Mésentente cordiale

Chapitre 12 : Mésentente cordiale - Chapitre 12

2136 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 06:35

S’apprêtant à redescendre au rez-de-chaussée afin de rouvrir sa taverne aux clients sortis de leur sieste, Victoria Escalante jeta un coup d’œil par la fenêtre pour voir si l’activité reprenait dans Los Angeles.

Tiens ? Mais que faisait donc Don Diego à farfouiller dans les affaires de cette femme ?

Elle avait reconnu son cheval à la description que lui en avait fait le caporal, et puis il n’y avait pas tant de canassons boiteux à la caserne !

En tous les cas, Don Diego paraissait s’intéresser de très près à cette femme, se dit Victoria. Bah, et puis après tout, en quoi cela la regardait-il ? Au moins maintenant c’était lui qui la veillait, pas elle !

Enfin quand même, un homme seul, passer autant de temps dans la chambre d’une dame ! Bon, certes, c’était une malade, et lui le garde-malade, mais tout de même ! Elle n’était pas bien certaine que ce fût bien séant. D’autant qu’il s’apprêtait à passer la nuit auprès d’elle ! La nuit ! Toute entière !

Victoria en vint à regretter que l’inconnue ne vînt pas de ce milieu où une dame ou demoiselle de bien ne se déplaçait jamais sans une duègne. Et elle se demanda : qui, pour jouer les chaperons auprès de Diego et de l’inconnue ? Elle n’allait tout de même pas le faire elle-même, tout l’intérêt de la manœuvre consistant à coller Don Diego auprès de la malade afin qu'elle-même puisse dormir tranquillement dans son lit toute la nuit disparaitrait du même coup !

Mais enfin... Diego et une femme seuls toute une nuit dans la même chambre d’hostellerie... ce ne paraissait pas très convenable.

Non qu’elle n’eût pas confiance en Diego ou en la parfaite correction de ses manières : elle savait qu’il se comportait en parfait gentleman en pareilles circonstances, elle en avait elle-même fait l’expérience un soir qu’ils s’étaient tous deux trouvés contraints de s’abriter dans un vieux moulin isolé et d’y passer la nuit. Il n’avait alors pas fait une seule tentative de quelque nature que ce soit, pas même un regard en coin, rien ! Le parfait gentleman. C’en avait même été presque un peu vexant, en un sens…

Elle n’eût pas le temps de pousser plus avant ses réflexions car Diego entra, un grand sac de selle sous le bras. Lorsqu’il l’aperçut il marqua un temps d’arrêt presque imperceptible et Victoria, quant à elle, se figea une fraction de seconde avant de se tourner dans une autre direction, ressentant le soudain et impérieux besoin de vérifier le nombre de bouteilles encore pleines alignées sur l’étagère derrière son comptoir.

Leurs chemins ne s’étaient pas encore recroisés depuis leur querelle du matin, et l’un s’en ressentait toujours désappointé, agacé et chagriné tandis que l’autre en était à présent plutôt penaude et pas très fière d’elle-même.

Bref, aucun des deux ne se sentait trop à l’aise en présence de l’autre. Et par malchance, il n’y avait personne d’autre présent dans la taverne en cet instant. Ils ne pouvaient donc faire mine de s’ignorer et se plonger dans une conversation avec quelqu’autre client ; il fallut faire face.

Plutôt embarrassé, Diego se racla la gorge et, d’une voix un peu forcée et pas très naturelle, lui demanda d’un ton qu’il voulait anodin :

— J’espère que la chaleur ne vous a pas incommodée... Avez-vous pu vous reposer ?

Minable, se dit-il. Pourquoi donc n’ai-je pas trouvé autre chose à lui dire ?

Toujours très raide, osant à peine le regarder dans les yeux, Victoria fut toutefois soulagée qu’il semblât vouloir faire comme si de rien n’était, et tâcha de jouer le jeu elle aussi. Elle lui répondit alors d’une voix un peu forcée :

— Oui, je vous remercie Don Diego... Vous avez raison, ajouta-t-elle après un petit temps d’arrêt, il fait plutôt chaud aujourd’hui.

Non mais je rêve ! se dit-elle alors. Je n’ai même pas le cran de lui dire que j’ai finalement lu le récit de Felipe ni de lui présenter des excuses pour l’avoir traité de fainéant. Dégonflée ! Est-ce que nous sommes condamnés à ne parler désormais que du temps qu’il fait ?

— Je… euh... commença Diego en indiquant l’étage supérieur d’un geste vague de la main. Je vais retourner vérifier que tout va bien pour notre... euh... notre invitée.

— Oui, répondit Victoria un peu brusquement. Oui, faites.

Il resta encore une seconde à la regarder, semblant attendre d’elle un signe, une parole, quelque chose, elle ne savait quoi – vraiment ? ne le savait-elle pas ? – puis il se tourna brusquement vers l’escalier et grimpa sans se retourner.

Bien involontairement, Victoria se sentit un peu soulagée de ne plus être face à lui, mais elle poussa un long soupir de frustration contre elle-même. “J’ai lu la déposition de Felipe, maintenant je le crois”, non mais qu’est-ce que ça lui aurait coûté de le lui dire, sinon de ravaler un peu sa fierté ?

Ça, et puis aussi : “Que faites-vous avec les affaires personnelles de cette femme ? Vous ne comptez tout de même pas la changer vous-même ?”

Hmm… non, se dit-elle, pas ça. Non qu’elle ne fût pas curieuse de le savoir, mais étant donné l’état récemment un peu... fissuré... de leur amitié, cela ne paraissait pas judicieux. Pas dans l’immédiat, en tout cas.

Soupirant, elle retourna à son comptoir.

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Une tenue de rechange, une bourse, une chemise de corps pour la nuit – jolie broderie fine, ne put s’empêcher de noter Diego – un châle fleuri, des... euh... du petit linge – que Diego s’empressa de mettre de côté sans trop l’examiner – une brosse à cheveux, quelques biscuits écrasés, un chapelet, un livre... et c’était tout.

Cette femme savait voyager léger. Et utile. La marque d’un esprit pratique, se dit-il.

À ceci près qu’il n’y avait pas trace d’une seule arme, pas même un couteau. Pratique, mais guère prudente, cette voyageuse solitaire...

Diego regarda de plus près le chapelet : vert et bleu, les Pater et Gloria en lapis lazuli, les Ave en malachite, c’était de loin l’objet le plus précieux de tout le bagage. Héritage familial ? Au revers du petit médaillon qui constituait la pièce centrale, surplombant le crucifix, était gravée une dédicace à Santa Maria de la Luz.

Le linge n’était pour certaines pièces pas marqué, pour d’autres juste marqué des mêmes initiales L et A que le mouchoir. Ah ! la chemise était brodée à son col d’une plus longue série d’initiales : M.L.S.I.A.V.S.G.P.

Longue, mais peu parlante.

Les biscuits étaient enveloppés dans un mouchoir. M.L.A.P. Ses initiales, un peu plus complètes que sur l’autre ? Bref, cela ne lui apprit rien de plus utile sur elle.

Diego regarda le livre, et fut un peu surpris en en reconnaissant le titre : Cartas eruditas y curiosas, de Benito Jerónimo Feijóo ; le tome cinq.

Il allait le reposer sur le chevet lorsqu’il vit un papier en dépasser. Curieux, et bien que cela ne le regardât en rien, il saisit le coin de la feuille et tira dessus pour le sortir d’entre les pages qui l’enserraient.

La feuille était pliée en quatre, et était couverte d’une écriture manuscrite. Diego la déplia et vit qu’il s’agissait de toute évidence d’une lettre. Immédiatement il en regarda la signature : elle émanait du padre Benitez !

De plus en plus curieux, et apaisant sa mauvaise conscience en se disant qu’il faisait cela uniquement dans le but de pouvoir identifier l’inconnue, il se mit à la lire.

Ma fille,

C’est avec grand plaisir que j’ai reçu votre réponse témoignant de l’intérêt qu’a éveillé en vous la demande que j’avais fait relayer dans les différentes missions de Californie et les paroisses avec lesquelles je me trouve avoir quelques contacts.

Comme vous pourrez le constater, notre pueblo est de taille bien modeste, bien plus que les villes que vous avez connues si j’en crois ce que vous m’avez indiqué dans votre lettre. Les habitants sont pour l’essentiel des peónes, parfois illettrés, mais il y a aussi quelques familles de commerçants, de rancheros et de propriétaires terriens.

Et pour répondre à la question que vous avez formulée dans votre courrier, la taille de notre pueblo et le nombre d’enfants qui fréquentent l’école de la mission fait que tous sont regroupés et que nous n’envisageons pas de séparer l’enseignement prodigué aux filles de celui dispensé aux garçons.

L’arrivée d’un enseignant supplémentaire à la mission nous permettra certes de les séparer mais je songeais plus à le faire par groupe d’âge ou de niveau d’apprentissage, afin de permettre une meilleure adaptation aux besoins de chacun en fonction de ce qu’il sait déjà et de ce qu’il a encore à apprendre.

Ce serait avec joie que je vous recevrais si malgré la distance vous souhaitiez vous faire une idée par vous-même et si vous désiriez discuter de tout ceci et même plus de vive voix. Il vous suffira de vous présenter à la mission ou à l’église, et de demander après moi.

Si votre intérêt se maintient, permettez-moi de vous souhaiter de faire bonne et paisible route depuis Monterey.

Dominus tecum, mea filia, et i in pace.

Votre humble et dévoué serviteur,

Padre Benitez, humilis peccator

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