Mésentente cordiale

Chapitre 26 : Mésentente cordiale - Ch 26

1724 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:50

Appuyée lourdement sur le bras que le señor de la Vega lui avait fort galamment offert pour l’aider à marcher malgré sa blessure à la jambe, Luz vit s’approcher un homme aux cheveux gris, au maintien très digne et vêtu suffisamment élégamment bien qu’assez simplement pour qu’elle reconnût en lui un de ces riches propriétaires terriens de Californie, un caballero sans doute.

L’homme était assez âgé, mais pas encore un vieillard selon ses critères personnels, et s’il avait dû être un peu plus grand par le passé il faisait maintenant peu ou prou la même taille qu’elle-même. Sa chevelure était encore relativement fournie et une fine moustache couronnait sa lèvre supérieure.

— Ah Señorita, c’est un réel soulagement de vous voir bien portante, lui dit-il, un large sourire aux lèvres.

Son regard sembla presque imperceptiblement accrocher son bras droit enroulé autour de celui du señor de la Vega, et son sourire parut gagner ses yeux où quelque chose, une toute petite lumière, scintilla fugacement.

Le señor de la Vega – Don Diego, ainsi que l’avait appelé la tavernière, c’était bien cela ? – se tourna alors vers elle :

— Señorita, permettez que je vous présente mon père, Don Alejandro.

Celui-ci lui prit la main gauche – la seule qu’elle avait libre – et la leva à mi-hauteur, au niveau de sa taille. Luz fit de son mieux pour dissimuler la grimace de douleur que ce geste avait fait naître en tirant, même très faiblement, sur son épaule blessée. L’homme se pencha ensuite sur cette main qu’il baisa délicatement et respectueusement avant de se redresser et de se présenter lui-même :

— Alejandro de la Vega, pour vous servir, madame.

Ne voulant pas être en reste face à ce salut si courtois, si urbain et si impeccable, Luz se dit qu’elle ne pouvait décemment faire l’économie d’une véritable et tout aussi impeccable révérence. Ce qui n’arrangeait guère ses affaires, vu l’état actuel de sa cuisse droite.

Prenant son courage à deux mains et serrant les dents, elle porta discrètement tout le poids de son corps sur sa jambe gauche tandis qu’elle reculait le pied droit et lâchait le bras de Don Diego puis, doucement, précautionneusement, elle fléchit sa jambe d’appui en même temps qu’elle inclina les épaules et la tête le plus gracieusement qu’elle put. Au moins ainsi, tête baissée, elle n’eut pas à dissimuler la grimace de douleur provoquée par la petite tension du muscle de sa jambe droite légèrement fléchie et par le geste que son bras gauche fit pour accompagner sa révérence le plus élégamment possible. Elle se redressa avec autant de difficulté qu’elle s’était baissée et, retenant un soupir de soulagement une fois ce petit exploit accompli, masqua de nouveau sa douleur derrière une façade de la plus parfaite civilité : ce n’était après tout nullement de la faute de son interlocuteur si le haut de sa jambe était lacéré et la brulait présentement comme si l’on y avait appliqué un tisonnier.

— Luz Alacen, se présenta-t-elle à son tour. Très honorée, Don Alejandro.

— L’honneur est pour moi Señorita, répondit-il, ne voulant visiblement pas être en reste dans cet assaut de politesses.

À en croire l’expression de son visage, Don Alejandro avait apparemment été impressionné par sa profonde révérence. Eh bien il y avait de quoi, se dit-elle intérieurement, il pouvait l’être au vu ce qu’il lui en avait couté en efforts, en douleur et en dissimulation !

Oui, il avait paru assez impressionné et ravi, aussi, sans qu’elle se l’expliquât complètement. Puis il avait de nouveau regardé son fils, sans rien ajouter.

Celui-ci parut hésiter à lui offrir à nouveau son bras puis sembla opter pour n’en rien faire, mais il posa très délicatement sa main gauche dans le bas de son dos – oh, à peine, juste le bout de ses doigts ! – et la guida vers une table à deux pas de là, celle d’où était venu son père.

Don Alejandro s’effaça pour la laisser passer et au même moment son fils reprit la parole :

— Et je crois qu’il y a là un jeune homme qui souhaite vivement vous remercier, señorita.

À l’instant où le vieil homme s’écartait elle aperçut derrière lui le jeune homme qu’elle avait croisé le matin-même — non ! se corrigea-t-elle, deux jours plus tôt ! – sur le Camino Real.

D’ailleurs les deux jours écoulés se lisaient dans la courte pilosité qui lui couvrait joues et menton ainsi que dans ces joues un peu creuses et ces ombres sous les yeux, et jusque dans ses vêtements froissés, signe évident qu’il ne s’était pas changé de tout ce temps et avait dormi tout habillé. Il paraissait éprouvé, fatigué, et même plus qu’un peu négligé, mais malgré tout son sourire et son regard le disaient surtout soulagé.

Elle allait précautionneusement faire un léger pas en avant lorsqu’une vive douleur à sa cuisse droite lui rappela que si Don Alejandro de la Vega n’était effectivement en rien responsable de son état actuel, on ne pouvait en dire autant de son petit-fils. Mais tout aussitôt l’idée de ce que le jeune homme avait eu à endurer par la suite, la pensée de l’angoisse et de l’injustice qu’il avait dû ressentir alors et durant les deux longues journées qu’il avait passées au cachot atténuèrent quelque peu sa rancœur et la compassion prit le dessus sur son ressentiment personnel. Et si elle ressentait déjà de la compassion, elle savait qu’elle n’était plus bien loin du pardon.

Lui pour sa part n’en était peut-être pas encore au repentir, mais en tout cas elle crut deviner à son expression qu’il était éperdu de reconnaissance.

— Même si vous vous êtes déjà rencontrés de façon pour le moins informelle, dit don Diego, permettez que je fasse les présentations. Señorita, voici mon fils Felipe. Felipe, je te présente la señorita Alacen, grâce à qui tu as pu être innocenté et libéré.

Il lui avait adressé un signe de la tête tandis que son père parlait et il s’avançait maintenant vers elle, sa main droite tendue pour saisir délicatement la sienne dans la claire intention d’y déposer le très courtois baisemain que son père ou son grand-père n’avaient certainement pas manqué de lui enseigner. À cette simple idée elle pâlit soudain, car ceci voudrait dire qu’en retour elle lui devrait la même révérence qu’elle venait d’adresser à Don Alejandro. Et ça… non. Maintenant, là, tout de suite, pas possible. Pas juste après celle dont elle venait de gratifier son grand-père au prix d’une si vive douleur à la jambe et de trésors de dissimulation pour masquer ladite douleur.

Deux fois en l’espace de quelques secondes, non. Pas envisageable. Alors prenant les devants elle se dressa dignement, raffermit sa prise sur la main du jeune homme et la serra vigoureusement, aussi chaleureusement qu’elle put. Après tout, s’il s’agissait de remerciements d’une part et de pardon accordé d’autre part, une bonne et sincère poignée de main ferait tout aussi bien l’affaire, sinon mieux encore !

Les trois hommes parurent un peu décontenancés par cette salutation plutôt virile, mais Luz n’en eut que faire. Tout, plutôt que d’avoir à réitérer de suite l’exploit d’une révérence. À croire qu’ils ne se rendaient pas compte ! Et puis… était-ce un petit reste de ressentiment bien involontaire qui l’avait conduite à légèrement broyer la main du jeune homme ? Oh, si peu qu’à peine…

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