Mésentente cordiale

Chapitre 13 : Mésentente cordiale - Chapitre 13

2856 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/09/2014 21:33

Quel dommage que le padre fût absent, et pas de retour avant le lendemain ! Lui aurait sans doute pu les renseigner sur l’identité de l’inconnue, ainsi que sur son adresse, donc sur les personnes à prévenir ! D’après la lettre, Los Angeles était bien le but de son voyage, et il semblait avoir un lien avec la mission et l’école. Un enseignant supplémentaire, avait écrit le padre

En attendant, tout ceci ne réglait pas la situation de Felipe…

L’état de la malade semblait stable. Pas forcément très rassurant, mais stable. Au moins, son état n’empirait pas.

Elle paraissait dormir presque paisiblement à cet moment, bien que son visage luisant et rougi laissât deviner qu’elle était en proie à la fièvre. Son corps luttait contre l’infection ou le venin, ou les deux. Pour jeter un œil à l’état de sa blessure, Diego abaissa le drap jusqu’à ses genoux puis releva la chemise de nuit jusqu’à dénuder la moitié de sa cuisse droite.

La plaie était toujours là bien sûr, rougie, enflée, suintante. Mais pas purulente, c’était déjà ça.

Diego imbiba un linge de l’infusion qu’il faisait boire de temps en temps à la malade, lorsqu’elle pouvait avaler quelque chose c'est-à-dire lorsqu’elle était à la limite de se réveiller ou de délirer, et en tamponna la plaie puis le posa dessus pour laisser agir l’extrait de plantes.

Une demi-heure plus tard, il retira le linge et trempa une autre serviette dans le mélange d’eau salée et l’alcool que le médecin avait utilisé précédemment pour nettoyer la plaie. À nouveau il tamponna plusieurs fois pour la désinfecter, mais au lieu de laisser ensuite le linge appliqué sur la plaie il la laissa à l’air libre, sans rabattre ni la chemise de nuit ni le drap. Et au diable la pudibonderie, sa guérison était ce qui importait le plus à Diego.

Surveillant toujours son état, il l’observa d’un peu plus près. Effectivement, elle n’avait pas des mains de paysanne, cela il l’avait déjà remarqué. N’avait pas la complexion très hâlée de ceux qui passent leur vie en extérieur, mais pas non plus la pâleur cultivée dans les salons madrilènes qu’il avait pu fréquenter dans sa jeunesse.

Là, tandis qu’elle gisait sur ce lit, en proie à la fièvre, le visage luisant, la fatigue de son état lui tirant un peu les traits et les cheveux épars collés par la transpiration et la poussière, il était difficile de lui donner un âge. Si ce n’est qu’elle était de toute évidence plus jeune que lui-même. Mais pour le reste… le même âge que Victoria peut-être ? Plus que Felipe, en tout cas. C’était une adulte. Non que Felipe ne le fût pas désormais, ou presque, mais enfin tout de même… il demeurait pour lui le petit garçon qu’il avait recueilli… Les parents sont ainsi faits.

Bref, plus âgée que Felipe et moins que lui-même, c’était là à peu près tout ce qu’il pouvait estimer.

Ne voulant pas laisser croire – ou plutôt deviner – qu’il avait fouillé dans ses affaires, Diego entreprit de remettre tous les effets personnels qu’il avait sortis de son bagage dans le sac de selle. Rapidement il ramassa son petit linge et les fourra au fond du sac, puis il replia les vêtements, posa le livre par dessus, renoua le mouchoir qui contenait les biscuits et, pour ne pas que le chapelet se perdît au milieu de tout cela il eût l’idée de le glisser dans la bourse.

Après en avoir dénoué les cordons il vit qu’en plus des pièces qu’il s’attendait à y voir s’y trouvait un petit étui de cuir. Trop petit pour contenir une arme.

Ayant déjà une idée de ce qu’il allait y découvrir, Diego l’ouvrit et vit une paire de lunettes de vue à verres ovales et à fine monture métallique, munie de branches droites pour les appuyer sur les oreilles.

Ainsi donc elle avait la vue un peu faible ? Diego regarda à travers les verres : effectivement les objets lui apparaissaient un peu flous et les larmes lui montèrent presque aux yeux, mais cela restait très supportable : la correction ne devait pas être trop forte.

Finissant de ranger ses affaires, il jeta un nouveau coup d’œil vers leur propriétaire : elle semblait toujours aussi calme et ne montrait aucun signe ni de réveil – malheureusement – ni d’accès de délire imminent, aussi Diego décida-t-il d’en profiter pour aller rendre visite à Felipe dans sa cellule.

Après un dernier regard sur la patiente il quitta la chambre et redescendit.

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L’activité avait repris dans la taverne et Victoria allait de table en table, étouffant ses bâillements et tâchant de ne rien renverser. Elle n’avait toujours pas récupéré de sa nuit écourtée, sa sieste ayant été perturbée par la pensée de Felipe se morfondant dans sa prison et de sa brouille avec Don Diego.

Quand on parle du loup… Ce dernier était justement en train de descendre les escaliers. Évitant de croiser son regard elle se tourna vers la porte d’entrée. Décidément, elle était cernée par les de la Vega : Don Alejandro venait d’entrer dans la taverne.

— Je viens de voir Felipe, l’entendit-elle dire à son fils. Le moral n’est pas au plus haut, ajouta-t-il.

Pauvre Felipe, soupira Victoria intérieurement. Toujours pas bien fière d’elle-même, elle tâcha d’étouffer sa mauvaise conscience et de se racheter à ses propres yeux en se disant qu’elle allait lui faire parvenir un en-cas pour améliorer le maigre et insipide ordinaire de la garnison.

Elle se glissa dans sa cuisine au moment où Don Diego répondait à son père :

— Je m’apprête à y aller moi-même. Elle est toujours inconsciente.

Nul besoin de s’interroger sur ce elle”, Victoria savait très bien de qui il parlait.

Attrapant un panier en osier elle y glissa un linge propre, quelques fruits, trois tranches de jambon fumé, un œuf dur, deux quesadillas et une part de flan à la cuajada.

Quand elle revint en salle Don Alejandro était en train de rejoindre l’étage supérieur et Don Diego le regardait monter l’escalier.

Allez courage, se dit Victoria, il faut que j’aille lui parler. Belle intention en vérité, et pourtant elle restait plantée sur place près du comptoir, un reste de petite lâcheté l’empêchant apparemment de mettre ses pieds en mouvement.

Mais déjà Don Diego se retournait vers la sortie et allait se mettre en marche.

Allez ! Cette fois Victoria trouva le courage de faire les quelques pas qui la séparaient de lui et, faisant de son mieux pour que cela paraisse fortuit, elle se planta néanmoins en travers de son chemin.

S’arrêtant net avant de la percuter, il la regarda d’un air un peu surpris et interrogateur.

Il faut absolument que je trouve quelque chose à dire… se dit Victoria, vite !

— Je… euh… Alors, comment va notre malade ? demanda-t-elle finalement.

Question sans intérêt bien sûr, non que le sort de la señorita lui fût totalement indifférent, mais enfin elle venait tout juste de l’entendre dire à son père qu’il n’y avait rien de changé. Seulement cela lui permettait de réengager la conversation sans aborder directement les regrets qu’elle savait devoir formuler mais qui avaient décidément bien du mal à faire franchir ses lèvres.

— Toujours pareil, lâcha-t-il, plus laconique que jamais.

Pfff, soupira Victoria, il est toujours en froid avec moi.

— Je vois… répondit-elle, ne trouvant rien de mieux à répondre.

Nouveau silence.

Diego de son côté n’en menait pas beaucoup plus large. Un tourbillon d’émotions entremêlées, toutes plus désagréables les unes que les autres, faisait rage en lui en cet instant. Inquiétude, agacement, gêne, énervement, fatigue, frustration, amertume, et un reste de rancune aussi…

Et ce silence embarrassé entre eux n’aidait pas les choses, en cette heure où plus que jamais il aurait eu besoin du soutien de ses amis. Et surtout de celui de la femme qu’il aimait.

Elle doutait de Felipe. Au cours de toutes ces années, Diego avait pu accepter ses sentiments pour elle, accepter de les cacher, accepter le rôle de l’ami fidèle, accepter qu’elle ne lui offrit à lui, Diego, autre chose que qu’une affection toute amicale ; accepter l’idée que manifestement elle ne puisse aimer l’homme sous le masque. D’elle ainsi que pour elle, il avait presque tout accepté.

Tout, en ce qui le concernait. Mais en ce qui concernait celui qu’il voyait déjà comme son fils… Qu’elle ne fût pas amoureuse de lui-même était une chose, mais qu’elle pût l’espace même d’une seule seconde imaginer que Felipe…

Les connaissait-elle donc si mal tous les deux ?

Mais pourtant elle était là, devant lui, et lui adressait la parole. C’était déjà ça. Et lui, ne trouvait-il mieux à lui répondre que deux simples petits mots, pas même une phrase entière ?

Dans son esprit se combattaient encore la rancœur d’une part et l’envie de se montrer conciliant d’autre part lorsqu’il se força à rompre le silence gêné qui s’était installé entre eux. Mais que lui dire qui ne sonnât ni comme un reproche, ni comme une abdication, comme l’admission d’un tort qu’il ne reconnaissait pas ?

— Je… commença-t-il avant de s’interrompre, indiquant du doit la porte de la taverne. Je retourne voir Felipe. Il doit avoir besoin de…

Il ne précisa pas de quoi, mais peu importait. Victoria avait saisi l’essentiel. Il avait besoin de compagnie, il avait besoin qu’on lui remonte le moral, il avait besoin qu’on lui change les idées.

Il avait besoin de voir quelqu’un qui croyait en lui.

Il avait besoin de son père.

Il avait besoin de savoir qu’on le croyait innocent. Qu’on le savait innocent.

Victoria regarda le bout de ses souliers, puis releva la tête et présenta à Diego l’anse du panier qu’elle tenait.

— J’ai préparé… je me suis dit… il… peut-être une petite collation…

Il la regarda, un peu étonné. Et de voir dans les yeux de Diego cet étonnement à un geste de bonne volonté de sa part lui fit presque mal.

— Enfin… reprit-elle, je me suis dit que cela lui ferait peut-être plaisir ? Lui soutiendrait un peu le moral ?

Diego la scruta encore un instant, presque… dubitatif ? Non, se dit-elle, juste surpris.

— Un geste de bonne volonté ?

Il avait voulu dire cela d’une voix radoucie, reconnaissant le pas qu’elle venait de faire en sa direction – ou plutôt en direction de Felipe ? – et avait même essayé d’y glisser un petit sourire, son propre gage de bonne volonté. Mais alors pourquoi donc était-ce sorti avec ce ton presque revêche, amer, sonnant comme ironique ? Presque comme une accusation, un reproche ? Et pourquoi donc son sourire qu’il avait voulu bienveillant avait-il plutôt eu l’air… narquois ?

Fantastique ! se dit-il alors avec amertume. Non seulement était-il depuis la veille fâché avec le monde en général et depuis le matin même en froid avec Victoria en particulier, mais de plus maintenant il était assez mécontent de lui-même !

Victoria pour sa part accusa visiblement le coup, et regardait son panier qu’elle avait envisagé comme un rameau d’olivier entre Don Diego et elle sans oser relever les yeux.

Il put voir qu’il l’avait de toute évidence blessée, et regretta immédiatement sa répartie un peu trop vive.

Mais bientôt le tempérament tout aussi vif de Victoria refit surface et creva la bulle de mauvaise conscience et de déception qui jusqu’ici l’avait contenu. Comment osait-il repousser ainsi son gage de réconciliation ?

Elle se préparait à sortir une réplique bien sentie et relevait la tête vers Diego pour le fixer droit dans les yeux lorsqu’elle y vit l’habituelle douceur qu’elle ne s’attendait pourtant plus à y trouver. L’ébauche d’un sourire conciliant flottait sous sa moustache et il posa finalement sa main sur l’anse du panier à coté de celles de Victoria.

La surprise qu’elle éprouva à ce changement si soudain arrêta tout net la harangue qu’elle s’apprêtait à lui servir.

Mais bien vite, l’expression de Diego changea de nouveau. Semblant changer d’avis il retira bien vite sa main de l’anse du panier et son visage redevint bien plus neutre. Il détourna le regard en direction de la porte, pinça un peu les lèvres, et eut un raclement de gorge gêné.

Puis il sembla se décider et proposa à Victoria :

— Et si vous alliez le lui porter vous-même ? Cela lui fera sûrement plaisir de savoir que vous pensez à lui…

Je fais un pas, il fait un pas… songea Victoria. Appréciant cette main tendue de sa part à sa juste valeur, Victoria l’accepta et lui emboita le pas, soulagée que, bien qu’aucun des deux n’ait formulé d’excuses ni reconnu ses torts, leur amitié semblât vouloir prendre le (lent) chemin de la réconciliation.

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