Âme de Pureté

Chapitre 102 : L'Expiation | Chapitre 102

3989 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/08/2020 18:36

Le jour où Shadi est apparu dans ma chambre pour insuffler l’âme d’Éléonore en moi, j’ai ressenti une douleur incommensurable. On aurait dit que mon enveloppe se rejetait elle-même, mon être brûlait, incapable de tenir l’intensité avec laquelle cet esprit grappillait en deux secondes les plus infimes cellules de ma chair. Intérieurement, j’ai hurlé, j’ai cru mourir. Puis tout est redevenu normal, et Éléonore vivait désormais dans mon corps sans que je puisse communiquer avec elle. Tout au long de ma vie, elle m’a façonnée depuis la bibliothèque au gré de ses envies pour m’empêcher d’éprouver la moindre douleur psychique. Physiquement, je pouvais me blesser, je pouvais saigner, mais psychologiquement, je ne me sentais pas submergée par l’émotion. À l’annonce du divorce de mes parents et de mon déménagement au Japon, j’ai pleuré, non pas de tristesse, mais de culpabilité. Je ressentais de la joie alors que j’aurais dû m’effondrer de peur.

« À l’instant où je suis entrée dans possession de ton corps, je voulais brûler tout ton être, te réduire en cendres sous les yeux impassibles de Shadi. »

Malgré tout, j’ai avancé, j’ai vécu, comme l’aurait fait n’importe qui. J’ai ignoré l’absence de pleurs jusqu’au jour où nous avons été réunies, celui où mes émotions ont été décuplées par deux, pour deux âmes meurtries.


Allongée sur le sol des ruines de Kul Elna, la vue masquée par les phalanges osseuses d’un monstre vengeur, je songe à ce que ressemblerait la mort si elle me tuait ici, tout de suite. Serait-elle pénible et douloureuse ? Cela dépend de son envie de me faire du mal. C’est ironique, rien que d’y penser. Toute ma vie, elle s’est efforcée d’anéantir le moindre fragment de souffrance au fond de mon cœur. Pourtant, elle est sur le point de me porter le coup de grâce.

— Tu es beaucoup moins loquace tout à coup.

Je ferme les yeux, incapable de maîtriser la panique qui cloue mon corps au sol. Des prières se formulent négligemment dans mon esprit avant de disparaître, incomplètes. De toute façon, je n’ai jamais été croyante.

— Tu me laisses te tuer, aussi facilement ?

Le vent s’infiltre à travers les phalanges et me caressent les joues. Mes yeux piquent, des larmes flouent le bleu du ciel et parsèment ma peau de frisson.

J’ai peur.

— Mh ?

— J’ai peur, je répète à haute voix.

— Parce que tu crois que je n’avais pas peur ce jour où ils m’ont détruite ?

Éléonore ne m’écoute plus, elle n’écoute que son âme, que sa plaie qui n’a jamais cicatrisé au fil des siècles d’errance. Avant que Maximilien Pegasus ne scelle nos vies dans l’espoir de ramener Cécelia des enfers pour la contempler une dernière fois. À cette pensée, je remarque l’absence de rancœur à son égard. Et c’est certainement ça qui nous différencie tant, Éléonore et moi.

Le pardon.

La pression sur mes membres s’accroit et m’étouffe. Les percussions de mon cœur tambourinent mon crâne. Mes os sont sur le point de se briser.

— Gardien de la Forteresse, souffle de feu !

Ce timbre affirmé, celui d’une femme, il me rappelle quelqu’un. Les ténèbres voilant ma vision s’évaporent, les phalanges fondent et sauve mon corps d’une mort certaine. Le bleu du ciel s’est évanoui pour une couche noire et menaçante.

Une bouffée d’air emplit mes poumons, je suffoque, les mains portées à ma gorge. Les soldats réduits à de simples squelettes qui m’encerclaient reculent sous l’intimidation d’un imposant dragon aux écailles éclatantes. Cette créature… Je la reconnais, il fait partie du jeu Duel de Monstres ! De son dos s’élancent deux Égyptiennes, l’une à la chevelure brune, munie d’un sceptre, l’autre, au visage entouré d’un fin voile beige, arbore une sorte de plaque dorée en forme d’aile d’ange sur son bras droit. Une jauge à moitié pleine scintille en son sein.

— Isis, les objets du Millénium !

Pendant mon moment d’égarement, Éléonore s’est parée de chaque artéfact. L’armée réagit à ses moindres gestes, j’en déduis qu’elle les contrôle. Ma théorie se confirme lorsqu’elle leur ordonne de se lancer à l’assaut de mes deux sauveuses.

Une seconde, elle a bien dit Isis ?

— Immobilisation ! s’exclame la seconde à l’approche d’une dizaine d’ennemi.

Seul trois d’entre eux se stoppent, envoutés. Les autres poursuivent leur chemin, réduits en cendres par le Dragon de la Forteresse. La jauge au bras d’Isis se vide partiellement. Celle-ci pose un genou à terre, le souffle saccadé. Elle adresse un regard de détresse à son amie.

— Je ne pourrais pas tous les contenir !

Un gloussement tranche les airs, Éléonore nous contemple toutes les trois avec dédain.

— Évidemment que tu n’en es pas capable, raille-t-elle en dégageant une poignée de cheveux dans le but de souligner son nouveau collier. Sans ce petit bijou, tu n’es d’aucune utilité, Isis.

Ça y est, cela me revient à présent. Isis fait partie de la garde royale d’Atem. Elle est chargée de sa protection et a, selon les dires de l’esprit, commandité son exécution malgré l’affection du pharaon. De tous les témoins de sa prise de pouvoir, Isis est celle qui requiert toute l’attention de notre bourreau.

— Q-Qui es-tu ? demande le sosie d’Ishizu Ishtar.

Éléonore claque des doigts, les soldats forment un rang à deux pas d’elle, leurs épées prêtes à déchirer n’importe quelle partie de son corps.

— Celle qui causera ta perte, Isis.

Son visage se tourne vers l’autre fille, l’air paniqué.

— Tu dois être Mana, pas vrai ? La meilleure amie de Sa Majesté, celle qui donnera naissance à la Magicienne des Ténèbres.

Maintenant qu’elle le mentionne, elles se ressemblent énormément, si ce n’est la teinte de leurs cheveux. Celle-ci, les doigts tremblant sur son bâton enchanté, gonfle sa poitrine et soutient le regard d’Éléonore.

— Oui ! Et nous devons récupérer tous les objets du Millénium. Remets-les-nous, et nous ne te ferons aucun mal !

Je me raidis. Ses arguments sont vraiment inappropriés quand on connait d’avance la fin tragique de son histoire. Ses joues se creusent dans un sourire indéchiffrable, elle caresse d’une main distraite le puzzle plaqué contre son ventre.

— Me faire de mal ? Ma chérie, voyons. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, vous n’êtes pas en position de force.

Elle se décide enfin à me toiser.

— Bien au contraire, vous allez toutes périr ici. Un tombeau pour trois, j’espère que cela ne vous dérange pas.

D’une lenteur extrême, elle relève son index et son majeur en direction des squelettes. Une boule se bloque dans ma gorge. Je dois faire quelque chose, le destin de ce monde en dépens.

— C’est tellement théâtral, je grince entre mes dents.

Ma remarque, bien que murmurée, la coupe dans son élan.

— Tu trouves ? Pourtant, j’estime que c’est une fin parfaite. Je vous fais l’honneur de vous tuer en héroïnes, ne me remerciez pas.

Instinctivement, je baisse une main à ma poche, bombée d’une forme rectangulaire. Le Royaume des Ombres et cette vision du passé ne sont pas si différents. Si le Dragon de la Forteresse évolue en ces lieux, alors il n’est sûrement pas le seul.

— Attaquez ! proclame Éléonore en claquant des doigts.

Isis tente de reculer et trébuche en arrière, ses yeux bleus s’ouvrent d’effroi.

— Je ne comptais pas te remercier, je grogne avant d’extirper mon jeu de cartes. Ninja Blanc, protège -la !

Une décharge secoue mon bras alors que je tends le bout de carton en direction de l’assaut. Un samouraï se matérialise devant l’Égyptienne et fend d’un coup de sabre le soldat prêt à la tuer. Cette scène me remémore étrangement le jour où ce même monstre m’a secourue face à ce reflet, à Éléonore, encore une fois.

— Incroyable ! s’écrie Mana, poussant sur ses jambes pour me rejoindre. Comment tu fais ça sans plaque d’invocation ? Tu es une magicienne, toi aussi ? Apprends-moi !

Elle presse son épaule contre la mienne, je grimace, incapable d’expliquer la raison de tels pouvoirs.

Le ninja permet à Isis de battre en retraite, mais d’autres assaillants s’échappent de la terre pour détruire notre nouvel allié.

— Il n’y arrivera pas seul ! je m’égosille en piochant dans mon jeu. Prêtez-lui mainforte : Day Grepher, Chevalier Commandeur et Chevalier Epée !

Les trois guerriers apparaissent en ligne de défense et repoussent la masse. Sans perdre de temps, je les contourne et force Isis à se relever, son bras autour de mes épaules.

— Merci, chuchote-t-elle en me gratifiant d’un sourire bienveillant.

Je lui renvoie le même quand les éclats de voix d’Éléonore me provoquent un violent sursaut.

— Pourquoi les aides-tu ?! Tu sais à quel point elles m’ont fait souffrir ! Comment oses-tu me trahir de la sorte ?!

Mes entrailles se tordent de douleur, je contiens l’envie de vider mes tripes dans le désert. Elle semble oublier qu’elle était prête à me tuer quelques minutes plus tôt sans l’intervention d’Isis.

— Toute ma vie, j’ai essayé de te rendre heureuse, gémit-elle, plaintive.

Des larmes s’écoulent sur ses joues, mais j’ai du mal à savoir si elles sont vraies ou si cela fait partie intégrante de sa petite comédie. Toujours est-il que mes chevaliers commencent à faiblir face à la troupe adverse. On dirait qu’ils gagnent en puissance grâce au désespoir de leur maître.

— Besoin d’un coup de pouce ? Ne vous inquiétez pas, Mana la Magicienne des Ténèbres est là pour vous aider !

L’Égyptienne agite son sceptre vers nos défenseurs et leur insuffle un regain d’énergie. Je la remercie d’un signe de tête, même si cela ne durera pas éternellement. Mon regard se pose sur les objets du Millénium.

— On doit les récupérer, marmonne Isis dans le creux de mon oreille.

J’acquiesce en silence. Mais comment ? Éléonore ne se laissera pas approcher si facilement, du moins ni par Isis, ni Mana. Une idée germe dans mon esprit, mais elle ne se fonde sur aucune base solide. Mana se glisse à nos côtés. Les yeux fixés sur les traits déformés d’Éléonore, je desserre mon emprise sur Isis.

— Tu peux t’occuper d’elle ? je questionne la magicienne, qui s’empresse de prendre ma place de soutien.

Son visage se voile d’inquiétude.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Je hausse les épaules. Si seulement, je le savais moi-même. Mon attention passe de l’une à l’autre, puis se détourne vers l’horizon. Les ténèbres règnent en maître sur le royaume d’Atem à cause de Bakura, bientôt il aura conquis le ciel et le reste du monde. Nous ne pouvons décemment pas le laisser atteindre son objectif.

« Cela fait bien longtemps que je n’ai plus peur du monstre sous le lit, il est l’heure de le prouver, Yuurei. »

À l’instant où j’esquisse un premier pas en direction d’Éléonore, deux boules roses et vertes s’échappent de ma poche et se posent sur mes épaules.

— Vous devriez vous planquer, je ne veux pas qu’il vous arrive du mal.

Le Duo Gellen frémit, mais s’applique à me conforter dans ma décision. J’avance d’un second mètre, qui cette fois alerte l’esprit.

— Mh ? Tu as enfin retrouvé tes esprits ?

Un vent glacial souffle dans mon corps, je détends mes doigts, s’apparentant à des bâtons gelés.

— Toi, sombre âme qui a péché par ses actes, tu ne mérites par de vivre auprès du commun des mortels.

Les chevaliers s’écartent sur mon passage et empêchent les soldats squelettiques de m’approcher. Le Ninja Blanc m’accompagne sur une dizaine de mètres, un shuriken dans la main, un sabre de l’autre. Mes anges semblent communiquer avec lui. L’espace d’une poignée de secondes, mon esprit vagabonde et s’interroge sur la nature de leur discussion. Ont-ils peur ? Craignent-ils qu’Éléonore se débarrasse d’eux comme nous nous sommes débarrassés des nuisibles sur notre chemin ? M’en veulent-ils d’avoir emprunté cette voie ? Qui sait, peut-être qu’un jour la technologie de la KaibaCorp sera suffisamment développée pour répondre à toutes ces questions.

— Au nom du Royaume des Ombres, je décide de t’envoyer dans un endroit si noir et horrible que tu n’en sortiras qu’une fois repentie.

Les lèvres d’Éléonore s’entrouvrent, soulignant sa dentition curieusement blanche, contrastant avant l’apparence de son enveloppe : sale.

— Tu veux m’envoyer au Royaume des Ombres ? Serais-tu devenue stupide ? Je vis au Royaume des Ombres !

Sa dernière phrase d’achève dans un hurlement. Devrais-je être surprise de l’apprendre ? Si je le suis, alors mon être est si épouvanté qu’il ne réagit pas.

— Tous ces siècles avant que Shadi ne soumette l’œil du Millénium à ce connard de Pegasus, j’ai erré dans cet enfer !

Une bourrasque me frappe le visage, comme si les éléments se mouvaient en raccord avec ses émotions. Je serre les mâchoires pour ne pas défaillir, pour ne pas lui montrer une once de peur dont elle se nourrirait. Plus qu’une dizaine de pas avant d’arriver à sa hauteur, je perçois l’affolement de mon cœur, couvert par le brouillard de mes pensées.

— Durant tout ce temps, j’ai attendu encore et encore pour avoir enfin la chance de mener ma propre existence ! Et maintenant que j’ai l’opportunité de changer le cours du destin, tu crois que je vais te laisser m’arrêter ?!

Hors l’affection malsaine qu’elle me témoigne depuis quelques mois, il n’y a qu’une chose qui peut la pousser à se débarrasser de moi : la possibilité de renverser son avenir funeste. Le Ninja Blanc ne me suit plus, je lui ai fait signe de m’abandonner en chemin. La pression du vent me repousse irrémédiablement en arrière, je me concentre sur les parures du Millénium pour avancer. Le visage d’Éléonore ne cesse de virer d’émotions, tantôt désespérée, tantôt déformée de colère.

— Tu voulais vivre ta vie sans moi, pas vrai ?! En voilà l’occasion, en m’aidant, notre rencontre s’effacera du cours de l’histoire, car j’aurais vécu sans la moindre souffrance !

Son discours trahit le précédent, selon lequel elle souhaite rester auprès de moi pour me rendre heureuse. Elle ferait n’importe quoi pour gagner ma confiance, après l’avoir rompue à maintes reprises. Intérieurement, je ressasse toutes les fois où elle a dépassé les limites, au mal qu’elle a fait subir à Yugi, à Zoé, à Joey. Et à moi.

À un mètre d’elle, je plante mes pieds dans le sable et me maintiens dans un équilibre précoce. La puissance des sept artéfacts est perceptible, je ressens une vague de chaleur irradier ma peau.

— Dis quelque chose !

— Je ne veux pas que ton existence s’efface.

Ses traits s’étirent de surprise, puis se froncent. Pour la première fois depuis notre union, j’ai l’impression d’être la seule capable de lire dans ses pensées, contrairement à elle qui cherche sur mon visage la signification de mes mots.

— Menteuse !

L’œil du Millénium au creux de sa main ressemble à une boule de feu. Mes genoux se plient, peinant à garder une position stable. Je serre les dents et ignore le sable dans mes yeux pour la fixer.

— Je veux t’aider à changer ton destin, j’ajoute, sincère.

Une fenêtre d’actions, une ouverture, je patienterai le temps qu’il faudra pour gagner sa confiance, quitte à en subir les conséquences. Le tremblement de ses épaules s’apaise, signe que mes paroles font leur petit effet.

— C’est faux.

Je baisse les yeux et tique. Mes poings se serrent et je me décide à libérer toute la frustration qui m’habite.

— Malgré tout ce que tu as fait dans le présent, tu ne méritais pas une telle mort. Tu ne méritais pas que ton esprit soit ainsi malmené. Crois-moi, Éléonore, tout ce que je désire, c’est… !

Une bonne âme au mauvais endroit, au mauvais moment, c’est ce qu’elle fut autrefois. Peut-on réellement en vouloir à quelqu’un qui aspire simplement à se venger après avoir vécu les pires atrocités au Royaume des Ombres ? De ce que j’y ai vu, la réponse est sans équivoque. Sa bouche s’ouvre, l’image de l’innocente Égyptienne survivante du massacre de Kul Elna apparait l’espace d’une seconde.

C’est le moment.

Proche du sol pour me tenir en place, ma main saisit un des morceaux de jarre brisée tout à l’heure. Je puise dans toutes mes forces et la poussée d’adrénaline pour me précipiter au visage d’Éléonore.

— Que le jeu des ténèbres s’achève !

La lame atteint son objectif et sectionne sa carotide.

Ma vue s’embue, mon poignet saccadé enfonce le fragment contre son cou malgré sa résistance, s’affaiblissant au fil des secondes. Mes narines s’imprègnent des effluves de sang. Des gémissements étouffés s’impriment dans ma tête. Bientôt, son corps vacille en arrière et m’emporte dans sa chute. Je lâche brusquement le morceau de jarre planté dans son cou pour amortir le choc. De la bile remonte dans ma gorge, je me courbe sur le côté pour vomir.

— Pou… Pourquoi ?

Les plaintes d’Éléonore frappent mon âme, se tatouent dans ma peau telles des plaies que quelqu’un s’amuserait à élargir, une à une. Ses yeux perlent et m’implorent de lui expliquer. L’important flux de sang change le sable doré en poudre compacte et écarlate. Ma bouche ne traduit aucun mot, je me contente de la toiser jusqu’à ce que ses gémissements s’amenuisent. Les soldats squelettiques sont redevenus poussière. Mes quatre guerriers se rangent en silence derrière moi. Un silence de corbeau suit le dernier souffle d’Éléonore. De longues minutes s’écoulent avant que deux silhouettes se présentent.

— Tu vas bien ?

La voix d’Isis ressemble à une brise, agréable, mais éphémère. Mes larmes se mélangent au sang versé par mes propres mains. Une masse dans ma gorge m’empêche de déglutir.

Atem a besoin de moi.

J’essuie rageusement mon visage de mon bras et ravale l’intense vague d’émotions qui me submerge.

— Prenez les objets du Millénium et allez-vous-en.

Mes mots me paraissent inaudibles. Pourtant, les deux Égyptiennes s’attèlent à collecter chaque artéfact, dépouillant le corps d’Éléonore de ses pouvoirs volés. Désormais, elle ressemble à une frêle jeune fille égorgée par un barbare. Un haut-le-cœur plus puissant que les autres me provoque un sanglot.

— Nous devons rejoindre le pharaon.

Les bras enroulés autour de mon ventre en proie à d’horribles crampes, j’acquiesce nerveusement.

— Allez-y, il a besoin de vous.

Mana s’accroupit à ma hauteur, le regard compatissant.

— Tu ne viens pas ? demande-t-elle en désignant le monstre prêt à partir. S’il y a assez de place pour deux, il y en a pour trois !

J’essaie de sourire à sa démonstration d’énergie et échoue lamentablement.

— Je préfère rester ici pour… me recueillir.

Isis hoche imperceptiblement la tête et s’avance vers le Dragon de la Forteresse. La magicienne grimace, m’offre un délai de réflexion supplémentaire puis rejoint la garde du pharaon.

— Merci, lance le sosie d’Ishizu d’un ton aussi solennelle que sa copie.

La créature déploie ses larges ailes et prend son envol avant de s’éloigner vers l’origine du mal. Les doigts plongés dans le sable, je l’observe disparaître à l’horizon. Le Duo Gellen tapote contre mes joues pour sécher les dernières larmes tandis que je contemple le corps inerte d’Éléonore, ou plutôt d’Entechénès.

— On ne peut pas la laisser là, je souffle.

Rien que de parler me brûle la poitrine. À court d’énergie, je me déplace tant bien que mal au-dessus d’elle. Un bras sous ses genoux et l’autre contre son dos osseux, je me relève, vacillante. Son poids est incroyablement léger, comme si son âme et sa rancœur pesaient dix fois plus que son enveloppe corporelle. Je balaie les lieux d’un regard vague, il est hors de question de l’abandonner au beau milieu de nulle part. Entourée des guerriers de mon jeu, je titube jusqu’au versant de la vallée la plus proche, là où le sable ne viendra pas l’engloutir. Lorsque mes forces ne me le permettent plus, je dépose la dépouille sur la terre ferme et récolte quelques pierres dans les environs. Sans m’en rendre compte, j’ai recommencé à pleurer, je ne m’en aperçois qu’à l’instant où je compose un torii au-dessus de ta tête. Si son âme erre dans les parages, peut-être qu’un petit coup de main lui ouvrira les portes de l’au-delà.

Je n’ai aucune idée de la longueur de ma prière, mais le ciel est redevenu d’un bleu éclatant lorsque mes yeux se sont reposés sur elle. La pyramide inversée semble appeler mon âme.

— Il est l’heure de repartir vers le présent.

Je jauge mes compagnons de duel et leur adresse un triste sourire. Les quatre guerriers me saluent, puis s’effacent en halo de lumière pour retourner dans mon jeu. Leurs cartes se présentent sur le sommet de ma pioche. Amusée, je lance un coup d’œil aux deux boules roses et vertes, peu pressées de rejoindre leur semblable.

— Allez, vous n’avez pas envie de passer le reste de votre existence ici, pas vrai ?

Elles frémissent et obéissent dans la seconde qui suit. Un ultime regard à Éléonore, et mon être s’envole, irrémédiablement attiré par le ciel.

— Désolée, je soupire avant de fermer les paupières.

 

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