Mésentente cordiale

Chapitre 10 : Mésentente cordiale - Chapitre 10

3190 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 08:47

L’heure de la sieste parut à Victoria ne jamais vouloir arriver ce jour-là. La matinée s’était étirée en longueur, le déjeuner n’en finissait pas, et les clients étaient nombreux, bruyants et exigeants ; du moins était-ce ainsi qui qu’elle le ressentait.

Du côté des clients on avait vite remarqué que la patronne n’était pas dans un bon jour ; et s’il en restait à qui cela avait échappé, son altercation avec Don Diego leur avait ouvert les yeux. Mais ce qui avait le plus étonné le “public” de leur petite scène impromptue n’était pas de voir la señorita Escalante hausser le ton : on connaissait son tempérament plutôt… volcanique, pour rester poli.

Non, ce qui laissa les témoins de ce vif échange pantois est le comportement de Don Diego : d’une part il n’avait pas pour habitude de tenir tête à quiconque élevait un tant soit peu la voix, mais surtout aux yeux de certains habitués plus observateurs que d’autres, il était très surprenant de le voir hausser le ton face à la señorita Escalante. En effet, et sans qu’il en sût rien lui-même, certains clients réguliers avaient remarqué d’une part son assiduité à la taverne – pour un homme qui était très peu porté sur les boissons un peu… viriles – et d’autre part les regards un peu prolongés et appuyés qu’il posait sur la patronne lorsqu’elle ne le regardait pas.

Moui, pour ceux-là, la courte diatribe teintée d’amertume qu’il avait laissée échapper au sujet de Zorro au cours de sa discussion houleuse avec Victoria avait tout son sens. Mais après tout, se disaient-ils, pourquoi donc se mêler des histoires de cœur des uns et des autres ? De toute façon le pauvre garçon n’avait strictement aucune chance, alors ils comprenaient qu’il ne dise rien à sa belle…

Maintenant que le spectacle était fini, ils avaient repiqué la tête qui dans son assiette, qui dans son verre, étonnés toutefois que de la Vega eut osé tenir tête à quelqu’un, et renvoyer la señorita Escalante dans ses cordes.

z~z~z~z~z~z~z

La sieste, enfin !

Victoria poussa un soupir de soulagement lorsque le dernier client eût franchi la porte et que son établissement se retrouva vide.

Elle se sentait vidée, vraiment, et une sorte de bourdonnement incessant lui restait à l’esprit : elle avait réellement besoin de calme et de repos.

Lentement, trainant les pieds, elle gagna l’escalier et le gravit presque avec peine, motivée toutefois par la perspective du repos bien mérité. Une fois dans sa chambre elle ôta son tablier, ne prit pas la peine de l’accrocher à la patère derrière sa porte mais le jeta négligemment dur le dossier de la chaise près de son lit et se laissa tomber sur le matelas.

Elle était fatiguée. Elle avait sommeil. Elle pensait qu’elle s’endormirait dès qu’elle aurait posé sa tête sur l’oreiller, mais il n’en fut rien. La scène avec Don Diego lui revenait en tête. Son amertume, ses mots inhabituellement durs et cassants, et surtout son ton froid et coupant comme de la glace. Sa colère. Son inquiétude pour Felipe.

Et ses mots à elle. Sa propre dureté et ses reproches envers Diego. Ses accusations de paresse et d’oisiveté. Et Felipe… À un moment donné de la dispute elle avait complètement perdu de vue son inquiétude et sa souffrance de père pour Felipe. Oui, comment avait-elle pu lui reprocher d’avoir passé une nuit tranquille alors qu’il savait son fils en prison ? Bien sûr que lui non plus n’avait pas fermé l’œil de la nuit !

Elle-même était bien fatiguée, oui, et elle aimerait bien dormir, là, maintenant, tout de suite, mais Don Diego l’en empêchait. Ou plutôt sa propre mauvaise conscience, sa culpabilité envers lui l’en empêchait. Ce n’était pourtant pas de sa faute si Felipe était en prison ! Elle avait grand besoin de dormir, et Don Diego osait lui demander de sacrifier sa sieste pour lire ce qu’il lui avait passé : c’était un peu fort !

Bon, d’accord, elle allait dormir d’abord, puis ensuite s’il lui restait un peu de temps avant la reprise du travail elle lirait ces fichus papiers…

Deux minutes venaient encore de s’écouler, et elle ne dormait toujours pas… Le témoignage de Felipe était là, dans la poche de son tablier, presque à portée de main… Mais vraiment, elle avait trop sommeil. Trois minutes… il lui suffirait de tendre le bras vers la chaise et de fouiller dans la poche pour… La cloche de l’église sonna le quart d’heure, et elle ne dormait toujours pas.

Oh, c’est bon Don Diego, vous avez gagné !

Un peu agacée, elle se redressa péniblement en position assise sur le bord de son lit et attrapa son tablier. Plongeant la main dans sa poche elle en retira les feuillets que Felipe avait noircis de son écriture saccadée, sans doute rendu nerveux par la situation et l’enjeu. Se calant contre son oreiller, elle commença à lire.

Surprise, elle trouva que le récit commençait très abruptement, mais après tout se dit-elle, Felipe avait dû choisir d’aller droit au but, d’entrer directement dans le vif du sujet : c’était un témoignage pour une enquête, pas une lettre personnelle ni un roman à l’eau de rose. Les faits, rien que les faits, avait dû lui dire Don Diego.

Elle recommença sa lecture en reprenant le haut de la première page :

Le cheval se cabra et la cavalière fit de son mieux pour rester en selle ; elle tint bon et tira fortement sur les rênes, tentant de maîtriser sa monture. Mais ce ne fut pas suffisant et son cheval se cabra de plus belle. Cette fois, la bête tomba à terre sur son côté droit avec sa cavalière toujours en selle, que je vis ouvrir grand la bouche en heurtant le sol, sans doute pour crier.

J’eus peur pour elle et mis immédiatement pied à terre pour me porter à ses côtés et m’enquérir de son état.

Elle serrait visiblement les dents et avait le visage crispé, signe qu’elle devait souffrir. Par chance son cheval se releva, libérant alors sa jambe gauche qui était jusque là prisonnière entre le sol et le flanc de l’animal, et il s’éloigna en boitant à plusieurs pas de là, me permettant ainsi de m’accroupir auprès de la blessée.

Je ne peux dire si elle gémissait ou non mais elle fronçait les sourcils, plissait les yeux et respirait fortement, soufflant à la fois par les narines et la bouche. J’eus peur qu’elle se soit brisé quelques côtes dans sa chute, mais un examen rapide me permit de déceler la source de son inconfort : elle avait chuté sur son épaule et sous le choc et l’angle d’impact, celle-ci s’était déboitée.

Lui faisant signe, je tâchai de lui faire comprendre que j’allais l’aider, qu’elle ne devait pas bouger, qu’elle ne devait pas chercher à se relever. J’essayai également de lui faire comprendre que je ne pouvais ni entendre ni parler, mais je crois qu’elle ne saisit pas un seul de mes signes ; sans doute avait-elle l’esprit trop embrumé par la douleur ou par le choc consécutif à la chute, car je distinguai alors un filet de sang coulant de son front, et une bosse se formait juste dessus de sa tempe gauche : elle avait dû se cogner la tête au sol en tombant. Par chance il n’y avait pas de pierre à cet endroit, juste quelques petits cailloux qui lui avaient éraflé le côté du visage.

La femme parut enfin comprendre que je souhaitais examiner son état et jauger ses blessures. Elle me laissa approcher. La jambe qui avait été un peu écrasée par le poids du cheval paraissait ne pas avoir souffert, et la victime ne semblait pas avoir de côtes cassées – pour le peu que je pus constater – car elle prenait de profondes respirations, chose qu’elle n’aurait pu faire sans en ressentir une très vive douleur si cela avait été le cas.

Je pense qu’elle est en fait tombée d’abord sur le haut de son corps, et que son épaule et sa tête furent les premières à heurter le sol, encaissant toute la violence du choc. Cela laissait donc espérer que le coup à la tempe, les éraflures au visage et la luxation de l’épaule étaient les seules blessures dont elle souffrait, et que ses jours n’étaient pas en danger.

Toutefois il fallait absolument réduire cette luxation, d’abord afin qu’elle cessât d’en souffrir, ensuite parce que face à pareille blessure, le temps joue contre la guérison : plus longtemps la tête de l’humérus reste sortie de son logement, et plus les tendons et l’articulation risquent de garder de séquelles, facilitant ainsi les récidives lors de gestes presque anodins.

Aussi je tentai de lui faire comprendre que j’allais lui redresser le buste et me placer derrière elle pour tâcher de remettre son épaule en place, mais une fois encore elle parut ne rien comprendre à mes gestes. De plus, elle semblait de plus en plus agitée, en raison de la douleur et de la confusion je suppose.

Mais tandis que je tentai de l’apaiser et de me faire comprendre, je vis le scorpion s’approcher de nous.

Quoi ? s’exclama intérieurement Victoria. Un scorpion ? Il n’en avait pas encore parlé jusqu’ici ! Elle reprit ensuite le cours de sa lecture.

…je vis le scorpion s’approcher de nous. Avant que j’aie eu le temps de réagir, celui-ci, sans doute excité par toute l’agitation précédente, attaqua la jeune femme en la piquant à la cuisse droite à travers son vêtement. Sur le moment elle crispa plus encore les traits de son visage.

Ensuite elle regarda sa jambe, incrédule, puis elle parût comprendre ce qui venait de se passer. Pour ma part je tentai de garder la tête froide et d’agir vite : je saisis mon couteau, dégageai la jupe et le jupon de la victime, lui faisant signe qu’il fallait faire sortir le venin. Mais soit qu’elle ne comprît pas, soit qu’elle paniquât, en tous les cas elle se mit à s’agiter et à me demander de ne pas le faire – du moins de ce que je pus en lire sur ses lèvres.

Mais je savais que plus elle s’agitait plus le venin se diffuserait rapidement, et il fallait bien le faire sortir. Je pense qu’elle ignore tout des piqures de scorpion ou de serpent et des façons de les traiter. Pressé par le temps et me devant d’agir vite, je décidai alors de me passer de sa coopération, me disant que je lui expliquerais plus tard la nécessité de cet acte.

Je bloquai donc son genou en le coinçant sous le mien et d’une main je lui maintins la cuisse au sol tandis que je tenais le couteau dans l’autre. Mais la blessée s’agita plus encore et sans doute effrayée par le couteau elle me demanda de le lâcher, mais il fallait que je fasse sortir le venin et je n’avais pas le temps de le lui expliquer par gestes : le temps pressait. Alors je redoublai mon emprise sur sa jambe en appuyant dessus de toutes mes forces : il fallait à tout prix l’empêcher de bouger pendant que je pratiquais l’entaille, sans quoi la lame risquait de déraper, de manquer l’endroit de la piqure, et aussi de la blesser ailleurs. Et puis il fallait agir vite.

J’essayai de ne pas paniquer et entaillai d’un coup sec la zone en question, partant de quelques pouces au dessus, passant en plein sur la piqure et continuant sur quelques pouces en dessous. Je pressai ensuite les deux côtés de l’incision pour faire saigner la plaie en évacuer le plus de poison possible.

La jeune femme avait cessé de se débattre, elle regardait simplement la plaie d’un air atterré et ne disait rien. Mais je ne m’inquiétai pas, pensant qu’une fois qu’elle aurait été amenée au pueblo, chez le médecin, celui-ci lui expliquerait tout.

À présent qu’elle était un peu plus calme, il me fallait m’occuper de son épaule. À nouveau je tentai de lui faire signe que j’allais remettre l’articulation en place et qu’elle devait me faire confiance, mais comprenant que j’allais toucher son bras et son épaule qui la faisaient grandement souffrir elle se recroquevilla et je crois qu’elle essaya de me dire de ne pas y toucher. De son autre main elle me fit signe de reculer. Elle semblait redouter terriblement la douleur qu’elle imaginait déjà rien qu’à l’idée que l’on touchât son bras.

Mais là encore je savais qu’il fallait remettre la tête de l’os en place dans son omoplate au plus tôt. À nouveau elle paniqua et sans doute cria, me parla aussi probablement, mais je ne regardais plus son visage. Elle se débattit et je ne pus me placer dans son dos, alors pour réduire la luxation je dus rester face à elle, immobiliser ses épaules en la plaquant au sol avec mon buste et en les maintenant avec mon bras gauche, les doigts de ma main droite tâtant l’articulation pour sentir la position de l’os, tandis que du bras droit je la saisis juste au dessus du coude, et d’un coup sec je remis l’épaule en place.

Ce faisant, je sentis un souffle sur le côté de mon visage, ce qui me fait penser qu’elle cria fortement. Mais lorsque je tournai la tête vers elle je vis que, probablement sous l’effet conjugué de la douleur et du coup qu’elle avait reçu à la tête en tombant, ainsi peut-être que d’une partie du venin que je n’avais pas pu évacuer et s’était déjà répandu dans son organisme, elle avait perdu connaissance.

J’en étais là lorsque je sentis quelque chose me toucher le dos et me retournai : je vis alors le sergent Mendoza pointer son sabre sur moi. Je me relevai et tâchai de faire comprendre qu’il fallait ramener cette femme au plus vite au pueblo, qu’elle devait voir un médecin. Il me fallu une bonne minute pour comprendre ce que les soldats de la patrouille croyaient s’être passé, tant j’étais à des lieues de penser à pareille chose. Et lorsque je compris, j’eus beau tenter de m’expliquer, rien n’y fit : personne ne comprenait mes gestes. Me disant qu’une fois de retour au pueblo le malentendu se dissiperait rapidement, notamment lorsque la jeune femme aurait repris connaissance, je me laissai lier les mains et ramener par les soldats, bien qu’il me coûtât de me laisser traiter comme un criminel, surtout par des personnes que je connaissais bien. Et qui, je le pensais jusque là – apparemment à tort – me connaissaient bien elles aussi.

C’est sur cette note d’amertume que se concluait la déposition de Felipe, laissant à Victoria matière à réflexion.

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