Mésentente cordiale

Chapitre 14 : Mésentente cordiale - Chapitre 14

3158 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 18:55

Don Alejandro avait dit vrai. Assis sur sa couchette, penché en avant le dos vouté, la tête entre les mains, Felipe n’incarnait pas vraiment l’espoir et la confiance en l’avenir, c’était le moins que l’on pût dire.

Cependant cela parut changer dès qu’il vit Diego, se dit Victoria. Il avait dû percevoir un peu de mouvement du coin de l’œil car quand ils furent entrés il releva la tête et se tourna dans leur direction pour voir qui venait lui rendre visite.

À l’instant où il reconnut Diego, Victoria eût pu dire que quelque chose venait de s’allumer dans le regard de Felipe. Il resta assis, certes, mais redressa le dos et les épaules quelque peu, le poids de ce qui semblait peser dessus paraissant soudain un peu moins lourd, moins écrasant. Comme si par sa seule présence ici Diego en prenait une partie ? L’aidait à le porter, à le supporter ?

Certainement depuis le matin même Victoria avait pu remarquer la charge pourtant invisible pesant sur Don Diego, étouffant sa jovialité et son insouciance habituelles. Comme si en l’espace d’une journée il avait changé, s’était transformé. Il était certain qu’avec cette histoire, sa transition vers le rôle de père se faisait plutôt violemment.

Or si elle s’était attendue à ce que pendant un certain temps les choses soient un peu… maladroites… entre ces deux là, chacun cherchant un peu son nouveau rôle vis à vis de l’autre et dans l’intervalle ne sachant trop sur quel pied danser, force lui était de constater qu’il n’en était apparemment rien. Felipe regardait Diego comme s’il détenait la solution à tous les problèmes – et notamment celui qui le préoccupait à l’instant précis – et c’était tout naturellement qu’il avait cherché et trouvé son regard, semblant instantanément s’apaiser quelque peu.

Puis il se leva et s’approcha des barreaux lorsque Diego fut arrivé à la grille de sa cellule. Sans mot dire, les deux hommes joignirent les mains à travers les barreaux, les grandes mains de Diego enveloppant celles de Felipe en un geste protecteur. Paternel, déjà.

Il n’avait toujours pas dit un mot, mais dans le fond était-ce nécessaire ? Ils se regardaient intensément, et tant de choses semblaient passer dans ces deux regards que Victoria se sentit confusément de trop, comme spectatrice étrangère d’une scène privée, familiale et intime. D’ailleurs, elle resta discrètement en retrait.

Elle savait déjà bien sûr que Felipe pouvait s’exprimer par signes, mais elle n’avait jamais jusqu’ici réalisé qu’il pouvait aussi pouvait le faire sans gestes, sans parler, sans bouger. Ni que Diego en était capable lui aussi.

Et encore moins qu’ils pouvaient tous les deux “lire” ce langage à la fois muet et immobile. Et qu’étaient donc capable de lire Felipe et Diego dans les yeux des autres ? Dans ses yeux à elle ? Mais à agir ainsi, ne “déshabillaient”-ils pas un peu les autres à leur insu et sans leur plein accord ?

Ces deux là parurent sortir de leur conversation silencieuse lorsque Felipe posa son regard sur Victoria, semblant seulement maintenant remarquer sa présence. Il la regarda, l’ébauche d’un sourire un peu triste fleurissant sur ses lèvres, puis la salua d’un petit signe de tête.

Relâchant ses mains, Diego lui dit :

— Victoria a tenu à t’apporter de quoi manger. Sa cuisine est bien meilleure que celle de la caserne…

Disant cela, Diego s’était à moitié tourné vers elle, lui ouvrant un peu la voie vers la cellule.

Elle s’approcha avec un soupçon d’hésitation, et tendit l’anse du panier à Felipe. Mais les barreaux étaient bien entendu trop serrés pour que le panier pût passer à travers la grille.

— Nous demanderons au sergent Mendoza de te le donner, dit Diego.

Un petit sourire incertain flottait sur les lèvres de Victoria qui ne savait pas trop quoi dire à Felipe étant donné les circonstances, étant donné son propre embarras vis-à-vis de Diego et tout ce qu’il n’avait pas dit à Felipe. Pour l’épargner lui, bien sûr, mais du même coup l’épargnant un peu elle.

Felipe la regardait, avec reconnaissance, avec un peu de joie au milieu de cet océan d’inquiétude répandu dans ses yeux, avec… soulagement ? Il posa ses mains sur les siennes et les serra légèrement.

Victoria quant à elle était toujours taraudée par sa mauvaise conscience pour n’avoir pas cru immédiatement à l’innocence de son jeune ami. Mais maintenant, face à lui et à son regard si intense, elle n’avait plus aucun doute. Ce qui accrut encore son propre sentiment de culpabilité rétrospective et sa gêne à voir une telle confiance dans les yeux du jeune homme.

Une ombre dut alors passer dans son propre regard car celui de Felipe parut se troubler légèrement, une petite brume d’incertitude semblant flotter au fond de ses yeux. Voyait-il donc toujours tout ? Était-il capable de voir jusqu’aux tréfonds de son âme, de deviner ce qu’elle éprouvait, ce qu’elle pensait ? Ce qu’elle avait pensé ?

Cette idée la mit assez mal à l’aise. Felipe avait-il toujours été aussi observateur ? Elle n’y avait jamais réfléchi, mais maintenant elle avait l’impression que presque rien ne semblait lui échapper, échapper à ce regard discret mais scrutateur. En avait-il toujours été ainsi ? Une conséquence sans doute de ne pouvoir entendre, de ne devoir se reposer que sur ce qu’il voyait pour comprendre le monde autour de lui, les gens autour de lui.

Elle n’y avait jamais vraiment réfléchi, mais si au lieu d’avoir un sens en moins, Felipe avait en fait un sens en plus que le commun des mortels ?

Repensant à ce qu’elle tentait de dissimuler à Felipe – pour son propre bien, elle tentait de s’en persuader – elle eut un très léger frisson à l’idée qu’il pût le deviner. Frisson qui bien entendu n’échappa pas à la perspicacité du jeune homme. Il la regarda plus intensément encore, une pointe d’interrogation au fond des yeux.

Bien entendu, elle se raidit encore plus et le sourire qu’elle voulut lui offrir pour camoufler son inconfort était un peu crispé, ce qui eut pour effet d’amplifier la suspicion de Felipe.

Diego sembla sentir – ou voir ? ou comprendre ? – ce qu’il se passait et prit la place de Victoria auprès de son fils, tentant tout à la fois de détourner son attention d’elle et peut-être aussi de servir de “bouclier” pour la protéger de la perspicacité décidément troublante du jeune homme. Ce dont elle lui fut reconnaissante.

Elle posa le panier au sol.

— Tu verras, dit Diego à Felipe en lui désignant le panier d’un geste de la tête, je suis certain que la cuisine de Victoria fera revenir un sourire sur ces lèvres.

Disant cela il pointa un index malicieux vers le visage de son fils tout en forçant un sourire sur le sien, puis lui prit de nouveau les mains dans les siennes à travers les barreaux.

Mais le visage de Felipe eut de nouveau l’expression déprimée qu’il avait lorsqu’ils étaient entrés et que tout son corps reflétait. Ses épaules s’affaissèrent, son dos se vouta un peu, son regard s’éteignit et, dégageant une main il fit un geste vague en direction du panier au sol, l’accompagnant d’un hochement de tête presque insensible et d’un bref froncement de sourcils.

— Il faut que tu manges, Felipe ! le sermonna gentiment Diego.

Victoria ne savait trop s’il avait dit qu’il n’avait pas faim ou qu’il ne voulait pas de son panier – ce qui lui aurait fait plus mal, mais qu’elle aurait en un sens un peu mérité – mais elle avait saisi l’idée générale. Et était d’accord avec Diego, il ne devait pas se laisser dépérir. Et puis manger de bonnes choses était bon pour le moral… l’appétit vient en mangeant, dit-on.

— Promets-moi que tu vas manger quelque chose, insista Diego en montrant le panier. Victoria se fait du souci pour toi, pour ton bien-être. Et Père aussi.

Felipe regarda Victoria avec un mélange d’interrogation et de reconnaissance dans les yeux, mais il eu ensuite un haussement d’épaules assez las et découragé et retourna s’assoir – ou plutôt se laissa tomber – sur sa couchette.

— Felipe, tu ne dois pas perdre espoir ! intervint enfin Victoria. Rien n’est perdu…

Essayait-elle de se convaincre elle-même ? Les choses se présentaient plutôt mal pour lui, tant que l’inconnue ne reprenait pas connaissance. D’ailleurs elle-même n’avait-elle pas… Elle hocha légèrement la tête tel un chien qui s’ébroue, pour chasser de son esprit cette si déplaisante pensée.

Felipe signa une rapide question que Victoria ne comprit pas mais que Diego saisit apparemment parfaitement.

— Rien de nouveau pour l’instant, lui répondit-il. Mais son état ne s’aggrave pas. J’ai bon espoir.

Il accompagna cette réponse d’un sourire un peu contraint, un peu forcé. À Victoria qui avait vu son inquiétude des heures passées il était évident qu’il cherchait surtout à rassurer Felipe, ou du moins à ne pas aggraver son inquiétude.

— Et Victoria a raison, reprit Diego, rien n’est perdu. J’ai bon espoir, répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même. L’alcade a décidé d’être plus prudent et mesuré cette fois. Un dossier a été ouvert et est en cours d’instruction. Il semble avoir retenu la leçon des affaires José Riva et Jacinto Santana, et vouloir prendre son temps avant de mettre en branle des poursuites judiciaires. Cela nous laissera le temps d’entendre la victime si– quand elle se réveillera, et aussi de faire appel dans l’intervalle à notre–

Mais Felipe l’interrompit d’un signe des bras assez las accompagné d’un hochement de tête négatif. Un signe que Victoria interprèterait comme “laisser tomber”. Manifestement il n’y croyait pas. Don Alejandro avait raison, son moral était au plus bas.

— Felipe… l’adjura Diego.

Il y avait dans sa voix un tel mélange d’insistance, de gronderie, de tendresse, de frustration, d’inquiétude, de douceur… d’amour paternel, en somme, que Victoria regretta que Felipe ne pût l’entendre pour en apprécier toutes les nuances, toute la valeur. Le vibrato que Diego avait eu dans la voix quand il avait prononcé ce simple nom remuait Victoria jusqu’aux tréfonds d’elle-même. Cet homme-là aimait son fils plus que lui-même, nul ne pouvait en douter en entendant ceci. Même s’il n’était pas encore officiellement devenu son père. Diego aimait déjà Felipe ainsi depuis longtemps, et se ferait couper en morceaux pour lui, elle en était sûre maintenant.

Et elle se mit à envier Diego. Avoir quelqu’un à aimer à ce point… inconditionnellement… irrationnellement… S’en trouver transformé…

Elle ne pouvait imaginer personne d’autre que Felipe ou Don Alejandro pour qui Don Diego sortirait de son habituelle tranquillité, bouleverserait son train-train quotidien, et même risquerait sa vie.

Et tout à coup, sans trop comprendre pourquoi, elle se mit à envier également Felipe et Don Alejandro. Être capable de susciter un tel changement en Diego, et surtout un tel dévouement et une telle abnégation n’était pas donné à tout le monde, si elle en croyait l’opinion généralement admise sur lui, gentil et généreux au-delà du possible mais pas franchement connu pour ses prises de position audacieuses face à l’adversité ni pour un courage immodéré ou une propension à accepter de se mettre personnellement en danger.

Mais là, il était évident que pour Felipe, il se jetterait aux lions si cela pouvait le sauver.

Elle n’avait jamais vu Don Diego animé d’une telle passion, d’une telle volonté, d’une telle vivacité. Ni d’une telle énergie.

— Felipe… répéta Diego

Il tendit les mains à travers les barreaux, comme un appel accompagnant celui qu’il venait de prononcer et que Felipe n’avait pu entendre, et celui-ci se leva et s’approcha lentement pour saisir les mains offertes de son père. De nouveau Diego pressa les mains de Felipe entre les siennes en signe du soutien inconditionnel qu’il lui apportait.

— Je t’assure que je ferai tout mon possible pour te sortir de là. Et père aussi. Tu n’es pas seul. Tu ne seras plus jamais seul.

Une fois encore, Victoria se sentit presque de trop. C’était une scène familiale très intime à laquelle elle assistait là, où Don Diego parlait à cœur ouvert à Felipe. Et pourtant il ne semblait pas gêné de le faire devant elle. En un sens elle avait toujours eu l’impression que Felipe était la personne au monde avec laquelle Diego parlait le plus librement, le plus sincèrement. Se livrait le plus volontiers ? Était-ce à cause du silence du garçon ? Ou bien parce qu’il l’avait en partie élevé ?

Une fois encore, elle ressentit une petite pointe d’envie, sans trop se l’expliquer. La situation actuelle de Felipe n’avait pourtant absolument rien d’enviable !

— Sois patient, Felipe, l’exhorta Diego. Je sais qu’il n’est pas facile pour toi de rester enfermé ici à ne rien pouvoir faire, à te sentir impuissant, mais pour l’instant l’alcade n’a pris aucune décision. Finalement c’est plutôt une bonne chose. Je t’assure que nous faisons tout notre possible pour te sortir de là par les voies légales et te rendre ton honneur intact.

Lâchant les mains de Felipe et passant ses bras tout entiers à travers les barreaux, il enserra ses épaules et l’étreignit contre lui du mieux qu’il put. De son poste d’observation en retrait, Victoria vit Felipe répondre de même et croiser ses bras derrière le dos de Diego, le serrant comme un naufragé s’agrippe à une bouée.

Après de très longues secondes les deux hommes relâchèrent leur étreinte mais sans se lâcher complètement, les mains de Diego glissant lentement le long des bras de Felipe.

— Mais ne t’inquiète pas, lui dit-il lentement en le regardant droit dans les yeux. Je suis prêt à jurer que si les choses ne tournaient pas comme nous l’espérons, Zorro ne laisserait rien de fâcheux t’arriver et risquerait tout pour venir à ta rescousse. Il ne permettrait pas que l’on touche à un seul de tes cheveux. Aie confiance. Zorro ne te laissera pas tomber.

Victoria vit Felipe hocher lentement la tête de haut en bas, son regard ne se détachant pas une seule fraction de seconde de celui de Diego.

Oui, se dit Victoria. Don Diego a raison. Zorro ne permettra pas qu’un jeune homme soit injustement condamné. Il sauverait Felipe.

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