Âme de Pureté

Chapitre 101 : L'Expiation - Chapitre 101

5214 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/08/2020 17:46

L’odeur du sable chaud mêlé aux épices me sort d’un étrange sommeil. Quand j’ouvre les yeux, je tombe sur des murs de boue séchée, du désert et Seto Kaiba.

— Où sommes-nous ? demandé-je en me hissant sur mes jambes, légèrement engourdies.

Poussant une série de grognements plaintifs, le brun m’ignore vaguement et examine les lieux. Tout ce dont je me souviens, c’est que l’œil du Millénium a brillé avant de nous absorber dans ce bas-relief.

— Tu crois qu’on est retourné dans le passé ?

— Qu’est-ce que j’en sais, rétorque sèchement Kaiba en s’orientant vers la sortie de la ruelle où nous avons atterri. Si tu as d’autres questions de ce genre, je te prierai de les garder pour toi.

Je serre les poings contre mes cuisses. En tout cas, voyage dans le temps ou pas, cela ne l’a pas rendu plus aimable ! Alors qu’il me distance, je m’apprête à le suivre quand une étrange sensation m’agrippe la poitrine. Une impression familière, un vide froid se creuse dans mon cœur et mon esprit.

— Eh merde, je peste tout bas.

Cela n’a pourtant pas échappé à Kaiba qui se retourne pour me foudroyer du regard.

— Quoi, encore ?

Je relève la tête vers lui, paniquée.

— Éléonore, je ne la sens plus.

Il hausse un sourcil, le PDG n’a jamais été fan des histoires d’âmes, sauf quand il s’agit de celui du pharaon capable de lui botter le cul à son jeu favori. Je réduis l’espace et l’implore des yeux.

— Nous avons sûrement été séparées lorsque cette stèle nous a embarqués ici, on doit la rejoindre !

Mais comme prévu, Kaiba n’est pas enclin à me prêter mainforte. Il se détourne de moi et reprend son chemin.

— Ne compte pas sur moi pour t’aider à chercher ton amie imaginaire, Yuurei. Tout ce qui m’importe, c’est de retrouver Bakura, j’ai un duel à livrer.

Une série de noms d’oiseaux désirent franchir mes lèvres, je me contiens tant que possible. J’aimerais bien me séparer de ce connard imbu de sa personne, mais pour aller où ? Pour l’instant, la seule solution est de rester groupé avec ce type, le temps de trouver un moyen de rejoindre Éléonore.

De toute évidence, nous avons atterri dans un village, un immense marché couvre la rue dans laquelle nous bifurquons. Des étals de fruits, légumes, poissons et autres épices très odorantes pullulent un peu partout. Rien ne semble particulièrement étrange, à un détail près : personne n'a l'air de remarquer nos peaux pâles et nos accoutrements, égocentriques comparés à leurs étoffes aux couleurs fades. Je manque de partager mes inquiétudes à mon compagnon temporaire, mais je risque de me manger un énième commentaire désobligeant. En silence, nous errons sans but et sondons les lieux. Soudain, des cris d’enfants nous prennent de court, deux tornades brunes se dirigent droit vers nous. Je me pousse pour les laisser filer, alors que Kaiba ne bronche pas.

— Hé, attention ! m’exclamé-je quand les garçonnets traversent littéralement le corps du duelliste.

Abasourdie, je me contente d’écarquiller les yeux sans un mot tandis que Kaiba se décale de la foule pour une autre ruelle. Une main sur le mur pour l’aider dans sa marche, il n’a pas l’air d’avoir aussi bien supporté le voyage que moi.

— Ça va, Kaiba ?

— Tout ceci n’a aucun sens ! Ces enfants m’ont… C’est comme si je n’existais pas dans ce monde !

Ce qui explique la raison pour laquelle notre présence ne les surprend pas.

— Seto !

Au terme de ce passage, une silhouette accourt vers nous. Il s’agit d’une femme aux longs cheveux blancs et aux yeux d’un bleu limpide. Son visage ne me dit rien du tout, néanmoins, elle semble capable de nous voir, contrairement aux autres villageois.

— Ça, alors ! Tu n’es pas Seto.

Mais qui est-elle ? Je ne me souviens pas qu’Éléonore m’ait un jour parlé d’une beauté de ce genre.

— Je veux dire, poursuit-elle, pensive. Tu lui ressembles, mais…

Kaiba se redresse brusquement, comme s’il venait d’avoir une illumination.

— Oh, je te connais-toi ! Tu es la jeune fille qui est apparue dans ma vision. Tu t’appelles Kisara !

La principale intéressée acquiesce. De mon côté, je cherche à décrypter leur discussion. Depuis que la dénommée « Kisara » est apparue, Kaiba n’a pas réussi à détacher ses yeux d’elle.

— Et toi, qui es-tu ? Et pourquoi portes-tu une tenue aussi étrange ?

Je suis à deux doigts de les interrompre pour leur rappeler ma présence.

— D’abord, permets-moi de te poser quelques questions comme où sommes-nous et pourquoi es-tu la seule capable de me voir ?

Même en présence d’une belle créature, Kaiba n’est pas foutu de démontrer un minimum de tact. Au moins, cela me rassure sur le fait qu’il ne me déteste pas forcément plus qu’un inconnu. Kisara nous raconte qu’une force maléfique menace leur royaume et requiert l’aide du brun, sceptique. Cette force obscure, c’est très certainement Bakura. Je dois retrouver Éléonore avant qu’elle ne se joigne à lui et rendre la tâche plus ardue pour le pharaon. Comprenant qu’argumenter avec Kaiba était inutile, la jeune fille à la chevelure interminable finit par prendre congé et se précipite en direction opposée. À ma hauteur, elle ne croise pas mon regard.

… M’a-t-elle remarquée ?

Il n’en faut pas plus à Kaiba pour emprunter le même chemin.

— Tu comptes vraiment la suivre ?

Ma centième question me vaut un œil plus noir que les précédents.

— Ça me parait une meilleure idée que de rester avec toi une seconde de plus.

En guise de réponse, j’affiche un large sourire forcé pour lui témoigner la réciprocité de nos sentiments. Une main contre ma poitrine, je penche mon visage vers le ciel. J’espère qu’Éléonore ne fait rien de grave en mon absence.


La jeune et belle Kisara nous a mené malgré elle à travers une parcelle de désert, des bancs de sable à perte de vue, si bien je commençais sérieusement à me demander si elle n’essayait pas de nous semer. Cette idée s’évanouit lorsqu’une bâtisse entourée de pylônes s’érige devant nous. D’un commun accord, nous pressons le pas en silence et nous dissimulons derrière l’un d’entre eux. Soudain, le ciel s’assombrit, deux hommes se font face sur les dalles du temple. Le premier, de dos, présente une coupe semblable à celle de Yugi tandis que l’autre a la peau brune et aux prunelles lagon. En me concentrant sur sa silhouette et ses vêtements royaux, je décèle en lui une certaine ressemblance avec Seto Kaiba.

— C’est supposé être moi ? raille-t-il, visiblement traversé par la même pensée.

Entre les deux hommes, deux monstres semblent s’affronter : le Magicien des Ténèbres et le Dragon Blanc aux yeux bleus. Mais où est passée Kisara ? Les cris du dragon tranchent les airs, je ne saisis absolument pas ce qu’il est en train de se dérouler, jusqu’à ce que la créature fétiche de Kaiba se désintègre et que la jeune fille réapparaisse, couchée sur le sol, endormie. Le sosie de Seto glisse une main sous ses genoux et la soulève comme une princesse pour la déposer un pied d’une stèle à l’effigie du dragon blanc.

— Ton esprit et celui du dragon blanc ne font plus qu’un, déclare-t-il avant de s’effondrer dans un sanglot.

Les ombres ont déserté le ciel aussi vite qu’elles sont apparues. Nous profitons de cette accalmie pour nous avancer jusqu’à cette silhouette familière. Je peux bien sûr compter sur le tact légendaire de Kaiba pour attirer son attention.

— Joli déguisement.

Le teint hâlé et le corps couverts de parures, Atem s’apparente désormais à un véritable pharaon. Mon souffle se coupe quelques secondes quand je reconnais en lui l’image qu’Éléonore m’a transmise par le passé. Je me souviens précisément du jour où son cœur m’a crié le nom de celui qu’elle a aimé.

— Kaiba, Lorène, comment êtes-vous venus dans ce monde ?

— Cela fait des heures qu’on erre ici en se posant la même question, en tout cas, je ne suis pas là par ma volonté. Crois-moi, je connais des endroits plus agréables pour passer mes vacances.

Parfois, je m'interroge sur la raison qui le pousse à chercher le conflit à tout prix. On dirait une gonzesse de téléréalité qui s'efforce de se faire remarquer par des producteurs avides de drames.

— Veux-tu bien m’expliquer pourquoi tout le monde porte un déguisement si ridicule et parle comme dans un péplum ou un vieux film de gladiateurs ? Et d’ailleurs, lui, poursuit-il en désignant son semblable aux demeurant bien plus sympathique que le nôtre. Je suis censé croire que c’est la version antique de Seto Kaiba ?

Je suis à deux doigts de l’interrompre dans son avalanche de questions parsemées de jugements et d’insultes, mais Atem se décide de répondre en premier de manière naturelle :

— Il s’appelle Seto et il y a cinq mille ans il a courageusement combattu à mes côtés pour sauver l’Égypte. J’ai aussi découvert que son père était le frère de mon père.

— Ton oncle, en somme, précisé-je, blasée.

— Tu insinues que nous sommes cousins ? remarque le brun d’un air dédaigneux.

— Tout ce que je sais, c’est que nous sommes dans le passé et que la puissance maléfique qui a essayé de détruire l’humanité est revenue. Je te conseille de ne pas rester ici. Cet endroit est dangereux pour tout le monde ! Tu dois partir !

Mais Atem… On vient de te dire qu’on ignore comment on a atterri dans cet espace-temps rempli de sable et de démons… J’assiste à une discussion de sourds entre les deux rivaux de toujours. Kaiba refuse catégoriquement d’écouter les conseils de Son Altesse et réagit comme un gamin contre l’autorité. Qu’est-ce qu’il lui faut pour comprendre l’ampleur du danger qui plane sur le monde ? Il s’éloigne et rebrousse chemin en direction du village, me laissant seule avec le pharaon. Ses bijoux dorés soulignent sa peau brûlée par le soleil. Même en l’absence d’une autre âme dans mon corps, je dois admettre qu’il est plutôt séduisant et charismatique. Éléonore n’a pas si mauvais goût finalement.

— Tu ne le suis pas ? m’interroge-t-il, me tirant de ma contemplation.

— Et supporter encore ses moqueries pendant les dix prochaines heures ? Non merci, j’ai assez donné.

Sa silhouette est déjà loin quand je reconsidère mon choix. Je me sens bien plus en sécurité auprès d’Atem.

— As-tu croisé Éléonore ? je m’enquiers, une pointe d’espoir dans la voix.

Il semble surpris. De toute évidence, il croyait que nous partagions la même enveloppe. Le pharaon secoue nerveusement la tête.

— Je ne savais pas que vous étiez ici, Yugi et nos amis sont rentrés au palais à la recherche d’un moyen de contrer Bakura.

Son regard soutenu me signifie de les rejoindre. Aussi alléchante que soit l’idée de retrouver le quatuor de choc, une tout autre envie me chatouille les entrailles.

— Atem.

— Oui ?

Je redoute sa réaction.

— Indique-moi la direction du village où Éléonore a grandi.

Sa bouche se pince et ses épaules trahissent de la nervosité.

— C’est trop dangereux. Tu ne sais pas ce que tu pourrais y trouver ; moi-même je l'ignore.

Son refus regonfle ma détermination. Je veux m’y rendre, je dois m’y rendre. J’ancre mes yeux dans les siens et saisis son avant-bras, fiévreux.

— Atem, fais-moi confiance. Ton royaume a besoin de toi, Éléonore a besoin de moi.

Et j’ai besoin d’elle, je manque d’ajouter ces mots avant de les ravaler. Il ne sourcille pas et scrute mon visage, en quête de la moindre faille sur laquelle s’appuyer. Il ne décèle rien, il ne décèlera rien. J’interromps ma respiration et l’implore en silence. Au bout d’une minute à se toiser, le pharaon se détourne vers les dunes à l’opposé du village.

— Kul Elna n’est plus qu’une ruine, mais qui sait ce que tu pourrais y découvrir ?

— Cela fait bien longtemps que je n’ai plus peur du monstre sous le lit.

Ma remarque, bien que légère dans un moment aussi critique, lui dessine un sourire en coin.

— Fais attention à toi.

J’acquiesce. Lorsque ma paume se détache de son bras, ma main semble se glacer. Un violent frisson me traverse l’échine tandis que je m’oriente vers les ruines de Kul Elna.

— Je te le promets, murmuré-je du bout des lèvres.


« Tout droit », « Ne t’arrête pas sur le chemin au risque de te perdre », « Prends garde », les conseils d’Atem tournoient dans l’air comme un mantra. Il me répète inlassablement de veiller au moindre mouvement suspect. Son regard violacé s’appuyait sur ma nuque jusqu’à ce qu’il se résolve à rejoindre les siens, dressés sur son fier cheval blanc.

Depuis combien d’heures sommes-nous arrivés dans ce monde ? J’ai beau me creuser la cervelle, ma notion du temps est totalement biaisée à cause du ciel d’un bleu éclatant et du soleil ardent. Mes jambes avancent mécaniquement, je remarque un bout de colline à moins de cinq kilomètres. Le sable sous mes pieds a laissé place à un sol craquelé, une terre démembrée prête à s’effondrer sous chacun de mes pas. Des nuages se forment au-dessus de ce qui ressemble de loin à des ruines. Je déglutis, comprenant qu’il s’agit bel et bien des vestiges de Kul Elna.

Durant de longues nuits, lorsque le sommeil refusait d’envelopper mon corps, Éléonore me racontait quelques histoires à propos de cet endroit. Bakura et elle sont nés dans ce village. Avec d’autres enfants, ils s’amusaient à voler dans les contrées voisines. Une fois assez proche pour contempler les conséquences d’une bataille violente et sanguinaire, je peine à imaginer quiconque vivre ici. Les toits ont été arrachés, il ne reste plus que des pans de murs menaçant de s’effondrer à tout moment. Une atmosphère néfaste plane dans l’air. Je presse mes doigts sur mes cuisses en m’enfonçant dans ce qui autrefois devait être un quartier commerçant. Je ne me suis jamais considérée comme croyante, mais quelqu’un affirmerait que des esprits vengeurs règnent sur leur dernière demeure que je pourrais le croire.

— Éléonore ? appelé-je en scrutant les lieux.

Le soleil frappe moins sur ce territoire, comme s’il était trop honteux pour éclairer cette partie de l’Égypte. Soudain, tandis que je me préparais à crier, un éclatement attire mon attention. Il provient des restes d’une maison rongée par les flammes et le temps. Mon cœur rate un battement, je compresse ma main contre ma poitrine. Les villageois ne peuvent pas me voir, alors pourquoi est-ce que je me sens aussi apeurée ?

Les morceaux d’une jarre parsèment la terre. Le bruit venait de là.

— Il y a quelqu’un ? tenté-je, peu sûre avant de me ressaisir. Éléonore, c’est Lorène !

Un hoquet me parvient aux oreilles. Prise d’une poussée d’adrénaline, j’ose un pas en direction de l’entrée où devait se trouver une porte quand une silhouette féminine en surgit. Le visage et les cheveux couverts de sable, elle se précipite sur le sol et attrape un morceau de la jarre particulièrement tranchant avant de le brandir en signe de menace. Par réflexe, je recule, les mains à plat.

— Qui est-ce ?!

Ses orbes turquoises me toisent, je reconnais aisément ceux d’Éléonore, si ce n’est qu’ils sont dénudés de toute rancœur. Non, seule une pointe d’effroi s’y loge.

— Explique-toi ! insiste-t-elle, légèrement accroupie.

Elle est prête à me sauter au cou et de me trancher la carotide avec cette brisure. Ma bouche est devenue soudaine sèche et incapable d’exprimer le moindre mot. Je fixe intensément son visage pour l’imprimer dans mon esprit. Si je meurs dans cet endroit, vais-je retrouver mon corps dans le présent ou mon âme va-t-elle simplement disparaître au Royaume des Ombres ? Un poids me compresse la poitrine, je n’ai pas envie de le savoir.

— Ces vêtements… poursuit-elle en me détaillant de la tête aux pieds. Tu n’es pas d’ici, toi.

Elle resserre sa main sur le morceau de jarre et me fusille du regard.

— Tu es là pour m’emmener, c’est ça ? Eh bien, retourne d’où tu viens, je vis parfaitement bien, toute seule !

— Toute seule ?

Les alentours sont déserts, j’ai du mal à imaginer qui que ce soit habiter ici sans mourir de faim ou de soif.

— Qui es-tu ?

Ses mèches blondes masquent une partie de son visage, mais je perçois toujours ses lueurs turquoise me transpercer de part en part. Contrairement à Atem, elle ne semble pas me reconnaître.

Mais au moins, elle me voit.

— Je suis Lo…

Ce nom ne lui dira rien, je tousse dans mon poing avant de me corriger.

— Je m’appelle Éléonore.

Ses traits s’éclairent avant de se froncer subitement.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici, Éléonore ? Et pourquoi tu n’arrêtes pas de crier ton propre nom ?

Je hausse un sourcil et croise les bras, j’en oublie presque la menace qui plane sur moi.

— Parce que c’est aussi le tien.

Mon ton évident parait la décontenancer. La jeune fille se redresse et chasse l’amas de cheveux pour dégager ses traits fatigués.

— Va-t’en, déclare-t-elle en baissant son arme. Je ne comprends rien à ce que tu racontes, mais tu n’as rien à faire à Kul Elna.

Toi non plus, je manque d’ajouter.

— Entechénès.

Une violente décharge me secoue le corps. De la silhouette fine et précise s’échappe une ombre aux airs familiers. Pour une raison inconnue, je me sens attirée par cette subite apparition.

— Éléonore ?

— Je m’appelle Entechénès, c’est pour ça qu’elle ne réagit pas. Éléonore, c’est toi.

J’écarquille les yeux. Quelle idiote, comment ai-je pu oublier un détail pareil ? La jeune Égyptienne me considère avec dédain, comme si elle avait à faire à un extraterrestre. Dans un sens, elle n’a pas complètement tort.

— Tu es bizarre.

— Et toi encore plus, Entechénès.

Ses épaules se raidissent, elle ouvre la bouche et la referme, puis reporte son attention vers la brisure. Je déglutis, espérant qu’elle ne songe pas à me la planter.

— Comment connais-tu mon nom, c’est Bakura qui t’envoie ? demande-t-elle, d’un ton étrangement décontracté.

— Bakura ? Non, il est en train de combattre Atem.

— Atem, le pharaon d’Egypte ?

Ce nom sonne faux quand elle le prononce, comme s’il se révélait être celui d’un ennemi.

— Si ce n’est pas Bakura qui t’envoie, alors qui ?

L’ombre d’Éléonore marche distraitement autour d’elle. On dirait que je suis la seule capable de la distinguer. Pourtant, en voyant le pharaon extrait du corps de Yugi, j’aurais parié qu’elle possèderait aussi son enveloppe.

— Réponds ! Tu es venu pour les chercher, n’est-ce pas ?!

De quoi parle-t-elle ?

— Les objets du Millénium, ils sont ici.

— Tu sais très bien de quoi je parle ! C’est la garde royale qui t’amène, pas vrai ? Ils ont tellement peu peur de moi qu’ils envoient une gamine pour me terrasser ?!

Ses excès de colère me rappellent vaguement quelqu’un. Je secoue la tête, bien que la présence des artéfacts dans cet endroit désert me laisse perplexe. Pour lutter contre les forces de Bakura, il leur faudra toute la puissance possible, dont celle des objets du Millénium.

— Personne ne m’a envoyé ici, je suis venue pour te voir.

— C’est bien ce que je dis !

Qu’est-ce qu’elle est insupportable, je commence sérieusement à regretter le côté cynique de la véritable Éléonore.

— Tu comprends ce qui m’a tout de suite plu chez toi. Tu me ressemblais.

J’ignore s’il s’agit d’une insulte ou d’un compliment, mais j’esquisse un pas dans sa direction. En m’aventurant dans ces lieux, je n’imaginais pas être confrontée à une jeune fille frêle comme elle. Quand je me rapproche avec la ferme intention de récupérer les artéfacts, Entechénès se redresse et me menace à nouveau. Cependant, à l’instant où elle lève son poignet, je le balaie et la plaque contre l’ultime pilier de cette maison. Dans une vaine tentative de se débattre, elle parvient à me couper très légèrement la joue. Un fin filet de sang s’écoule le long de ma mâchoire alors que je la maintiens, les bras coincés au bas de son dos. Tous ces règlements de compte auxquels j’ai participé n’auront pas été vains.

— Lâche-moi ! hurle-t-elle dans mes oreilles.

L’ombre d’Éléonore se pose à côté d’elle et m’adresse un sourire fier.

— Tu as toujours rêvé de me faire ça.

Mes joues me brûlent de honte, je presse davantage mon corps contre le sien, réfléchissant à toute vitesse à un moyen de l’attacher. Néanmoins, ses cris incessants m’empêchent de penser.

— Personne ne peut t’entendre, il n’y a pas un chat ici, tu es seule alors arrête de gueuler ! vociféré-je, enfonçant mes ongles dans ses poignets.

Ses hurlements cessent, remplacés par des sanglots. Je remarque à cet instant qu’Entechénès est plus grande que moi, mais bien plus faible.

— Plus faible ?

La voix d’Éléonore me provoque un sursaut. Elle lit encore dans mes pensées.

— Bakura, aide-moi… pleurniche l’Égyptienne quand je la force à s’asseoir pour renforcer ma dominance. Ne la laisse pas me faire du mal…

Je serre les dents. Il faut que je reste concentrée sur mon objectif : aider Atem à combattre les forces du mal pour que nous puissions tous rentrer, sains et saufs. Pourtant, ces gémissements plaintifs me pincent le cœur. Difficile d’oublier ne serait-ce qu’un instant l’identité de cette fille à ma merci. Mes muscles s’endolorissent, je jette un œil à Éléonore, amusée par le spectacle.

Est-ce que Bakura viendra la sauver ? Je lui demande en secret.

— Si tu veux lui briser le cœur, tu peux lui avouer qu’elle ne le reverra jamais.

Ce n’est pas ma question.

— Raconte-moi la suite de cette histoire. Dis-moi ce qui est arrivé à cette fille.

Éléonore hausse les épaules et croise les bras sous sa poitrine. Contrairement à son sosie du passé, elle ne porte pas ses vêtements de pouilleuse, mais les miens.

— Que veux-tu que je te dise ? Bakura n’est jamais venu me chercher comme il me l’a promis. La garde d’Atem a fini par fouiller les lieux et je n’avais nulle part où me protéger. La fin, tu la connais. Je suis bêtement tombée sous le charme de Sa Majesté et ses serviteurs m’ont soumis au procès du Millénium.

Le procès du Millénium, on dirait que notre voyage a rafraichi une partie de la mémoire d'Éléonore. Jamais elle n’avait réussi à nommer cette cérémonie durant laquelle son âme a été violemment arrachée à son corps pour hanter l’œil du Millénium pendant des siècles.

— À qui tu parles ? se plaint Entechénès, dont les larmes tracent des sillons dans la couche de poussières recouvrant son visage.

— Prenons les objets du Millénium et allons-nous-en, proposé-je, sans me préoccuper de ma captive.

Mon objectif premier en m’aventurant sur ces terres était de retrouver son esprit. Désormais, nous n’avons plus rien à faire dans cet endroit détruit par l’avidité des hommes.

— Non.

Mes traits se froncent.

— Non ? Tu comptes sagement attendre ici que Bakura soit vaincu par Atem ?

Au regard plein de compassion qu’elle lance à sa version du passé, il semblerait que j’ai tapé dans le mille. Pourtant, partir sans elle n’est pas dans mes plans.

— Éléonore.

Je décontracte mes phalanges pour éviter une vague de crampes.

— Si je suis venue, c’est pour te ramener à mes côtés. C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ? Alors, suis-moi, nous devons aider le pharaon.

— Sois maudite ! pleurniche l’Égyptienne.

Elle commence sérieusement à se débattre, mon emprise perd en puissance, j’y ajoute mon poids pour la caler sur le sol.

— Tu es revenue pour m’empêcher de nuire à Atem, pas pour me sauver. Il suffit de voir la manière dont tu t’acharnes pour me maintenir à terre.

— C’est faux ! La raison pour laquelle je l'interdis de bouger, c’est parce qu’elle risque de se retourner contre moi si je la lâche. Et n’oublie pas que cette fille n’est plus toi.

Mon argument ne la convainc pas.

— Explique-moi la différence entre elle et moi, maintenant. Tu la maintiens sous ton joug comme tu le faisais à chaque fois que j’essayais de faire quoi que ce soit.

Il est vrai qu’au début de notre relation, Éléonore démontrait une emprise impressionnante sur chaque cellule de mon corps. Mais au fur et à mesure des mois et des épreuves que nous avons traversées, j’ai appris à la contrer, à garder possession de mes membres quand elle forçait l’accès. En fin de compte, un détail a l’air de lui échapper, et je ne me prive pas pour le lui rappeler :

— C’est ma vie, Éléonore. Pas la tienne, ni la nôtre comme tu as l’air de le penser.

Ma remarque cinglante assombrit son visage. Son sourire cynique s’évanouit au profil d’une expression pleine de rancœur.

— Très bien.

Je m’apprête à lui demander ce que ce « très bien » signifie quand elle se penche et pose sa main sur le sommet des cheveux d’Entechénès. Sa silhouette s’évapore dans des volutes lumineuses. Le corps pressé sous le mien tremble nerveusement, j’éprouve de plus en plus de difficultés à la maintenir immobile. Soudain, une décharge me projette en arrière. Je retombe lourdement sur mon dos, une douleur lancinante au niveau des omoplates qui ont encaissé le choc. Paniquée, je me redresse et suis les mouvements de mon vis-à-vis. Elle se relève et pivote dans le but de m’affronter. Son apparence est bien celle de l’Égyptienne fébrile rencontrée quelques minutes plus tôt. Ses yeux, en revanche, manifestent la haine d’Éléonore.

— Qu’est-ce que tu fais ?! m’égosillé-je à l’instant où elle s’éclipse derrière le pan de mur.

­— Ce n’est pas la peine de crier, Lorène.

Mon souffle se coupe dès qu’elle revient, tenant au creux de sa main l’œil du Millénium.

— Personne ne peut t’entendre, il n’y a pas un chat ici

Éléonore se délecte de ma peur. J’examine les environs. Le vent murmure à mon oreille de décamper au plus vite. À moins que ça ne soit le hurlement de mon cœur cherchant à s’échapper de ma poitrine.

— Tu sais, autant j’ai aimé ton corps, celui-ci me convient parfaitement. Il est… accueillant, il ne s’oblige pas à me repousser.

Je replie mes genoux et amorce de remettre en jambe lorsqu’une main jaillit du sol et enserre ma cheville. Mon cri d’effroi provoque un rire strident à quelques mètres. L’artéfact réagit au front d’Éléonore, décoré du symbole du Millénium.

Est-ce donc cela que ressentaient nos victimes avant nous ne les envoyions périr au Royaume des Ombres ?

Tous mes muscles tremblent, je secoue nerveusement le pied pour me débarrasser de ces doigts squelettiques. Dès que j’y parviens, une seconde se déterre pour m’accrocher l’autre jambe. La peur me paralyse sur place. En dépit de la paire de bras en provenance d’outre-tombe qui me compresse les côtés, j’arrive à articuler :

— Pourquoi fais-tu ça ?

— Tu me disais plus faible, n’est-ce pas ? siffle-t-elle sans que je puisse voir son visage que je devine satisfait. Je te donne juste l’occasion de le prouver.

Je tire rageusement pour me libérer.

— Et si j’ai tort ?

Le craquèlement à quelques centimètres de ma tête m’arrache un hoquet de surprise. Une longue main aux os fins se plaque durement contre mon front et mes yeux et compresse mon crâne comme si elle désirait m’enfoncer six pieds sous terre. Tétanisée, mes poumons ne filtrent plus l’air, je m’étouffe dans ma propre enveloppe charnelle.

— Alors tu auras ta place à mes côtés jusqu’à la fin des temps.

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