Âme de Pureté

Chapitre 97 : L'Expiation | Chapitre 97

3028 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/07/2020 20:31

Dormir sur un vrai matelas après une nuit à l’extérieur est la sensation la plus réconfortante qui existe sur Terre. Au petit matin, mes yeux rencontrent les premiers rayons du soleil filtrés par les rideaux de ma fenêtre. Je bats des cils à plusieurs reprises et repousse les mèches collées à mon visage pour dégager ma vue. Le spectre de la veille me semble déjà bien loin. Les membres engourdis de sommeil, je me roule sur le côté et croise une forme imposante au pied de mon chevet.

Ah oui, c’est vrai, je lui ai demandé de rester.

Emmitouflé dans un futon précédemment utilisé par Zoé, Joey dort à poings fermés.

De tous les mecs que tu aurais pu entrainer dans ton lit, c’est ce truc que tu as choisi.

Premièrement, il n’a pas touché à mon lit. On a juste passé la nuit à discuter et régler nos comptes. C’est moi qui ai insisté pour qu’il reste ici. Deuxièmement, ce type est super cool.

Alors c’est toi qui crains.

Je te renvoie le compliment.

Fatiguée par le manque de sommeil, je tire les draps et découvre mes jambes parsemées d’égratignures ainsi que mes genoux bandés.

Mes doigts s’orientent naturellement vers la masse blonde et s’enfoncent dans ses mèches. Il déteste qu’on les touche — soi-disant pour ne pas altérer leur perfection. Moi, j’adore. Plongé dans un rêve profond, il ne réagit pas quand je frôle son visage du bout des doigts. La chaleur qui émane de lui s’apparente à celle d’un volcan. Ma peau fondrait au moindre toucher.

— Trop craquant.

Il semble si paisible que je me retiens de respirer. Son t-shirt dévoile ses bras couverts de bleus et d’écorchures. C’est à se demander qui de nous deux doit protéger l’autre. Au bout d’une dizaine de minutes de contemplation, je consulte pour téléphone portable et décrète qu’il est l’heure de se réveiller. Pleine d’énergie, je saute de mon lit et m’agenouille au pied du futon.

— Doux ou brutal… ? je m’interroge en promenant ma main le long de son bras.

L’envie de lui pincer les narines gronde au sein de ma poitrine, mais je doute qu’elle provienne de mon âme.

— Debout, je souffle en tapotant sa joue.

Joey pousse un grognement plaintif. Après quelques tentatives répétées, il daigne enfin à ouvrir les yeux.

— Pourquoi tu me réveilles si tôt ? gémit-il la bouche pâteuse.

— Parce que si on ne démarre pas dans vingt minutes, on va être en retard.

— Ça ne répond pas à ma question.

Je pouffe devant tant de fainéantise. L’air joyeux, je dépose un baiser sur sa tempe avant de me redresser.

— Je file à la douche, prends ce que tu veux dans le frigo.

Ma proposition provoque le grognement de son ventre.

— Tu oublies à qui tu as affaire.

Mon rire fuse dans toute la maison. Ma mère n’est visiblement pas rentrée hier soir. Selon Joey, Zoé l’avait avertie que je passerais les prochaines nuits à bosser un projet du lycée.

Débarrassée de mon pyjama, je m’engouffre dans la cabine de douche et déclenche l’eau chaude. Ils étaient sûrs de me retrouver. Je commence à croire que mes actions sont bien trop prévisibles. Mes doigts compressent mes cheveux, étouffés de shampoing.

— Est-ce une si mauvaise chose ?

L’heure défile, je me dépêche de me sécher et enfile mon ensemble d’été, composé d’un chemisier cintré accompagné d’un nœud et d’une jupe verte semblable à la précédente. Il me faudra quelques jours avant de récupérer ma veste. J’aurais pu les déposer au pressing ce matin, mais nos moyens ne nous permettent pas ce genre de folie et hors de question de dilapider l’héritage des Pegasus. Armée de mon sac de cours et de mon téléphone rechargé, j’inspecte mon reflet dans le miroir. Mis à part mes bandages, rien n’a changé. D’un coup de pied habile, je dissimule le futon sous mon lit puis le hâte en bas des escaliers. Joey a pris mes recommandations à cœur et engloutit un paquet complet de croissants à mon nom.

— Quel appétit.

— Un homme comme moi a besoin de force.

— Rappelle-moi de faire semblant d’être surprise le jour où on te diagnostiquera un ver solitaire.

J’enfouis ma main dans le sachet dans l’espoir de me sauver une des viennoiseries pour le petit-déjeuner. Voyant l’heure avancer sur l’horloge murale, j’attrape l’objet de sa convoitise et ignore ses plaintes.

— Tu termineras en chemin, je déclare en chaussant mes baskets.

Au moment où je me relève, cinq doigts malicieux tentent de s’emparer du butin. Je l’éloigne avant qu’il ne puisse les toucher.

— Trop lent !

Mais même si je m’efforce de le maintenir au-dessus de ma tête, il n’éprouve aucune difficulté à le récupérer.

— Trop petite.

Sa moquerie me monte le sang au cerveau. Mon mètre soixante ne rivalisera jamais avec son mètre septante-huit. Prostrée, j’abandonne l’idée de remporter cette bataille face au glouton.

— Allons-y ou on va être en retard, je soupire, dépitée.

Lorsque je pose ma main sur la poignée, une voix s’élève dans mon dos.

— Je crois que tu as oublié quelque chose.

Interloquée, je pivote et ouvre la fermeture de mon cartable. Mes recherches s’interrompent quand une masse saisit mon épaule.

— Ce n’est pas dans ton sac.

Je le toise, les yeux ronds.

— C’est où ?

Radieux, Joey se penche à hauteur de mon visage et m’embrasse délicatement. Le décalage entre son énergie débordante et la lenteur avec laquelle il se meuve contre mes lèvres me fait tourner la tête. La crainte d’arriver en retard semble avoir perdu toute importance.

— Juste devant toi, répond-il en séparant sa bouche de la mienne.


Les lycéens s’amassent dans la cour. Au portail, seule une fille attend, le visage dissimulé derrière un manuel d’histoire, cherchant des yeux quelqu’un parmi cette vague de monde : moi. J’enfonce mes ongles dans les pages et crains l’avoir loupée. Avant le début des cours, je change de poste de garde et élis domicile devant son casier. Quelques curieux me saluent et s’enquièrent de connaitre mon humeur du jour. Ils n’omettent malheureusement pas d’employer le nom de famille interdit.

Lorsqu’enfin, la silhouette aux boucles brunes émerge de la foule d’élèves, mon cœur bondit.

— On va sérieusement réfléchir à t’acheter une perruque pour tes apparitions publiques.

Zoé n’a pas tout à fait tort, ce que j’imaginais être des excuses privées s’est changé en un shooting photo improvisé au beau milieu du couloir. Dès que nos regards se croisent, je suis irrémédiablement attirée par son ras-de-cou noir duquel j’entrevois de discrètes traces de lutte.

Mes entrailles se tordent. Je m’en veux terriblement de l’avoir fait souffrir après tout ce qu’elle a sacrifié pour moi.

— Zoé, je…

— Jolie tenue. Original.

Tandis qu’elle fend l’attroupement pour me rejoindre, ses yeux bruns m’inspectent de mes épis au bout de mes chaussures réglementaires. Le plus naturellement du monde, elle entrouvre la porte de son casier et dévoile toutes les photos de nos deux dernières années. Cette fois, pas de marques floues destinées à me rayer de son existence.

— Quelque chose ne va pas ? demande-t-elle quand je fixe un peu trop longtemps le contenu de son jardin secret.

Intéressée, je désigne un cliché de nous au mont Nokogiri.

— On devrait y retourner, ensemble.

Elle laisse échapper un gloussement.

— Nokogiri ? Tu plaisantes ? Tu as trainé des pieds toute la journée parce qu’un type t’a fait remarquer que tu n’étais pas du coin.

Pour ma défense, j’avais travaillé ma prononciation japonaise pendant des mois pour qu’un connard brise tous mes efforts en une phrase.

— Mon ego en a pris un coup, je proteste sans conviction. Mais je te promets que cette fois sera totalement différente !

La cloche retentit, signe que nous devons nous séparer pour nos classes respectives.


Ma concentration s’envole durant les interminables heures du matin. Je songe à tout et n’importe quoi : à mon travail au konbini, à mes discussions avec Joey, à mon pauvre mètre qui ne se doute pas du tourbillon de malheur qui malmène ma vie, à Mokuba, à Yugi, à Zoé, à Madame Yoshida.

Et moi ?

Qui es-tu ?

La pointe de mon style tape frénétiquement la page de mon cahier de mathématiques. La tâche d’encre s’élargit au fil de mes à-coups. Chaque impact de la mine s’accroit dans les tympans. Ils s’additionnent et s’amplifient. Bientôt, ce n’est plus le simple contact du laiton et du papier que j’entends.

Une percussion.

Une gifle.

Une frappe.

Une collision.

Le fracas d’un objet lourd contre un crâne.

Un corps qui s’effondre.

Je me fige et interromps brusquement le rythme.

Qu’est-ce qu’il m’est arrivé ?


À la fin de la journée, j’insiste auprès de Zoé pour l’accompagner à son travail, déterminée à relancer la flamme de notre amitié.

— C’est douloureux ?

Il m’a fallu près de huit heures pour oser cette question. Les dents serrées, je m’apprête à recevoir une réponse cinglante. Je le mériterai.

— Yugi m’a dit qu’il s’en était remis.

Ma bouche s’ouvre dans le vide. Merde, j’avais complètement oublié m’en être pris à lui. La liste des gens auxquels je dois présenter mes excuses se rallonge de jour en jour.

— Tu vas devoir m’offrir un collier assez épais pour le cacher.

J’acquiesce aussitôt, une virée au centre commercial s’impose. Avec mes maigres économies, je devrais pouvoir…

— Je plaisantais, je suis contente que tu aies retrouvé la mémoire. Ta version amnésique et butée me tapait sur le système.

Impossible de garder mon sérieux tant sa plainte vient du cœur. Encouragée par le regard compatissant qu’elle me jette, je glisse vers elle bras dessus bras dessous et la compresse contre moi.

— Au fait, reprend-elle aux abords d’un passage piétonnier. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu nous as raconté hier soir.

— Ah oui ?

— Je ne sais pas s’il existe un moyen de réparer ce qu’on a fait, mais peut-être qu’on peut soulager tout le monde.

— Je t’en prie, dis-moi.

Les lèvres pincées, Soso me soumet sa proposition, insensée.

Mauvais délire.

Cela me fait chier, mais je partage son avis. Le silence qui s’en suit est significatif de mon opinion.

— Une cérémonie funéraire ? C’est de la pure folie.

— Non, c’est l’unique moyen de purger nos âmes sans bousiller notre avenir.

Notre avenir est bousillé depuis bien longtemps.

— Et tu voudrais faire ça où ? Quand ? Si on se fait coffrer, ce sera la catastrophe !

Mes mouvements agités ont tendance à l’irriter, cela se manifeste par des soupirs contenus et des coups d’œil vers le ciel.

— Tu as plus peur de d’être arrêtée pour un crime que tu as commis plutôt que de lui offrir un ultime souvenir. Cette femme est morte, Lorène.

Son ton sec ferme toute possibilité de protestation. Le sentiment de culpabilité resurgit de plus belle. Je n’ose plus la regarder et me concentre sur la circulation. À l’approche du bar, Zoé se dépêtre de mon bras.

— Tu n’auras rien à faire. Je m’occupe des préparatifs, tâche juste d’être présente.

Je hoche imperceptiblement la tête. L’appréhension prend le pas sur mes bonnes résolutions. Lorsque la silhouette de mon amie s’efface derrière la porte du commerce, j’expire profondément, comme pour me libérer de cette boule d’anxiété.


— Tu en penses quoi ? C’est dingue, non ?

Le téléphone scotché contre mon oreille, je m’en remets au bon sens de Yugi. Comme prévu, mon contrat au konbini s’est achevé ce soir, au grand dam de Haiyama qui ne tardera pas à apprendre la nouvelle. L’eldorado offert par Mai Valentine aura été réconfortant pendant un moment. Mes états d’âme ne me permettent pas d’être aussi professionnelle que je l’aurais espéré.

Puis on aurait fini par tuer ce patron.

Il est un peu tôt pour ce genre de blague morbide, tu ne crois pas ?

Désolée princesse.

— Soso culpabilise autant que toi, minaude-t-il gentiment. Tu sais, nous avons pas mal échangé quand tu étais au Royaume des Ombres.

— Ne me dis pas que tu as craqué pour elle toi aussi ?

Au l’autre bout du fil, il manque de s’étrangler.

— Pas du tout ! Qu’est-ce que tu racontes ? Soso-chan est juste une amie !

J’explose de rire, attirant les regards exaspérés des passants sur mon chemin.

— Je plaisante.

— L’idée de cérémonie vient de moi, avoue-t-il plus bas.

En contrebas de la rue commerçante, je m’arrête.

— Je lui ai proposé mon aide. Elle m’a dit que tu n’accepterais pas.

Mes traits s’aggravent, je déteste quand elle prédit mes réactions avec autant d’exactitude.

— Lore-chan ?

— Mh ?

— Tu m’en veux ?

Sa voix innocente me donne l’impression d’être la seule à ne pas identifier le danger qu’une cérémonie religieuse implique. Des jeunes, réunis dans le but de célébrer la mémoire d’une défunte - de surcroit en présence de la coupable - dont le corps a été jeté on ne sait où. Non, rien de louche là-dedans, c’est indéniable. Ma contestation n’arrangera pas le cours des événements.

Un énième mensonge non plus.

— Un peu.

Il ne se préoccupe pas de ma pause et poursuit naturellement :

— J’ai promis de t’aider et c’est le cas. Il n’y a pas de meilleure manière de passer à autre chose. Nous savons à quel point cela vous pèse. Tu verras, ça va te libérer toi aussi.

Son positivisme ne matche pas vraiment avec mes démons. Cependant, je contiens toute allégation négative pour ne pas le froisser.

Alors c’est à ça que tu ressembles, maintenant ? Tu ne mens plus à ces idiots, mais à toi-même. Tu te sens si bêtement coupable que tu te plies à leurs exigences. Tu fonces droit dans le mur.

— Me libérer… je murmure, soucieuse des remarques d’Éléonore.

— Fais-moi confiance.

Fais-moi confiance.

Mon crâne est sur le point d’exploser quand je gravis la pente raide de la rue commerçante. Les tentatives de me remettre à Éléonore se sont toutes soldées par un échec. Pourtant, je ressens le besoin charnel de foncer tête baissée, encore et encore.

— Je trouve ton idée beaucoup trop dangereuse.

Ton âme criait « à chier ».

Et tu ne l’entends pas t’inviter à aller te faire foutre ?

La connexion semble rencontrer quelques difficultés.

— Je comprends. Je vais chercher de quoi te rassurer et je te rappelle, d’accord ?

— D’accord.

À bout de souffle, je plonge mon téléphone dans ma poche et bifurque dans ma rue. Mes pensées gravitent autour de cette stupide cérémonie funéraire lorsqu’une forme étrangère entre dans mon champ de vision. Sur le trottoir face à mon domicile, un jeune garçon épie les environs. Ce n’est qu’à proximité que je reconnais cette chevelure de corbeau.

— Mokuba ? appelé-je, abasourdie.

Le gamin se tourne vers moi et confirme mes doutes. C’est bien le benjamin des Kaiba. Dès qu’il m’aperçoit, il se précipite dans ma direction, un large sourire sur le visage.

— Lorène !

Tel un enfant, il me percute et referme ses bras autour de ma taille pour m’étreindre. J’y réponds, émue.

— Je suis content de te voir !

Son câlin se raffermit.

— Moi aussi si tu savais.

Tout à coup, mes doigts se crispent sur ses frêles épaules. Si Kaiba apprend que nous sommes ensemble, il faudra organiser une deuxième cérémonie funéraire.

— Q-Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Est-ce que ton frère est au courant ?

Le signe négatif de sa tête me provoque des palpitations.

— Joey m’a tout expliqué.

Joey ? J’ose espérer qu’il n’est pas allé jusqu’à lui dire…

— Seto t’a interdit de m’approcher parce qu’il te déteste.

— Est-ce qu’il t’a raconté d’autre ?

— Que je te manquais.

Ouf. Durant un instant, j’ai cru qu’il s’était montré indiscret. Partiellement rassurée, j’examine les lieux en quête d’une limousine, d’un hélicoptère ou d’un véhicule de surveillance.

— Ne restons pas là, viens.

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