Mésentente cordiale

Chapitre 15 : Mésentente cordiale - Chapitre 15

1951 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 01:11

Ils marchaient silencieusement côte à côte sur le court chemin du retour vers la taverne. Don Diego avait le visage fermé, et Victoria ne savait toujours pas quoi lui dire pour faire fondre la glace qui sans cesse se redéposait entre eux à la moindre occasion, au moindre silence, dès qu’ils n’étaient plus que tous les deux, sans tierce personne d’autre pour servir ou de prétexte à la conversation, ou de tampon entre eux deux, au choix.

Un peu comme du givre qui par temps de frimas se forme à la surface d’une eau immobile, en l’absence de tout clapotis.

Elle risqua de nouveau un regard de côté pour observer Don Diego du coin de l’œil. Mais ce n’était plus un visage qu’il avait alors, c’était un masque. Fixe, immobile, et dont rien ne transparaissait ; impossible de dire quelle expression il affichait.

Sans doute lui en voulait-il encore un peu, mais surtout il se refusait à laisser paraître son extrême inquiétude pour Felipe : malgré les paroles rassurantes qu’avait eu Diego envers le jeune homme, Victoria savait bien que si jamais l’inconnue ne reprenait pas connaissance, si jamais sa fièvre empirait et avait raison d’elle, il ne serait pas si aisé de prouver l’innocence de Felipe. Et comme il aurait alors en plus sur le dos une accusation d’homicide…

Victoria grimaça. Il lui fallait trouver une idée plus plaisante pour chasser celle-ci de son esprit.

Elle repensa à Felipe, à sa bonne étoile qui avait mit Don Diego sur sa route il y avait maintenant plus de dix ans. Alors qu’il venait de connaître l’horreur, la violence, la guerre, la perte de ses parents et de tout ce qui avait fait son univers jusqu’ici. Parfois une lumière s’allume au plus noir de la nuit et du désespoir…

Don Diego aimait Felipe au-delà du possible, et se forçait à être fort pour lui, à ne pas rien laisser paraitre. Cela forçait l’admiration, surtout de la part d’un homme pas spécialement connu pour sa force de caractère. Tout est question de motivation, il fallait croire. De trouver le point précis sur lequel appuyer. La force de Diego résidait peut-être plus profondément qu’ils ne le pensaient tous, mais peut-être également était-elle d’autant plus solide et déterminée qu’elle était bien cachée et silencieuse.

Pas un seul instant il n’avait douté. Alors qu’elle-même… Elle avait toujours un peu de mal à totalement lui pardonner son éclat et la pointe de suffisance qu’il avait eue le matin même, mais elle comprenait que pour sa part il lui en veuille toujours d’avoir une foi plus vacillante que la sienne en Felipe.

Bon sang, pourquoi donc avait-elle autant de mal à présenter des excuses sincères ? Elle n’avait que peu l’habitude de reconnaitre ouvertement ses torts devant quelqu’un qu’elle avait blessé. Les mots avaient décidément bien du mal à se former dans sa bouche et restaient coincés au stade de l’idée. Peut-être arriverait-il à lire dans ses pensées afin qu’elle n’ait pas à passer par l’étape douloureuse du mea culpa ?

Ou peut-être qu’à la place, un mot gentil arrondirait déjà un peu les angles ?

— Felipe a vraiment beaucoup de chance de vous avoir, lui dit-elle enfin pour lancer la conversation.

Il ralentit le pas, paraissant songeur. Son visage changea, elle le vit penser à ce qu’elle venait de dire, puis ses yeux devinrent distants, comme s’il regardait quelque chose en lui-même, dans son esprit ou ses souvenirs, puis enfin il répondit :

— C’est moi qui aie de la chance de l’avoir. Vous n’imaginez pas à quel point. Il est… ce que la vie m’a apporté de meilleur.

Il s’interrompit un instant en même temps qu’il s’immobilisa et la regarda enfin dans les yeux.

— Croyez-vous à la Divine Providence, Victoria ?

Elle ne sut que répondre. Y croyait-elle ?

— Parfois elle se cache dans les recoins les plus discrets, reprit-il, et parfois dans les circonstances les plus éloignées de ce qui pourrait nous y faire penser. Quand tout va mal, quand on croit que tout est perdu, que rien n’ira plus jamais bien… Quand elle a croisé mon chemin je n’ai pas su la reconnaître, tout inquiet que j’étais de trouver à qui confier ce petit garçon que j’avais trouvé sur les ruines d’un champ de bataille. J’étais en deuil de mon oncle, je venais de découvrir les horreurs de la guerre, et lui venait de perdre d’un coup son père, sa mère, l’ouïe et la parole. Pas les meilleures circonstances pour se réjouir d’une rencontre, d’un hasard. Ni pour reconnaitre que ce hasard n’en est finalement peut-être pas un.

Il s’interrompit, les yeux tellement dans le vague que Victoria aurait pu jurer qu’il revoyait la scène.

— Quand j’ai finalement ramené Felipe ici je n’ai pas plus reconnu cette Providence qui décidément sait bien se cacher. Pour moi cela restait un hasard. Un heureux hasard, mais un hasard tout de même… Ce n’est qu’il y a quelques années que j’ai compris. Je crois que parfois la Providence se cache pour ne pas nous effrayer. Si à l’époque j’avais su qu’en décidant de ramener ce petit garçon perdu, sourd, muet et terrifié, j’allais devenir père, le tout jeune homme que j’étais alors aurait peut-être pris ses jambes à son cou. L’aurait laissé dans le premier orphelinat venu et aurait poursuivi à la fois sa vie et son chemin tels qu’ils étaient jusque là. Et ç’aurait été là la plus grosse erreur de ma vie…

Il était si rare d’entendre Don Diego se livrer que Victoria n’osait l’interrompre.

 — Ç’aurait été la plus grosse erreur de ma vie, le plus gros raté, le pire gâchis pour moi, et aujourd’hui je n’en saurais même rien. C’est cela le plus triste, en somme… ignorer à côté de quoi l’on passe… Dieu merci, je ne suis pas passé à côté de Felipe. C’est peut-être cela, la Providence… Dieu incognito qui se glisse parmi nous pour améliorer votre vie et la rendre meilleure…

— Dieu avec un masque ? sourit Victoria. Je me demande ce que le padre Benitez penserait de votre interprétation.

— Je le lui demanderai… répondit Diego d’un air songeur. Mais oui, vous avez raison : le hasard est peut-être le masque de Dieu…

Jamais encore elle n’avait eu ce genre de discussion avec Don Diego. Elle commençait à comprendre pourquoi il avait tant aimé fréquenter les sociétés de penseurs et de beaux esprits en Espagne. C’était… stimulant. Et ça devait lui manquer. Mais en tout cas s’il semblait à l’aise pour discourir de ces sujets, Victoria, elle, sentait confusément qu’elle atteignait ses propres limites en la matière et ne pourrait être à la hauteur s’il poussait plus loin l’échange et les notions abstraites.

Une autre raison pour laquelle il appréciait Felipe ? Le garçon, malgré son mutisme et sa surdité, était-il capable de le suivre dans ces… “hauteurs d’esprit”?

Victoria se sentit un peu frustrée, bien que Don Diego ne fit rien pour la faire se sentir inférieure ni ne montra la moindre condescendance. Il était de toute évidence un esprit supérieur et très cultivé, et n’en faisait cependant pas étalage, sa nature douce et réservée – voire… un peu tiède ? – lui faisant préférer la discrétion à l’ostentation. Décidément, la femme qui parviendrait à lui passer la bague au doigt – si toutefois pareille femme existait – serait bien chanceuse et aurait gagné là un vrai trésor.

Et qu’en était-il de cette femme dont il avait brièvement parlé une fois – qu’il avait évoquée, plutôt… Celle qu’il aimait – ou en tout cas avait aimée, il n’en avait jamais reparlé depuis – en secret sans se déclarer… Elle devait sûrement être son équivalent, être à sa hauteur…

En tout cas si cette mystérieuse femme était maintenant de l’histoire ancienne pour Diego, ce serait certainement une femme de ce genre qu’il faudrait pour faire battre son cœur. Chez lui, le cœur était sûrement très lié au cerveau.

Une telle femme, si elle existait, serait décidément très chanceuse, se dit Victoria.

Mais trêve de divagation sur les amours très hypothétiques de Don Diego : ce qui la concernait, elle, était son amitié. Leur amitié. Et après cette petite discussion de fond, celle-ci semblait en meilleure voie, sur le chemin de la cicatrisation. D’ailleurs tout comme une plaie couverte d’une croute, la chair était peut-être encore à vif dessous, cela tiraillait un peu, mais au moins la plaie ne saignait plus et les picotements étaient le signe que la peau travaillait à se reconstruire. Si rien de trop brusque ne survenait, Victoria avait maintenant bon espoir que leur amitié cicatrise peu à peu.

Laisser un commentaire ?