Mésentente cordiale

Chapitre 21 : Mésentente cordiale - Ch 21

1929 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/10/2014 08:20

Ignacio de Soto était en train de remplir d’assommantes paperasses concernant les faits reprochés à ce fichu sourd-muet – gratter du papier en trois ou quatre exemplaires, pas la partie la plus excitante de sa fonction, soupira-t-il intérieurement – lorsque justement Don Diego fit irruption dans son bureau en braillant quelque chose au sujet du garçon. Et sans frapper, encore en plus !

Pour bien lui signifier sa désapprobation de pareilles façons, de Soto ne leva pas même la tête de ses papiers.

— Don Diego, l’interrompit-il alors qu’il trempait sa plume dans l’encrier sans quitter sa page des yeux, j’ai beaucoup à faire, figurez-vous, aussi je vous invite à repasser plus tard. Nous pouvons fixer un rendez-vous si vous–

— Señor Alcade, l’interrompit alors une voix féminine qu’il ne reconnut pas, j’ai bien conscience que vous devez être un homme très occupé mais je vous conjure de m’entendre.

Surpris, Ignacio de Soto leva enfin les yeux et le spectacle qu’il découvrit ne fit qu’accentuer son étonnement premier. Là, devant lui, se tenait une femme, certes, mais dans une tenue pour le moins… hétéroclite… inhabituelle… et dont Ignacio n’était pas bien certain qu’elle fût tout à fait décente.

Imaginez donc : une veste de costume d’homme bien trop grande pour elle – indubitablement celle de Don Diego ! – dont elle n’avait même pas enfilé les manches mais qu’elle tenait serrée autour de son buste, un tablier blanc et un châle à motifs noué autour de sa taille ! Sans compter qu’en dessous de tout cela, elle ne semblait pas vraiment porter de vêtements, mais seulement… seulement une simple chemise longue ! Hum, pas si longue que cela, remarqua-t-il alors qu’il se levait pour saluer la nouvelle venue – on avait beau être alcade et très occupé, on ne se devait pas moins d’être courtois envers les dames apparemment de qualité, même vêtues à la décrochez-moi-ça ! Sa chemise ne lui arrivait pas même aux chevilles, et les yeux d’Ignacio s’arrêtèrent bien involontairement sur ces moitiés de mollets nus qui s’offraient à sa vue.

Il reprit bien vite ses esprits et sa première surprise passée, celle-ci laissa place à une seconde non moins choquante : eh bien, Don Diego ne s’embêtait pas, le petit cachottier ! De Soto n’aurait jamais cru que… mais de la Vega avait apparemment bien caché son jeu ! Et de plus, c’était de toute évidence plutôt une jeunette… qui se cramponnait à lui comme si sa vie en dépendait !

Mais non, songea aussitôt l’alcade, Don Diego ne débarquait sûrement pas dans son bureau, et ce sans même frapper, dans la seule hâte de venir lui présenter sa dernière – et peut-être même unique – conquête, pas même encore rhabillée. Le pauvre garçon était certes assez pitoyable bien que plutôt agaçant, mais tout de même pas pitoyable à ce point ! L’idée en était ridicule.

— Señor Alcade, reprit la jeune femme, je viens ici au plus tôt afin de lever un effroyable malentendu et de mettre fin à une terrible injustice.

— Que voulez-vous dire, Señora ? Señora… ? Señorita… ?

— Alacen, compléta-t-elle. Luz Alacen, pour vous servir, Señor Alcade.

— C’est moi qui suis votre humble serviteur, Señora. Ignacio de Soto, alcade du pueblo de Los Ángeles, se présenta-t-il dans un salut impeccable avant de s’incliner pour lui baiser la main.

Il y avait dans la façon de parler de cette jeune femme quelque chose qui fleurait bon l’Espagne, la Mère-Patrie. Aaaah, l’Espagne, soupira de Soto intérieurement. Il était ravi de découvrir en elle, en ses mots comme en ses intonations, le plus pur castillan qu’il eût entendu depuis bien longtemps dans ces colonies reculées du Nouveau Monde, si l’on exceptait lui-même et la diction que Don Diego avait ramenée de ses quelques années à Madrid.

Pendant cet échange de politesses Diego tapotait le sol du pied, rongeant son frein. Voyant ceci la jeune femme, qui s’était détachée de lui, dit alors à de Soto :

— Señor Alcade, le jeune homme qui est actuellement détenu dans vos geôles…

Elle fit une courte pause, qui fut suffisante à de Soto pour comprendre précisément qui était cette femme.

— Il ne… reprit-elle, il est… je vous certifie qu’il n’a jamais eu l’intention de me faire le moindre mal. Il ne m’a nullement agressée, Señor Alcade, tout ceci est juste une effroyable méprise, je vous l’assure.

Ignacio regarda alors de la Vega d’un air très suspicieux. Puis lentement il reporta son regard sur la dame ou demoiselle – elle n’avait rien précisé sur ce point, se souvint-il – et lui dit :

— Je suis infiniment soulagé de voir, Señora, que vous vous portez grandement mieux et êtes enfin hors de danger. Cependant j’aimerais être certain que votre état vous permet–

— Rassurez-vous Señor Alcade je me sens parfaitement bien, mentit-elle alors, et mes souvenirs de ce qui s’est passé juste avant mon… euh... ma… perte de connaissance me sont revenus intacts et inaltérés. Ce jeune homme…

Elle se tourna alors vers de la Vega :

Felipe, c’est bien cela ?

Don Diego opina du bonnet.

— Eh bien, reprit-elle alors, le fils du señor de la Vega n’a eu aucun geste déplacé envers moi ni n’a tenté de m’attaquer. Il a simplement voulu me venir en aide, et ensuite tout s’est enchainé horriblement et l’instant d’après vos soldats sont arrivés et ont mal interprété la situation. Non que je leur en tienne rigueur, c’est au contraire tout à leur honneur de soldats et d’honnêtes hommes d’avoir tenu à me venir en secours dans la situation à laquelle ils croyaient faire face.

Ignacio avait écouté la jeune femme sans l’interrompre, retenant de justesse une moue dédaigneuse lorsqu’elle avait parlé du “fils” de de la Vega. Apparemment Don Diego n’avait pas été totalement franc avec elle au sujet du garçon et notamment lui avait caché qu’il ne s’agissait que d’un simple domestique dont il s’était entiché.

D’ailleurs l’alcade reposa sur Diego un regard plus suspicieux que jamais. Et certaines pièces d’un sordide puzzle commençaient à s’emboiter dans l’esprit d’Ignacio de Soto.

La tenue de la dame… la façon dont Diego la tenait collée à lui encore une minute plus tôt… sa veste sur le dos de cette femme… la hâte de de la Vega à ce qu’elle parlât à l’alcade… Sepulveda qui avait dû rentrer à la caserne la nuit précédente et qui donc les avait laissés en tête à tête…

Eh bien ! songea de Soto, Don Diego semblait bien avoir fait une entorse à son apparent vœu de célibat et avait sans doute payé de sa personne pour s’assurer d’un témoignage favorable au sourd-muet de la part de la victime, se disant que s’il séduisait et satisfaisait la dame elle serait prête à dire tout ce qu’il voudrait… à moins que, profitant de ce que son esprit émergeant à peine du coma était encore facilement influençable, il se soit dit qu’elle serait prête à croire et à répéter la version des faits qu’un amant prévenant lui soufflerait.

Non que de Soto eût jamais jusqu’ici imaginé que de la Vega fût à même de pleinement satisfaire les dames, surtout vu son manque de… eh bien d’énergie, déjà, mais aussi de… de palmarès connu en la matière – du moins à ce que les Los Ángelinos en avaient pu constater – mais après tout le pauvre garçon devait bien avoir au moins un ou deux talents cachés dans la vie et ne pouvait tout de même être lamentable en tout… Et puis oui, pour son sourd-muet, Don Diego était sûrement prêt à faire un petit effort et payer de sa personne.

Non que cela avait dû lui être très pénible, d’ailleurs… Certes la dame n’était sans doute pas la plus belle femme de Californie, mais enfin elle n’était tout de même pas franchement repoussante non plus ; et à ce que son habillement plutôt… eh bien… léger… laissait deviner, elle ne paraissait pas trop mal faite non plus, au contraire !

Oh Seigneur ! se reprit Ignacio. Il venait de se surprendre à déshabiller du regard un témoin qu’il devait interroger. Foutu de la Vega, tout ceci était de sa faute ! Tout en se concentrant sur le visage – et uniquement le visage – de la señora ou señorita, il lui dit :

— Je vous écoute, dîtes-moi donc ce qui, d’après vous, s’est alors passé.

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