Mésentente cordiale

Chapitre 24 : Mésentente cordiale - Ch 24

2047 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 02:07

Vers la fin de l'après-midi, Don Alejandro, attablé sous le porche de la taverne, attendait avec impatience et un brin d’inquiétude son fils qui était allé au bureau de l'alcade de se renseigner sur la prochaine remise en liberté de Felipe.

Il venait de terminer son pichet de vin et d’en commander un second lorsque Victoria posa devant lui un carafon de ce qui ne ressemblait absolument pas à du vin.

— Vous faites erreur ma chère, ce n’est pas ma commande…

— Je sais Don Alejandro, lui répondit-elle, ce n’est pas votre commande, et non, je ne me suis pas trompée.

Il leva lentement la tête vers elle, un sourcil levé en guise d’interrogation silencieuse.

— Don Alejandro, lui dit-elle alors, vous ne voudriez pas que Felipe vous trouve pris de boisson, si jamais il était libéré dès ce soir…

— Euh ! Parce que vous croyez que de Soto va écouter Diego ? Je ne sais même pas pourquoi je l’ai laissé me convaincre ne pas y aller moi-même…

— Peut-être pour vous éviter de prendre la place de Felipe en cellule? répliqua-t-elle du tac au tac. Surtout après plusieurs pichets de mon excellent Rioja…

— C’est vrai qu’il est bon, concéda Don Alejandro.

— Il est bon mais il cogne vite si on n’y prend pas garde. Méfiez-vous, il est un peu traitre…

— Ne vous inquiétez pas, je sais encore parfaitement ce que je fais.

— Et c’est bien pour que vous continuiez à le savoir que je vous amène ce pichet d’orgeat à la place : c’est tout aussi rafraichissant, et ça monte moins à la tête…

Don Alejandro fit une petite moue dédaigneuse.

— Peuh ! lâcha-t-il, il y a bien longtemps que je ne suis plus un gamin, Victoria.

— Je le sais bien, il ne s’agit pas de cela…

Don Alejandro ne répondit rien et jeta un regard en direction de l’autre côté de la plaza. Victoria comprit bien où étaient ses pensées. Lorsqu’il se leva d’un coup avec l’évidente intention de rejoindre son fils et appuyer ses propos à sa manière – à la manière d’un vrai de la Vega, selon lui,  qui impliquait certainement de porter la main à la garde de son épée – Victoria le retint par le bras.

— Don Alejandro, lui dit-elle, pour une fois je pense que Don Diego a raison. Vous énerver contre l’alcade et vous faire mettre en cellule ne plaidera sûrement pas la cause de Felipe dans le bon sens. Je ne sais pas si l’alcade va écouter Don Diego et relâcher Felipe dès ce soir, mais il semble qu’il ait été convaincu par le témoignage de la señorita Alacen. En tout cas d’après ce qu’ils m’en ont dit tous les deux. Alors je comprends tout à fait votre frustration de ne pouvoir que rester ici à attendre, mais bien que ça me fasse bizarre de le dire, pour une fois suivons l’avis de Don Diego et faisons lui confiance. Et puis plus rien de trop grave ne peut arriver à Felipe pour le moment…

Son petit discours parut calmer pour un temps le bouillant caractère de Don Alejandro, qui se rassit lentement bien que visiblement à contrecœur.

— Et goûtez mon sirop d’orgeat ! Ça ne vaut peut-être pas un bon petit Malaga ou un Jerez, mais vous m’en direz quand même des nouvelles…

z~z~z~z~z~z~z

Dix minutes plus tard Victoria était en train de servir des clients à l’intérieur de sa taverne lorsqu’elle entendit les voix de Don Diego et Don Alejandro au dehors. Des voix enjouées.

Elle s’apprêtait à les rejoindre sous le porche lorsqu’elle les vit entrer. Non pas à deux, mais à trois : Felipe était avec eux !

— Et finalement les courriers n’étaient pas encore partis pour Monterey, disait Don Diego à son père, il n’a donc pas eu à attendre quoi que ce soit pour libérer Felipe.

Son bras entourait l’épaule du jeune homme qui souriait à Don Alejandro, à Don Diego, aux anges et au monde entier. Après deux jours et demi en cellule il était un peu débraillé et hirsute, mais le sourire qui s’affichait jusque dans ses yeux faisait plaisir à voir.

Il fit une série de signes dont elle ne comprit qu’un seul : celui qu’il utilisait pour désigner de Soto.

— Oui, lui répondit Diego, je le pense aussi : il aurait sûrement pu te libérer dès ce matin même mais il t’a gardé exprès. Oh, je suis certain que ce n’est pas contre toi : c’est moi qu’il n’aime pas beaucoup… Pourtant je ne lui ai jamais rien fait, ou si peu…

Après ces derniers mots, Victoria le vit adresser un clin d’œil à Felipe dont elle ne saisit pas la signification. Mais Felipe sourit de plus belle: lui avait dû comprendre… Sans doute une de ces blagues complices père-fils que personne d’autre ne pouvait saisir…

— Et moi je crois que l’alcade vous en veut toujours pour l’affaire José Riva, dit-elle à Diego en s’approchant des trois hommes. Vous savez, la poussière dans son bureau, la fausse barbe de trois jours, le somnifère dans son assiette…

— Oh, ça… répondit-il en haussant les épaules. Mais vous avez sans doute raison, il y a encore fait allusion pas plus tard que ce matin quand je suis allé le trouver avec la Señorita Alacen.

Victoria se tourna alors vers Felipe, prenant garde à être bien en face de lui, son visage clairement dans son champ de vision.

— Je suis soulagée de te savoir sorti d’affaire. C’est une vraie joie de te voir libre.

Elle n’osa pas ajouter qu’elle n’avait jamais douté de son innocence, car elle était à peu près certaine que ç’aurait été un mensonge… Et il ne l’aurait peut-être pas crue, d’ailleurs, si elle en croyait le regard un peu trouble qu’il lui avait lancé lorsqu’elle était allée le visiter dans sa cellule.

Oui, cette amitié là aussi aurait besoin d’un peu de raccommodage.

Faisant un premier pas et cédant à son impulsion et à sa joie de retrouver le jeune homme, elle le serra dans ses bras et leva la tête pour déposer un baiser affectueux sur sa joue, malgré la barbe de deux jours qui avait poussé après tout ce temps sans voir une lame de rasoir.

Il se raidit un peu mais ne recula pas et se laissa faire, au grand soulagement de Victoria.

— Quel enthousiasme ! dit Diego à Victoria avec un sourire en coin. Je ne me souviens pas que vous m’ayez fêté de la sorte après que Ramone m’ait fait passer une nuit en prison pour mes articles dans le Guardian !

Elle le regarda, interdite.

Euh… oui, c’était sans doute vrai, elle ne l’avait sûrement pas embrassé à l’époque… Mais enfin, ce n’était pas pareil ! Tiens d’ailleurs, comment est-ce que cela pouvait bien être, d’embrasser la joue de Diego de la Vega ? Mais elle chassa bien vite cette pensée inconvenante. Embrasser Felipe, ce n’était pas pareil. Cela lui était venu presque naturellement, comme ça, une impulsion. Par simple amitié. Non qu’elle n’était pas amie avec Diego lui aussi, loin de là ! Mais seulement… Là il s’agissait de Felipe, ce n’était pas pareil que Diego, un point c’est tout ! Ce ne pouvait pas être la même chose, voilà tout !

Tiens mais pourquoi, au fond ? Elle ne pouvait plus se dire que c’était parce que Felipe était un enfant, à dix-neuf ans révolus on ne pouvait décemment plus le considérer comme tel… Alors pourquoi ?

Et soudain une autre pensée à laquelle elle n’avait pas encore songé vint recouvrir la précédente : mon Dieu, se demanda-t-elle avec effarement, avait-elle justement manqué de décence en se jetant ainsi et en public au cou de Felipe ? Était-ce pour jeter sur cela le voile de l’humour et de la plaisanterie que Don Diego avait ainsi gentiment plaisanté sur son bel enthousiasme ? Pour lui sauver la mise et lui conserver sa bonne réputation de jeune femme honnête ? Ou bien pour discrètement lui rappeler que Felipe n’était plus vraiment à considérer comme un enfant ?

Il n’empêche… bien malgré elle, Victoria était maintenant curieuse de savoir ce que cela faisait d’embrasser la joue de Diego de la Vega.

— Diego, dit Don Alejandro à son fils d’un ton faussement réprobateur, ne taquine donc pas Victoria !

Il entraina alors son fils et son futur petit-fils vers une table où les trois hommes prirent place.

— Allons, reprit-il, toute cette affreuse histoire est derrière nous. Il faut fêter ça ! Victoria, ma chère, amenez-nous donc un pichet de votre si excellent vin de Rioja.

Il accompagna sa commande d’un clin d’œil et d’un sourire entendu. Victoria fit de son mieux pour dissimuler son amusement derrière un froncement de sourcil faussement désapprobateur. Don Alejandro ricana, et Victoria lui sourit.

Et puis dans le fond, un pichet à trois pour célébrer un évènement réjouissant, ce n’était pas du tout pareil que ce même pichet pour noyer seul ses angoisses…

Les deux autres parurent remarquer cette conversation silencieuse – bien sûr qu’ils l’avaient remarquée, se dit-elle, ils étaient experts à se parler sans mots ! – mais sans saisir ce qu’il pouvait y avoir là d’amusant.

Après tout, se dit Victoria, puisque Diego et Felipe semblaient avoir leurs petits secrets, Don Alejandro et elle-même pouvaient en faire autant !

Laisser un commentaire ?