se faire une place à force d’efforts et d’un sens aigu des affaires, mais qui avait également un peu la folie des grandeurs et se faisait donner du “Don” Gaspar. Le señor Iturbide vint longuement serrer la main de Felipe, après avoir salué comme il se devait Don Alejandro, Don Diego et la dame ou demoiselle inconnue qui partageait leur table.

Diego fut tout d’abord surpris de cette marque d’intérêt d’Iturbide pour Felipe : jamais jusqu’alors il n’avait prêté attention au garçon, le tenant, comme bien d’autres, au mieux pour quantité négligeable, lui accordant à peu près autant d’intérêt et d’égards qu’à un meuble qui se serait trouvé là : utile, fonctionnel, rien de plus. Et voici qu’à présent il lui adressait la parole, en faisant l’effort évident d’articuler clairement, et qu’il lui serrait longuement et chaleureusement la main en l’assurant de son soulagement à savoir sa récente épreuve terminée et de sa confiance en son excellente moralité.

C’était un peu trop, et surtout trop soudain, pour ne pas éveiller le vif étonnement de Felipe lui-même, de Diego bien entendu, mais également de Don Alejandro.

Poliment, Felipe se laissa faire mais lança de discrets coups d’œil interrogatifs en direction de Diego et Alejandro dont la signification était évidente : l’un de vous a-t-il la moindre idée de ce qui lui prend ?

Et soudain la lumière se fit dans l’esprit de Diego : oui, bien sûr ! Il restait à Gaspar Iturbide une fille cadette qui devait maintenant avoir dans les seize ans…

Ce devait être cela, cette chaleureuse et très soudaine affection pour Felipe, songea Diego en serrant les dents. Oui, du jour où il avait annoncé son intention de faire de Felipe son fils, certaines personnes parurent soudain redécouvrir l’existence de ce garçon, et lui accorder une attention dont jamais auparavant ils n’avaient même sûrement songé le gratifier.

Le revers de la médaille, sans doute. Diego en était presque à se demander s’il avait rendu là un réel service à Felipe lorsque celui-ci, la main toujours chaleureusement étreinte par Don Gaspar, lui lança un nouveau coup d’œil plein de questionnement.

Beatriz, articula silencieusement Diego tandis que l’homme regardait toujours Felipe. Si le jeune homme reconnut parfaitement dans le mouvement des lèvres le prénom de la cadette des Iturbide, il ne fit en revanche absolument pas le rapprochement avec l’étrange et soudaine attitude de Don Gaspar et ne saisit pas en quoi c’était censé l’expliquer.

Ah, heureuses innocence et naïveté de la jeunesse ! soupira Diego intérieurement.

Mais le rapprochement entre l’adoption de Felipe par Don Diego de la Vega et le nouveau statut que cela lui confèrerait, d’autres que lui, de toute évidence, avaient en revanche déjà commencé à le faire à sa place !

De son fils, le regard de Diego regard passa à son propre père et au demi-sourire que celui-ci arborait depuis qu’il avait convié la jeune señorita Alacen à leur table…

Mais qu’avaient donc les pères à vouloir à toute force marier leurs enfants ! Ne pouvaient-ils donc les laisser aller à leur rythme, selon leur cœur, et les laisser mener leur vie sentimentale comme ils l’entendaient !

Diego se fit alors la promesse que jamais il ne pousserait Felipe sur cette voie si personnelle et délicate, ne le presserait, qu’il ne se mêlerait pas de vouloir le marier, et que jamais Felipe n’entendrait de sa part les très lourds sous-entendus que Don Alejandro lui adressait depuis des années et des années. Non, pas de ça pour Felipe ! Diego se fit le serment de ne jamais se mêler de la vie amoureuse de son fils, de le laisser aller au rythme qui lui conviendrait. Qu’il choisirait. Sans pression. Et sans ingérence.

La jeune Beatriz Iturbide était certainement une jeune fille très bien – Diego n’aurait su le dire, il n’avait jamais eu aucune raison d’en douter, mais dans le fond il la connaissait si peu ! – mais il ne lui semblait pas que Felipe eût jusqu’ici manifesté le moindre début d’inclination envers elle, ni qu’elle-même eût fait montre du moindre intérêt particulier pour lui. La manœuvre du señor Iturbide apparaissait donc pour le moment aussi hasardeuse qu’une bouteille lancée à la mer, et vide de tout sens encore en plus !

— …et je me réjouis sincèrement pour vous Don Diego, disait-il maintenant, vous devez être infiniment soulagé. Mais bien entendu il était évident que tout s’arrangerait, et je le disais encore hier soir à mon épouse et à Beatriz – ma fille, vous la connaissez, n’est-ce pas ? – eh bien je leur disais encore hier, et elles en étaient d’accord, que nulle personne jouissant de sa pleine raison ne pouvait mettre en doute l’honnêteté et la parfaite moralité de ce charmant jeune homme, bien évidemment !

— Bien évidemment ! fit écho Diego. Mais il le fit d’un ton dégoulinant d’une telle ironie que même la señorita Alacen, pourtant totalement étrangère à ce qui se jouait sous ses yeux et n’ayant absolument pas conscience de la situation sous-jacente, ne put manquer de relever le sarcasme dans la voix de Diego.

Felipe, bien que sensé pouvoir comprendre les mots prononcés rien qu’en les lisant sur les lèvres, n’était pour autant pas supposé saisir les nuances de ton, aussi il fit de son mieux pour rester impassible et ne pas relever le ton résolument sarcastique de Diego.

Don Alejandro, lui, n’aimait guère en général que son fils se montrât discourtois ou impoli, mais au final il garda un silence faisant office d’accord tacite, car la tirade du Señor Iturbide lui avait également tapé sur les nerfs : si Don Gaspar était si persuadé de l’innocence de Felipe dès le départ, que n’était-il venu leur témoigner de son soutien, même simplement moral, au cours des deux jours écoulés avant que la señorita Alacen ne se réveillât et ne le blanchît de tout soupçon !

Victoria quant à elle n’avait pu manquer la scène se jouant à deux pas d’elle et n’en avait pas perdu un seul mot. Elle ne put qu’approuver le léger mouvement d’humeur de Diego et lui lança un regard à la fois complice et compatissant, roulant les yeux au numéro que venait de leur faire Iturbide.

Lorsque celui-ci s’en fut enfin retourné, Luz demanda à Diego et Felipe :

— Un bon ami à vous ?

Felipe la regarda mais ne sut que répondre, encore sous l’effet de l’étonnement.

— Faut croire… répondit prudemment Diego, une pointe d’ironie dans sa voix au ton pour le reste faussement dubitatif.

z~z~z~z~z~z~z

Toujours attablés à la taverne, les quatre convives regardèrent le señor Iturbide regagner sa table sous le porche.

— Bon, fit soudain Luz, où en étions-nous déjà ?

Felipe dessina alors une vague du bout de son index, puis traça une ligne droite imaginaire avant d’utiliser ses deux mains pour simuler une forme évasée.

— Exact, fit Luz, merci. Oui, le comportement ondulatoire de la lumière semble mis en évidence par ce phénomène, je suis d’accord avec vous sur ce point Don Diego, cependant pour si fouillé et rigoureux qu’il soit, pour si élégantes et séduisantes que soient les équations qui y sont exposées, vous devez bien admettre que votre mémoire laisse allègrement de côté tout ce qui semble corroborer l’hypothèse d’une nature tangible de la lumière et–

— Comment ça, laisse allègrement de côté ? demanda Diego, légèrement sur la défensive. Je trouve au contraire que–

— Allons allons, le coupa-t-elle, soyons un peu objectifs : quid du déplacement globalement rectiligne de la lumière ? De la proportionnalité de la luminosité avec la quantité de matière incandescente ? Des différences de température entre récipient clair et récipient foncé ? De–

— Ce n’était pas le sujet de l’expérience ! s’exclama Diego.

— De l’expérience, non, convint-elle. Mais votre mémoire ne prétendait pas s’y limiter : il parlait bien de la nature de la lumière, et l’expérience d’Young semblait vous avoir convaincu. J’avoue moi-même qu’on le serait à moins, mais vous paraissez avoir simplement écarté à votre convenance les observations antérieures qui n’allaient pas dans le sens de l’hypothèse que vous désiriez défendre. Reconnaissez au moins que ce n’est pas l’attitude la plus sérieuse qui soit face à un phénomène qu’on ne parvient à expliquer par sa propre théorie–

— Ce n’est pas ma théorie, corrigea-t-il. Malheureusement… ajouta-t-il avec regret.

— J’entends bien Señor, répondit-elle. Rendons donc à César ce qui appartient à César, et à Young ce qui est à Young. Toujours est-il que votre mémoire, aussi extraordinairement bien écrit et profondément recherché soit-il pour ce qui est des phénomènes ondulatoires, ignore joyeusement Ptolémée, Descartes et Newton. Trouvez-moi une interprétation satisfaisante des phénomènes observés qui se baserait sur le caractère ondulatoire de la lumière et je serai ravie d’être la première à vous féliciter et à vous soutenir dans la publication de vos résultats !

À nouveau Victoria Escalante ne comprenait plus rien à ce qui se disait à cette table, si ce n’était que Diego et cette Luz parlaient le même langage, même s’ils ne semblaient pas tout à fait d’accord en ce moment même. Felipe suivait toujours avec une haute attention ce qui se disait et semblait acquiescer à ce que disait la jeune femme, regardant Diego du coin de l’œil comme pour s’excuser d’être un peu d’accord avec elle. Don Alejandro, lui, voyait son entrain légèrement douché à voir la Señorita Alacen et Diego en menu désaccord, apparemment, sur un point auquel lui n’entendait strictement rien.

— Ce que je veux dire, poursuivait Luz, c’est que ce n’est pas une attitude totalement digne d’un véritable esprit scientifique à la recherche de la vérité sur l’organisation du système du monde, et que c’est étonnant de la part d’un homme capable d’écrire un mémoire aussi sérieusement rigoureux et élégamment tourné, aussi séduisant que j’ai pu trouver le vôtre ! C’est un écrit qui force le respect et je suis juste restée un peu sur ma faim car j’espérais y trouver également une contre-analyse objective des théories antérieures, voilà tout.

Mais cet assaut de compliments ne parut atténuer que peu la piqure de la modeste critique qu’il venait enrober, et Diego fut d’un coup plus renfrogné, au grand amusement de Felipe.

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