Mésentente cordiale

Chapitre 18 : Mésentente cordiale - Ch 18

1596 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 18:05

Le front plissé, le regard au loin, paraissant concentrée sur ses souvenirs, la señorita Alacen semblait combattre les dernières brumes de l’inconscience pour tenter de se transporter sur le Camino Real, voyageant ainsi à l’intérieur de son propre esprit.

— Le scorpion… le scorpion m’a piquée… Avant ça j’étais tombée… de mon cheval, s’entend… Mon cheval ! s’exclama-t-elle tout à coup.

— Il est ici également, au cuartel ; rassurez-vous, lui dit Diego, cachant au mieux son agacement face à cette interruption.

— Mais il est blessé à la patte, il a–

— Ne vous inquiétez pas, l’interrompit Diego pour la rassurer voyant qu’elle s’agitait, on l’a pansé, soigné, les soldats de la garnison s’en occupent. Je l’ai moi-même vu, il va mieux.

Diego, malgré sa frustration, comprenait bien le souci que cette jeune femme avait pour son cheval. Si Tornado était blessé et qu’il ne pouvait aller le voir… oui, il pouvait comprendre.

— Vous êtes donc tombée, reprit Diego pour remettre la conversation sur la voie qu’il aurait souhaité qu’elle gardât. Ensuite… ?

— Ensuite… je me souviens que j’ai eu très mal, je suis tombée sur mon épaule. Je crois que je me suis aussi cogné la tête au sol, mais je n’ai pas perdu connaissance sur le coup. Mais ensuite le jeune homme – ah oui, parce que j’ai omis de vous dire qu’il y avait un jeune homme – le jeune homme a bougé les mains dans tous les sens, mais il n’a rien dit. Rétrospectivement je crois qu’il voulait montrer qu’il allait essayer de m’aider, mais sur le moment je n’ai rien compris.

— Il est sourd et muet, l’informa sobrement Diego, ne voulant pas l’influencer.

— Ah, répondit simplement la señorita Alacen, ceci explique donc cela.

Cela paraissait être une simple information pour elle, une explication logique à un phénomène qu’elle avait relevé, rien de plus, là où pour la plupart des étrangers c’était ce qui à leurs yeux définissait Felipe. Ce à quoi il se limitait. “Le sourd-muet”.

— Bref, poursuivit-elle, c’est à ce moment que le scorpion m’a piquée, mais voyant cela le jeune homme n’a rien trouvé de mieux que le vieux remède de grand-mère consistant à entailler la morsure, répandant du même coup le venin dans toute la zone et le mélangeant au sang.

— C’est pourtant la meilleure façon d’extirper le poison avant qu’il ait eu le temps d’agir…

— Oh, ainsi vous aussi êtes adepte de cette idée reçue !

— Idée reçue ? s’exclama Diego.

— Eh bien oui, expliqua-t-elle, la meilleure conduite à tenir en pareil cas est de rester calme, de ne pas s’agiter pour ralentir la diffusion du poison, et ne pas entailler la morsure afin d’éviter qu’il se répande rapidement dans le sang ; et également pour éviter que la blessure s’infecte. Parce que vu l’état du couteau qui avait trainé au sol, la lame couverte de la poussière du chemin, c’est un miracle que la gangrène ne se soit pas installée dans ma jambe !

C’était la meilleure, pensa Diego. Felipe l’avait aidée, l’avait soigné, et elle s’en plaignait ! Inspirant profondément, il remercia le ciel d’avoir une longue expérience derrière lui lorsqu’il s’agissait de tenir sa langue et de ne pas répliquer trop vivement, car Felipe avait besoin de l’aide de cette femme et Diego était bien conscient qu’échanger des mots un peu vifs avec la seule personne susceptible de blanchir son fils pourrait freiner sa remise en liberté.

— C’est pourtant une technique éprouvée qui a sauvé la vie de plus d’une personne, répondit-il en songeant à sa propre expérience passée avec un serpent.

Involontairement, il laissa son regard vagabonder vers son avant-bras, là où sous l’étoffe bleue de sa veste et le tissu blanc de sa chemise il savait se trouver une discrète cicatrice blanchâtre qui témoignait de son propre recours à cette méthode.

— Rien ne dit que ces personnes n’auraient pas guéri même sans cela, répondit-elle, et c’est sans parler ce celles qui y ont succombé. De récentes études ont mis en évidence les risques, et établi par exemple que la piqure du scorpion de Californie était inoffensive dans deux cas sur trois ; d’autres, que lorsque le venin n’était injecté que dans le muscle son action était bien plus lente que s’il était soudain mêlé au sang, et également que taillader la zone sans désinfection, sans même passer la lame à la flamme, entrainait un risque deux fois plus important de développer une infection.

 Elle s’interrompit pour observer son vis-à-vis, qui semblait à la fois sceptique et ennuyé. Ennuyé d’être contredit ? Peut-être, mais il paraissait aussi légèrement impatient. Impatient de quoi ? Cela, Luz aurait été bien incapable de le dire.

— Notez bien, ce n’est pas moi qui le dis, reprit-elle, ces études ont été publiées dans les journaux et bulletins de plusieurs Facultés de médecine, dont celle de Mexico. Enfin… cette dernière étude que j’ai lue portait spécifiquement sur les morsures de serpent, mais je suppose qu’elles peuvent s’appliquer également aux piqures de scorpion…

Pendant tout le monologue de la señorita, Diego était resté sans voix. Il demandait un témoignage pour sortir son fils de prison, il ne s’attendait pas à un exposé sur les dernières publications médicales de Mexico de la part d’une jeune femme inconnue…

Mais le temps n’était pas à débattre théories médico-scientifiques.

— Bref, dit-il alors, le garçon en question a entaillé la zone de la piqure…

Il commençait à être fatigué de devoir sans cesse ramener la conversation sur le droit chemin.

— Oui, acquiesça-t-elle. J’ai tenté de l’en empêcher, bien sûr, d’abord en essayant de lui expliquer qu’il ne fallait pas faire cela, puis en me débattant, mais il était plus fort que moi, d’autant que j’étais blessée… Ensuite…

Elle s’interrompit.

— Ensuite il s’est attaqué à mon épaule, précisa-t-elle en grimaçant. Sur le moment… sur le moment là aussi j’ai essayé de me débattre, je ne voulais pas que l’on me touchât à cet endroit, vous comprenez j’avais si mal ! Même si je sais bien maintenant qu’il voulait aider, je crois qu’alors je n’avais pas encore conscience que je me l’étais déboitée dans ma chute. Ce n’est que lorsque je l’ai sentie se remettre en place que j’ai compris… Bon sang, que cela peut être douloureux !

Elle grimaça encore. Diego aussi.

— C’était comme… comme si quelqu’un enfonçait un poignard chauffé à blanc dans mon épaule, et en remuait la lame à l’intérieur de l’articulation. Et puis… ensuite…

— Ensuite… ? répéta Diego.

Il retenait son souffle : pour l’instant son témoignage allait dans le bon sens, mais le moindre mot de sa part, la moindre mauvaise interprétation des intentions ou des gestes de Felipe pouvait se retourner contre le jeune homme.

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