Mésentente cordiale

Chapitre 17 : Mésentente cordiale - Ch 17

2129 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:04

Gnnnn… qu’était-ce donc que cela? Hmph… qu’est-ce qui… ?

Diego sentait confusément que quelque chose lui agaçait le genou.

Un chien qui lui donnait des petits coups du bout de son museau ? Sa jument Esperanza qui réclamait une caresse ou un peu d’attention ? Ou bien Tornado… ?

Grrrr… Quoi que ce fût, cela se faisait insistant. Felipe ne s’était-il pas occupé de Tornado ?

Cette pensée parut éveiller quelque chose dans son esprit endormi… Tornado… ? Non. Non… Alors quoi… ?

Felipe !

Bien sûr, Felipe !

Diego ouvrit enfin les yeux, cligna deux ou trois fois pour s’habituer à la lumière, bien qu’il tournât le dos à la fenêtre, et après une seconde d’accoutumance et de mise au point, il distingua devant lui un visage anxieux, un bras tendu en sa direction, et au bout de ce bras, une main blanche qui lui secouait assez énergiquement le genou.

Il sursauta : tout lui revint en mémoire.

Réveillée ! Elle était réveillée ! Enfin !

Il ouvrait la bouche pour lui adresser la parole – s’enquérir de son état, lui demander son nom, lui demander de lui raconter sa version des faits, il ne savait encore exactement ce qu’il allait lui dire – lorsque d’une voix faible et râpeuse, elle le prit tout de même de vitesse :

— Ah, bien, tout même ! s’exclama-t-elle un peu laborieusement.

Ne comprenant pas immédiatement ce qu’elle entendait par là, Diego demeura un instant interdit. Elle poursuivit alors :

— Savez-vous depuis combien…

Elle s’interrompit pour se racler la gorge, elle paraissait enrouée et avait du mal à maitriser cette voix qui, après un dernier hurlement sur le bord du Camino Real, n’avait plus servi depuis deux jours entiers.

— …depuis combien de temps j’essaie de vous réveiller ? reprit-elle.

Diego ne put s’empêcher de noter l’involontaire ironie de sa remarque, étant donné les circonstances. Il retrouva alors enfin ses esprits pour lui répondre du tac au tac :

— J’en ai autant à votre service, Señorita !

Elle jeta un regard circulaire autour d’elle, découvrant de nouveau cette pièce dans laquelle ils se trouvaient.

— Quel est cet endroit, Señor ? Señor… ?

S’apercevant qu’elle ignorait même comment se dénommait cet homme elle s’interrompit, le point d’interrogation volontairement très évident dans sa voix.

— De la Vega, compléta Diego qui comprit immédiatement l’implicite question. Si votre interrogation porte sur cette pièce en particulier, nous sommes dans une des chambres de la taverne de ce pueblo. Mais comme vous vous interrogez certainement plus généralement sur le lieu en lui-même, vous êtes ici au pueblo de Los Ángeles.

Il s’interrompit pour la laisser absorber l’information, ce qu’elle parut faire d’un air songeur.

— Los Ángeles, répéta-t-elle à mi-voix comme pour elle-même, les sourcils froncés et l’air pensif.

Tout ceci était bel et bon, mais Diego n’avait finalement qu’une idée : Felipe. De quoi cette inconnue se souvenait-elle au juste ? De quoi pourrait-elle témoigner auprès de de Soto ? Et quand serait-elle en état de le faire ?

— Señorita… reprit alors Diego qui ne savait comment amener le sujet sans paraitre ni trop impoli ni trop insensible, comment vous sentez-vous ? Vous nous avez fait une belle frayeur !

— Je… elle ferma les yeux comme pour bloquer ou du moins atténuer la vive lumière du matin. Mal… reprit-elle ensuite. J’ai mal à l’épaule. À la jambe. Un peu à la tête. Un peu fatiguée.

Elle s’exprimait par morceaux de phrases. Elle paraissait avoir quelque peine à superposer deux ou trois idées cohérentes dans son esprit.

— Permettez… dit Diego tout en plaçant sa main sur le front de la jeune femme sans attendre ladite permission de le faire.

La fièvre semblait avoir disparu.

— Vous étiez inconsciente, expliqua-t-il comme pour s’excuser de cette familiarité incongrue. Vous avez déliré, vous aviez de la fièvre, nous ne parvenions pas à vous faire revenir à vous. Nous étions inquiets pour vous.

Et pas seulement pour vous, garda-t-il pour lui-même.

— Je… commença la jeune femme avant de s’interrompre.

Soudain, comme tout à fait réveillée par une idée que Diego ne saisit pas sur le coup, elle se dressa vivement dans son lit puis d’un geste brusque, elle écarta ses couvertures d’un coup sec pour les rabattre en dessous de ses genoux. La décence aurait alors commandé à Diego de se retourner ou au moins de détourner le regard, mais la vivacité du geste ne lui en laissa pas le temps.

La demoiselle regardait sa cuisse droite, ou plutôt fixait la plaie qui s’y étalait.

— J’ai été piquée par un scorpion, se remémora-t-elle, les yeux fixés sur la trace rougeâtre qui contrastait avec le blanc de sa peau à cet endroit si intime.

— Je sais, répondit Diego chez qui l’espoir se réveillait en constatant que ses souvenirs semblaient revenir et corroborer ceux de Felipe. Tranquillisez-vous, votre organisme semble avoir bien combattu le venin et l’infection parait endiguée.

— Il n’y aurait pas eu d’infection si on ne m’avait pas tailladé la cuisse, grommela l’inconnue.

L’ignorante ! soupira Diego intérieurement. Ne se rend-elle pas compte que Felipe lui a peut-être sauvé la vie ? Il garda ses réflexions pour lui : il ne servirait à rien de la braquer, bien au contraire. Il fallait qu’elle retrouvât complètement la mémoire et qu’elle sortît Felipe de prison au plus tôt.

— Je suis heureux que vous vous portiez mieux, Señorita. Señorita… ? demanda-t-il en lui retournant la question implicite qu’elle-même avait eue à son endroit une minute plus tôt.

— Oh, oui, pardonnez moi, les circonstances inhabituelles me font manquer à la plus élémentaire civilité, réalisa la jeune femme, je suis impardonnable.

Elle inclina alors poliment la tête en signe de salutation et poursuivit :

— Luz Alacen, se présenta-t-elle. Je vous suis reconnaissante, señor de la Vega, du soin que vous avez apparemment bien voulu prendre de ma personne tandis que j’étais inconsciente.

— Je vous en prie, Señorita, c’est tout naturel, répondit Diego en se baissant pour ramasser son livre qui avait dû tomber au sol lorsqu’il s’était assoupi.

Il vit la señorita Alacen plisser les yeux pour en déchiffrer le titre. Elementos de Orictognosia, par Andrés Manuel del Rio. Typiquement ce que tout le monde ici estimait être une lecture inutile et sans intérêt, soupira Diego en lui-même. Et encore, pour ceux qui avaient la moindre idée de ce dont traitait cet ouvrage !

 — Vous vous intéressez à la minéralogie ? entendit-il alors la señorita Alacen lui demander.

Il leva vers elle un regard surpris. À son grand étonnement, désignant le livre d’un signe de tête elle poursuivit :

— Ce n’est plus ce qu’il y a de plus exhaustif sur le sujet à ce qu’on m’a dit, mais il parait que cela reste un excellent ouvrage…

Diego la fixa, médusé, mais se reprit bien vite. Peu importait, après tout. La priorité, c’était son témoignage. La priorité, c’était avant tout de lever les soupçons pesant actuellement sur Felipe.

— Señorita Alacen, je vous prie d’avoir la bonté de me pardonner si je vous parais un peu brusque, mais pouvez-vous me dire exactement ce qu’il vous souvient des évènements survenus juste avant votre perte de connaissance ?

— Je… répondit-elle un peu surprise, …à vous dire le vrai j’avais espéré moi-même que vous seriez à même de me dire comment je suis arrivée jusque cette taverne, qui, est-il besoin de le préciser, n’est guère le genre d’établissement que j’ai pour habitude de fréquenter.

Diego se sentit alors l’obligation de défendre la taverne, et surtout à travers elle sa tenancière :

— Je puis vous assurer, Señorita, que c’est un établissement tout ce qu’il y a de respectable. Il fait tout autant office d’auberge pour les voyageurs de passage comme vous-même, Señorita, que de taverne pour nous autres Los Ángelinos en quête d’un bon repas ou d’un rafraichissement. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre hostellerie dans le pueblo, ni d’autre auberge où se restaurer.

La señorita Alacen sentit confusément que ses réserves vis-à-vis de la réputation de ce type d’établissement avaient quelque peu blessé son Bon Samaritain, et se demanda pourquoi. Était-ce sa taverne ? Après tout peut-être, puisque c’était en cet endroit qu’il l’avait veillée. Cependant, cet homme avait plus l’allure, l’élocution – et le nom ! – d’un caballero que d’un tenancier de débit de boissons.

— Pardonnez-moi si mes propos vous ont blessé, Señor, je vous prie de croire que telle n’était pas mon intention. Je ne devrais pas préjuger de ce que je ne connais pas, ce n’est pas un mode de raisonnement sérieux et digne de ce nom.

— C’est déjà oublié, rassurez-vous, lui répondit Diego. Et pour répondre à votre question, vous avez effectivement été piquée par un scorpion tandis que vous cheminiez sur le Camino Real à proximité de Los Ángeles. On vous a ramenée au pueblo pour vous faire examiner et soigner par notre médecin, et comme celui-ci a recommandé du repos mais déconseillé tout nouveau trajet eu égard à votre état de faiblesse, nous vous avons installée dans une chambre de la taverne. Cela répond-il à vos interrogations ?

Luz acquiesça.

— Parfait, reprit Diego. A présent, de nouveau pardonnez-moi d’insister, Señorita, mais j’ai besoin de connaître vos derniers souvenirs de l’incident…

La señorita regarda alors dans le vide, paraissant fouiller sa mémoire.

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