Mésentente cordiale

Chapitre 22 : Mésentente cordiale - Ch 22

2229 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 02:09

Et elle raconta. La chute, ses cris, son épaule, la douleur, le scorpion, le couteau, bref, pour la seconde fois en pas même un quart d’heure elle fit le même récit.

De Soto l’écouta sans l’interrompre, la regardant gravement, jetant occasionnellement un coup d’œil en direction de Diego.

À la réflexion, remarqua-t-il, son castillan semblait parfois mêlé d’un quelque chose de plus… d’un peu… eh bien pas tout à fait étranger, mais de moins madrilène qu’il ne l’avait tout d’abord pensé. Certains mots… certaines prononciations… cela lui rappelait confusément quelque chose d’autre. Mais en tous les cas c’était toujours lié à ses années en Espagne, il aurait pu le jurer.

— En résumé, conclut-elle son récit, tout ce qui puisse être reproché à ce jeune homme est un manque de discernement et de la plus élémentaire prudence. Il a agit de façon trop impulsive et s’est montré trop sûr de lui, de ses capacités et de ce qu’on lui avait appris, ajouta-t-elle alors en jetant un regard en biais à Diego qui n’échappa pas à ce dernier.

Qui n’échappa pas non plus à de Soto, d’ailleurs, qui prit alors la parole :

— Señora Alacen, croyez bien que je ne demande qu’à vous croire, cependant je m’interroge sur… mettons sur la netteté de vos souvenirs. Vous avez après tout perdu connaissance et déliré dans votre sommeil, aussi j’ai peur que les indications que n’aura pas manqué de vous donner Don Diego – uniquement pour vous rassurer sur votre situation et votre état, je veux le croire – ne se soient… superposées à vos réels souvenirs de–

— Je ne suis guère influençable, Señor, le coupa-t-elle assez froidement.

— Ignacio… gronda Don Diego entre ses dents.

De Soto changea alors de tactique, essayant une approche plus frontale, bien qu’il lui déplût de s’en prendre à la première personne qui depuis bien longtemps lui apportait un petit air de cette Espagne qui lui manquait tant :

— Admettons, Señora… Mais alors… alors je ne peux manquer de remarquer que le… euh… père du suspect est demeuré seul avec vous pendant un certain temps… et ce sans aucun témoin de ce qui a pu se dire alors…

Il laissa sa phrase en suspens, laissant les points de suspension flotter très lourdement dans l’air, chargés de sous-entendus.

Il vit le visage de la señora Alacen se métamorphoser, de soucieux il passa à outré. La bouche bée, le souffle coupé et les yeux exorbités, elle recula d’un pas puis, les narines dilatées, le regard dur et la mâchoire crispée elle s’indigna :

— Vous m’accusez de faux-témoignage ?

— Ignacio, intervint de la Vega, vous ne reculez devant vraiment rien pour–

Mais de Soto de ne l’écoutait pas. Il devait bien admettre qu’il n’était pas bien fier de lui. L’affaire que la veille encore il pensait tenir solidement se dégonflait indice après indice, témoignage après témoignage. Il tenta alors sa dernière carte :

— Pourtant si l’on prend également en compte les importants moyens financiers dont disposent les de la Vega…

Tandis que Don Diego serrait les poings sous le coup de la rage provoquée par cette indigne dernière accusation, la jeune femme explosa :

— Je ne suis pas à vendre, Monsieur, et ma parole ne l’est pas plus !

Sous le coup de l’effort et de l’émotion, elle vacilla légèrement et s’appuya au mur d’une main. De Soto et Don Diego furent auprès d’elle immédiatement, mais avant qu’ils aient eu le temps de lui proposer leur assistance elle se redressa de toute sa hauteur, raide et fière.

— Ça va, les assura-t-elle, ça va, je peux très bien…

Elle ne précisa pas ce qu’elle pouvait, mais l’idée générale était assez claire : je tiens très bien le coup toute seule, je n’ai plus besoin de vous, c’est gentil merci.

En tout cas, ce petit intermède changea l’idée première que de Soto s’était faite quant aux… activités nocturnes… qu’il avait soupçonné Don Diego d’avoir partagé avec elle : elle n’était de toute évidence pas en état pour ce genre de chose. Et puis… et puis plus il l’écoutait, plus il croyait cette femme. Bien malgré lui.

De Soto réfléchit. Une erreur judiciaire dont les de la Vega seraient victimes – même par domestique interposé – n’aurait rien de bon pour son avancement. S’il s’agissait bien d’une erreur judiciaire, lui souffla une petite voix insidieuse à l’intérieur de son crâne. Il soupira :

— Seriez-vous prête à signer une déposition écrite qui reprendrait précisément et point par point le récit que vous venez de me faire ?

— Je suis même prête à la rédiger moi-même et sur le champ, si cela peut faire sortir ce pauvre jeune homme de prison au plus tôt. Il est innocent de ce dont on l’accuse, je le jure !

Disant cela, elle avança sa main vers la plume qui trempait dans l’encrier. Dans le même temps, un gargouillis très sonore se fit entendre, et elle suspendit son geste en rougissant.

Madre de Dios ! s’exclama Don Diego, mais où avais-je la tête ? Vous devez mourir de faim après tout ce temps !

Elle baissa un peu la tête en admettant de mauvaise grâce :

— Il est vrai que j’aurais bien envie d’un peu de soupe avec quelques tranches de jambon. Ou bien du poulet, ajouta-t-elle en reprenant des couleurs rien qu’à cette idée. Quoique je ne dirais pas non à une belle entrecôte grillée et bien saignante, à la place… dit-elle ensuite en salivant d’avance.

— Ah, je doute fort que la Señorita Escalante ait rien de ceci au menu du jour, je regrette, lui dit Ignacio.

— Ah bon ? s’étonna l’étrangère. Comment cela se fait-il… ? C’est pourtant bien une auberge !

— Certes, Señora, répondit de Soto, seulement nous sommes vendredi…

— Pas du tout ! répliqua la jeune femme. Nous sommes mercredi !

Quoi ? se demanda Ignacio. Se pourrait-il que de la Vega ait omis de…

Il n’eut pas le temps de finir de formuler sa pensée que justement Don Diego intervint auprès de sa nouvelle protégée :

— Non, Señorita, l’alcade a raison : nous sommes bien vendredi.

— Mais non ! insista-t-elle. Non, nous sommes mercredi.

De Soto prit sur lui de lui explique ce que de la Vega avait de toute évidence omis de lui dire :

— Señora, vous êtes restée inconsciente presque deux jours entiers…

— DEUX JOURS ! s’exclama-t-elle en s’appuyant de nouveau au mur. Non, ce n’est pas possible, il me semble que je m’en serais rendue compte si…

— Señorita, lui dit alors Don Diego, je vous assure que nous sommes bien vendredi et que vous êtes restée sans connaissance durant deux jours, avec des accès de délire et une forte fièvre. Nous étions très inquiets pour vous.

La jeune femme hocha la tête, incrédule.

— Non, dit-elle alors comme pour elle-même. Non, vous vous trompez. Ou bien alors pour une raison que je ne m’explique pas vous essayez de me jouer un tour de fort mauvais goût, de me faire croire que…

— Ce ne serait certes pas une première pour le Señor de la Vega, il est coutumier du fait, dit alors de Soto qui se souvenait parfaitement du mauvais tour que Don Diego lui avait joué quelques années auparavant en lui faisant croire qu’il avait été malade plusieurs jours alors qu’il n’avait en réalité dormi que quelques heures.

De Soto lança un regard appuyé en direction de Don Diego qui haussa les épaules. Pendant ce temps la jeune femme, qui ne comprenait certainement rien à cet échange de sous-entendus, semblait lentement accepter la réalité de ce qu’ils lui affirmaient tous deux.

Soudain elle s’agita :

— Mais alors… dit-elle d’un air effaré, alors… Oh mon Dieu ! Vous voulez dire que ce jeune homme est en cellule depuis deux jours entiers ! Oh Dios ! Mais c’est affreux !

Elle s’agita de plus belle, tandis que de Soto et Don Diego tentaient de la calmer. Dans le même temps, Ignacio remarqua que ce petit quelque chose dans son langage qu’il avait cru percevoir s’accentuait lorsqu’elle s’agitait.

— Deux jours ! répéta-t-elle. Oh, le pauvre garçon! Señor Alcade, il faut le sortir de là au plus tôt, il faut…

Elle s’interrompit. Ignacio la vit porter une main à son front, vaciller puis s’effondrer un peu sur elle-même. De Soto et Don Diego se précipitèrent tous deux pour la retenir à temps et l’assoir sur une chaise. Catalan ! se dit soudain Ignacio. Son castillan était teinté d’un très léger soupçon de catalan…

— Señora… l’appela Ignacio, Señora ! Vous sentez-vous bien ?

— Elle a raison, Ignacio, dit Don Diego, vous ne pouvez pas laisser Felipe–

— Chaque chose en son temps, de la Vega ! siffla de Soto. Vous voyez bien qu’elle rechute !

— Ne croyez pas que je vais oublier de vous rappeler–

— C’est bon, c’est bon, Diego ! Nous allons le libérer, votre sourd-muet ! Seulement puisqu’on ne condamne plus les gens aussi vite qu’avant, figurez-vous qu’on ne peut plus non plus les libérer d’un claquement de doigts ! Il va y avoir encore des documents à rédiger et des formulaires à remplir pour cela !

De Soto, malgré sa relative défaite, buvait du petit lait : il était tout de même très plaisant de retourner les arguments de Diego contre lui-même et de lui rendre la monnaie de sa pièce !

— En attendant il importe de prendre soin de votre… de votre nouvelle amie, Diego. Ramenez-la chez la Señorita Escalante.

De mauvaise grâce, Don Diego acquiesça et aida la señorita à se relever. Celle-ci ne tenant plus suffisamment vaillamment sur ses jambes, il la souleva de nouveau dans ses bras. Au moment où il quittait le bureau de l’alcade, de Soto l’interpela :

— Diego ! Vous… Vous me ferez savoir comment la Señora Alacen se porte, voulez-vous ?

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