Mésentente cordiale

Chapitre 25 : Mésentente cordiale - Ch 25

1813 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/10/2014 18:39

Victoria souriait en jetant un coup d’œil vers la table qu’occupaient les de la Vega. Ils fêtaient calmement leurs retrouvailles, l’un ou l’autre des clients de la taverne venant ponctuellement leur témoigner sa joie de savoir Felipe libéré ou même les assurer que bien sûr, ô grand jamais, pas une seule seconde il n’avait cru à sa culpabilité – facile à dire, maintenant que tout cela était fini ! se dit Victoria – et à eux trois ils étaient petit à petit venus à bout du pichet de Rioja.

C’était bientôt l’heure du repas et la taverne était aux trois quarts pleine. Après leur journée de travail et avant de souper, qu’ils aient prévu ou non de le faire à la taverne, de nombreux clients étaient venus se rafraichir et se jeter un petit godet derrière la glotte.

Victoria valsait d’une table à l’autre, un plateau dans une main et une bouteille dans l’autre, lorsqu’elle vit une femme descendre l’escalier intérieur de sa taverne. Si elle ne l’avait elle-même aidée à se coiffer et s’habiller une heure plus tôt, elle aurait presque eût du mal à reconnaître la señorita Alacen.

La malade aux cheveux épars et collés par la transpiration, couverte de poussière, aux traits tirés et attifée comme un épouvantail avait laissé la place à une jeune femme proprette à la coiffure disciplinée, au port de tête droit, habillée d’une tenue propre et tout à fait digne.

Seuls signes de ce qui lui était arrivé récemment : elle boitait fortement et tenait son bras gauche immobile le long de son corps, presque raide, pour éviter de faire bouger l’articulation de son épaule.

Sa main droite tenait fermement la rampe d’escalier, et l’on voyait très clairement qu’elle s’y appuyait fortement lorsque le poids de son corps passait sur sa jambe droite.

Un détail que Victoria nota encore : elle avait mis dans ses cheveux sûrement encore mouillés quelques fleurs venant du bouquet du caporal Sepulveda, plantées dans son chignon. Sans qu’elle se l’avouât, cette constatation la fit sourire.

Une constatation qui l’avait fait un peu moins sourire, en revanche, fut de remarquer tandis qu’elle l’aidait à se laver et à s’habiller que la Señorita Alacen était sans doute plus jeune qu’elle-même ne l’était. Sa peau, la fermeté de ses formes, les traits de son visage – même malgré la fatigue, les cernes et les ridules dues à son état – et jusqu’à ses cheveux vierges de tout fil blanc, tout semblait renvoyer à Victoria l’éclat d’une jeunesse qui était encore la sienne à peine quelques années auparavant mais qui commençait déjà chez elle à s’estomper.

En voyant la Señorita maintenant impeccablement apprêtée descendre l’escalier de sa taverne, ces probables quelques années de moins lui apparaissaient vraiment évidentes. Et si elles l’étaient à ses yeux, alors elles le seraient également à ceux des autres…

Victoria chassa bien vite cette pensée, et comme pour mieux l’effacer elle l’accompagna d’un coup d’éponge sur son comptoir. L’approche de la trentaine la rendait peut-être un peu amère, voilà tout. Mais ce n’était sûrement pas la faute de la Señorita Alacen si Victoria s’était encore trouvé des cheveux blancs ce matin devant son miroir, si son buste n’était plus aussi bien mis en valeur par ses corsages ou si Zorro la faisait lanterner année après année avant de tenir sa promesse d’une vie à deux… puis peut-être à plus que deux.

Non, rien de tout cela n’était de la faute de la señorita se raisonna Victoria, pas même le fait que Diego de la Vega venait de se lever de table pour venir à sa rencontre au pied de l’escalier.

Victoria essora son éponge, la serrant, la tordant avec force et ce jusque bien longtemps après que la dernière goutte d’eau en eût été chassée.

Les images de l’après-midi même, lorsqu’elle avait aidé la jeune femme à sa toilette, lui revinrent en mémoire et elle se souvint soudain de la reproduction d’un tableau vieux de deux siècles qu’elle avait vu dans un livre chez les de la Vega. Un tableau qui devait s’intituler quelque chose comme La toilette de Vénus, Vénus au bain ou autre, elle ne se rappelait plus bien du titre exact… En revanche elle se souvenait parfaitement avoir surtout été très choquée de voir ainsi étalées des pages et des pages de femmes nues ou à demi nues. D’hommes, aussi, à y bien penser…  Oui, elle avait été assez choquée de voir que Don Diego possédait des livres contenant des représentations de femmes nues. Mais c’était de l’art, à ce qu’il paraissait ; en tout cas d’après ce qu’il lui en avait dit. Eh bien, c’était peut-être de l’art pour certains, néanmoins elle-même ne pouvait s’empêcher d’y voir avant tout des femmes nues.

Assurément pas le genre de tableau qu’elle afficherait aux murs de sa taverne, sous peine que l’on se méprît totalement sur la nature de l’établissement qu’elle dirigeait !

Toujours était-il que la Señorita Alacen, plutôt bien en chair, gironde, plantureuse, aux hanches larges, à la cuisse ronde, au fessier charnu, lui avait rappelé cette Vénus aux arrondis et aux courbes bien rebondis. À ceci près que toutes les femmes représentées par ces peintres étaient blondes et avaient parfois la peau d’un blanc si pâle qu’on eût pu les croire mortes si leur carnation ne tirait ici et là sur le rose le plus enfantin qui se pût être.

Victoria ne put que se féliciter de ce que les chemises de nuit fussent des vêtement faits pour être portés aussi larges, sans quoi elle aurait peut-être rencontré quelque difficulté à faire enfiler à la señorita celle qu’elle lui avait prêtée… Et dire que Don Diego l’avait soulevée dans ses bras – plusieurs fois ! – comme si elle ne pesait guère plus qu’une plume ! Victoria se dit qu’elle avait dû sous-estimer sa force… Mais après tout, s’il n’était sûrement pas le plus costaud des hommes, il était un homme tout de même ! Avec le temps, petit à petit et à force de le voir ne faire que lire, écrire et discuter, elle l’avait peut-être oublié…

Et les hommes avaient plus de force physique que les femmes, une réalité qu’elle devait bien reconnaître bien qu’elle lui déplût.

Une autre réalité contre laquelle elle ne pouvait rien : les hommes préféraient généralement les femmes aux formes généreuses, arrondies… moelleuses… féminines, en somme. Ils préféraient souvent qu’il y ait “matière à caresser”… à toucher… à palper… à étreindre.

Peut-être… peut-être si elle-même avait été un peu plus… substantielle, peut-être alors serait-elle parvenue à convaincre Zorro de partager un peu plus de… de contact avec elle que quelques baisers furtifs, peut-être se serait-il laissé convaincre de rester plus longtemps que quelques minutes en coup de vent dans sa cuisine ou dans sa chambre… peut-être même se serait-il laissé suffisamment faire jusqu’à accepter de la laisser dénouer ce masque qu’elle commençait à haïr de toutes ses forces et de tout son cœur ?

Peut-être, malgré les assurances répétées de son chevalier noir, n’était-elle pas suffisamment attrayante à ses yeux ?

Pas au point d’être jamais parvenue à lui fait perdre la tête en tout cas, regretta-t-elle avec une pointe d’amertume.

Et cela n’allait pas s’arranger avec le temps, se dit-elle. Espérons toutefois que Zorro se décide avant que sa poitrine n’atteignît son nombril, que son séant ne devînt complètement flasque, que la peau de son visage ne se flétrît totalement, que son dos ne se voutât et qu’elle devînt donc plus petite encore qu’elle ne l’était déjà, et surtout avant que les rhumatismes ne les gagnassent tous les deux !

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