Mésentente cordiale

Chapitre 27 : Mésentente cordiale - Ch 27

2474 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 03:39

Tandis que Felipe pianotait discrètement dans le vide pour relaxer ses phalanges, Don Alejandro avait convié la señorita Alacen à s’asseoir à leur table et engagé la conversation, suivi en cela par Diego.

Victoria déposa un verre devant leur invitée. Diego crut noter qu’elle paraissait un peu abattue, le moral en berne malgré la joyeuse nouvelle de la libération de Felipe.

— …n’est-ce pas Diego ? lui demanda son père, le sortant soudain de ses réflexions.

— Mmm… Pardon ? dit-il alors, n’ayant aucune idée de ce que son père venait de lui demander.

— Votre père me vantait les mérites de Los Ángeles, lui répondit la jeune femme.

— Oui, renchérit Don Alejandro, c’est certes un petit pueblo, mais les gens ici sont accueillants et attachants, vous vous en rendrez compte au cours de votre séjour, que j’espère suffisamment long pour que nous ayons le plaisir de profiter de votre compagnie.

— Oh, vous êtes fort aimable Don Alejandro, répondit-elle. Et en effet je n’ai encore rencontré ici que des personnes très accommodantes et charmantes, à l’image de la señorita Escalante et de votre fils.

— Ah oui, lui dit Don Alejandro, Diego a pris grand soin de vous et était très inquiet de votre état, n’est-ce pas Diego ?

— Felipe aussi s’est enquis plusieurs fois de votre état durant sa captivité, précisa Diego. Et le caporal est venu plusieurs fois visiter la señorita.

— Cela me rappelle, Señor, qu’il me reste à le remercier, remarqua-t-elle en portant machinalement la main aux fleurs plantées dans ses cheveux. Vous aurez la bonté de bien vouloir m’indiquer de qui il s’agit s’il venait à entrer dans cette taverne…

— Nous n’y manquerions pas, n’est-ce pas, Père ?

— Euh… oui, bien sûr, répondit Don Alejandro, un peu perdu quant à ce que Sepulveda venait faire dans cette discussion.

Mais même après toutes ces années il lui échappait à quel point son fils s’y entendait à détourner les conversations.

— Et comme je le disais, reprit Diego, Felipe lui-même s’inquiétait pour vous, n’est-ce pas Felipe ?

Mais Felipe avait l’esprit ailleurs, peut-être encore un peu en prison, et n’avait pas suivi un seul mot de ce qui s’était dit.

Don Alejandro lui donna un coup de coude qui le fit sursauter. À présent que Diego avait toute son attention il réitéra sa question, et Felipe acquiesça d’un signe de tête.

Mais Luz ne le regardait pas. Les sourcils légèrement froncés, avec sur le visage un air à mi-chemin entre dubitatif et étonné, elle dit à Diego :

— Mais… mais… je ne comprends pas ! Ne m’aviez-vous pas dit qu’il était sourd ?

Felipe, une fois de plus, ne laissa pas un seul signe trahir qu’il avait entendu sa remarque et comprit ce qu’elle venait de dire, bien qu’il fut un peu blessant de l’entendre ainsi parler de lui comme s’il n’était pas là. Il en avait malheureusement l’habitude, bien que cela lui déplût toujours autant. Mais enfin, se raisonna-t-il comme pour se consoler, c’était pour la bonne cause !

Pendant ce temps, Diego éclaira la lanterne de la señorita :

— Felipe lit parfaitement sur les lèvres, aussi vous pouvez vous adresser à lui tout à fait normalement, pour peu que vous preniez garde à le regarder bien en face.

— Ça alors ! s’exclama-t-elle. Vraiment ?

— Ne me le demandez pas à moi, répondit Diego avec une pointe d’agacement qu’il dissimula, demandez-le à Felipe !

Elle se tourna alors vers le jeune homme et, faisant bien attention à articuler distinctement, elle demanda :

— Vraiment ? Vous comprenez vraiment ce que je dis rien qu’en regardant le mouvement de mes lèvres ?

Il acquiesça.

— Ça alors ! s’exclama-t-elle de nouveau. C’est prodigieux.

Visiblement elle n’en revenait pas. Felipe, de son côté, souriait d’un air plutôt gêné. Mais Luz ne comprit pas bien ce qu’il pouvait y avoir là de si gênant. Au contraire, il y avait de quoi être fier de réussir quelque chose d’aussi difficile !

Cela semblait être aussi l’opinion de Don Alejandro qui renchérit :

— Oui, Felipe est un garçon très doué. C’est un savoir-faire qui n’est pas à la portée du premier venu, et pourtant Felipe comprend absolument tout ce qu’on lui dit, au point de pourvoir suivre n’importe quelle conversation s’il voit les lèvres de tous les interlocuteurs, n’est-ce pas mon garçon ?

Mais le jeune homme parut encore plus gêné par les louanges de son grand-père, car tout en acquiesçant il baissa la tête d’un air presque… penaud ? Et même… honteux ? Étrange, se dit Luz, il n’y avait pourtant aucune honte à développer des capacités au dessus de la moyenne pour contourner et compenser un handicap !

Mais sans doute se méprenait-elle sur la signification de son attitude : peut-être n’était-ce pas de la honte pour son handicap, mais juste de la gêne face aux éloges de son grand-père ? Peut-être ne savait-il pas vraiment comment réagir aux compliments?

De son côté, Diego ne dit rien non plus. Lui aussi regardait ailleurs. Don Alejandro avait tellement l’habitude de cette attitude chez son fils qu’il renonça à la relever, et puisque Diego était devenu aussi muet que Felipe et que ce dernier regardait maintenant ses pieds, le vieil homme prit sur lui de relancer la conversation.

— Mais dites-moi Señorita, qu’est-ce qui vous amène donc dans notre pueblo ?

z~z~z~z~z~z~z

Diego n’était pas bien fier de lui. Il détestait mentir à son père, et il détestait cette comédie qu’il faisait jouer à Felipe depuis toutes ces années – oh, avec son accord bien sûr, et même de sa propre initiative… Et par-dessus tout, il détestait mentir à son père à ce sujet : Don Alejandro serait tellement fou de joie s’il savait que Felipe pouvait entendre ! Lui qui avait pris soin du garçon pendant que Diego était en Espagne, lui qui l’avait guidé sur les dernières années de son enfance et vers l’adolescence méritait plus que quiconque de connaître la vérité au sujet de Felipe, Diego le savait bien.

Pendant ce temps, la conversation se poursuivait entre son père et leur invitée, et Diego sortit de sa rêverie lorsqu’il entendit son prénom se glisser dans la discussion.

— …et justement, il se trouve que Diego a vécu plusieurs années en Espagne, où il a fait ses humanités à l’université de Madrid. Connaissez-vous Madrid, Señorita ?

— J’y ai séjourné deux fois, mais je ne pense pas pouvoir dire que je connais Madrid. En tout cas pas aussi bien que quelqu’un qui y a vécu. Non, moi je suis de Barcelone.

Et l’on sentit dans la manière dont elle prononça cette dernière phrase une fierté, presque une pointe de défi que Diego ne manqua pas de remarquer.

— Es-tu allé à Barcelone, Diego, durant tes années passées en Espagne ? lui demanda Don Alejandro pour le ramener à la conversation et à ses obligations d’hôte gracieux envers leur invitée.

— Hélas non, répondit-il. C’est tout de même à une bonne huitaine de jours de diligence de Madrid. Mais on la dit bouillante et foisonnante d’esprits en tous genres, et d’esprits agités aussi.

— De tous temps les gens en place ont qualifié d’agités les esprits qui pensaient différemment d’eux-mêmes, dit énigmatiquement la señorita. Dois-je comprendre que vous-même préfériez l’esprit de cour qui prévalait certainement à Madrid ?

Aïe, se dit Don Alejandro, si la discussion déviait sur le terrain politique, cela augurait mal de la bonne entente qu’il espérait instaurer avec la nouvelle venue. Pensez-donc : pour rien au monde il n’aurait voulu que quoi que ce fût vînt s’interposer entre Diego et la première jeune femme à laquelle il avait vu son fils offrir spontanément son bras depuis des années !

— À Madrid je me suis surtout préoccupé de mes études, Señorita, lui rétorqua Diego. Demandez d’ailleurs à mon père, il vous confirmera qu’à son grand regret, tous ces à-côtés qui détournent l’esprit de la recherche de la connaissance et de la compréhension ne m’intéressent que fort peu.

Cette réplique parut éveiller l’intérêt ou la curiosité de la jeune femme qui haussa deux sourcils étonnés en examinant Diego. Cela eut aussi le mérite de lui couper l’herbe sous le pied et de la rendre coite, la coupant net dans son élan.

Puis l’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres et elle lui adressa un signe de tête presque imperceptible, comme pour reconnaître le point qu’il marquait là.

— Mon fils est trop modeste, Señorita ; les centres d’intérêt de Diego sont bien plus variés qu’il ne le laisse entendre, poursuivit un Don Alejandro soudain très peu avare d’éloges sur son mollasson de fils, mais ceux qui l’accaparent le plus tournent autour de l’étude de la physique expérimentale et de la philosophie naturelle, et ses connaissances en la matière ne cessent de m’impressionner, n’est-ce pas mon garçon ?

Le “garçon” en question regarda son père d’un air plus que surpris, peu habitué aux louanges paternelles. Puis après s’être demandé l’espace d’un quart de seconde quelle mouche avait donc bien pu piquer l’auteur de ses jours, il vit soudain clair dans son jeu et lui adressa un très discret froncement de sourcil, tandis que du coin de l’œil il vit Felipe tenter de dissimuler un sourire amusé.

Diego, quant à lui, n’était pas amusé du tout.

La señorita Alacen, de son côté, fixait maintenant les yeux dans le vide devant elle, semblant perdue dans d’intenses réflexions, puis elle regarda Diego comme si elle le voyait pour la première fois, la bouche entrouverte.

— Attendez... laissa-t-elle enfin tout doucement échapper. Attendez…

Tous trois la regardèrent – tous quatre, si l’on comptait Victoria qui de loin gardait un œil sur la scène qui se jouait à deux ou trois tables d’elle.

Dans l’esprit de Luz qui moulinait à présent à toute vitesse, les idées s’enchainaient les unes aux autres, et même s’entrelaçaient petit à petit : Señor de la Vega… Don Diego… Madrid… université… sciences physiques… De la Vega… Don Diego… Non ! Pas possible ! Ce serait tout de même une coïncidence extraordinaire si…

— Vous… vous, bégaya-t-elle enfin, vous ne seriez tout de même pas le Diego de la Vega qui a écrit un mémoire sur l’expérience des fentes d’Young et ses théories sur la nature de la lumière ?

Cette fois ce fut à Diego de demeurer sans voix. Comment ? Ici, dans un petit pueblo perdu au beau milieu du désert Californien, dans un des coins les plus reculés de l’Empire, de la Nouvelle-Espagne, à cinq mille milles marin de Madrid, deux-mille cinq cent lieues, plus d’un mois de voyage de l’Espagne, il tombait sur quelqu’un qui avait eu vent de ses travaux passés, d’une publication vieille de plus de six ans !

Laisser un commentaire ?