Âme de Pureté

Chapitre 96 : L'Expiation | Chapitre 96

4747 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/07/2020 20:09

Les rayons du soleil se répercutent contre les murs froids et durs de l’usine dans laquelle j’ai élu domicile. La nuit a défilé à une vitesse folle malgré l’inconfort de ma position. Rongée par la culpabilité, je n’ai pu me résoudre à reprendre le chemin de la maison. Je ne le mérite pas après tout, personne ne mérite de subir mes atrocités. Éléonore est toujours aux abonnés absents, je suis seule pour supporter le poids de nos actes.

La batterie de mon téléphone portable a lâché au beau milieu de la nuit, me plongeant dans l’obscurité totale. Je ne m’en suis pas plainte, je n’ai à me plaindre de rien du tout. À la lueur de l’aube, le sang coagulé de mes genoux s’est figé en croûtes rougeâtres, noircies par la terre dans laquelle je suis tombée. L’orange étincelant de ma veste d’uniforme s’est assombrie tout comme ma jupe désormais kaki. Mes jambes sont gelées, mon cœur aussi. Mon ventre émet des gargouillements après de nombreuses heures sans manger. Mon dernier repas remonte à midi la veille, en compagnie de Zoé. Son nom se bloque dans ma gorge. Zoé.

Toute la nuit, j’ai ressassé les discours de chacun de mes amis. Comment ai-je pu me montrer si égoïste envers celle qui endossait le pire rôle de cette histoire ? Au fur et à mesure, quelques souvenirs me sont miraculeusement revenus. Ma mémoire disloquée se recompose petit à petit, à mon plus grand dam.

Ignorant la faim qui me grappille l’estomac, je me fonds dans une profonde mélancolie pendant des heures. Mes membres sont trop faibles pour bouger. Quand bien même, mon désir de me lever équivalent au néant. L’endroit est désert, si ce n’est quelques camions qui roulent à toute vitesse sur la route et font trembler les murs de l’usine. Aucun ne remarque ma présence tant je me dérobe. Mes pensées divaguent et défilent, à l’image des nuages au-dessus de ma tête.

Ce n’est que lorsque le soleil achemine sa seconde descente dans le ciel que je déclare la fin de ma partie de cache-cache. Je sais pertinemment que fuir ne servira à rien et Éléonore n’est visiblement pas décidée à m’honorer de sa présence. Les jambes engourdies, je clopine jusqu’à la route. Si mes souvenirs sont exacts - notez l’ironie -, je provenais de la gauche quand j’ai débarqué dans cet endroit isolé.

Éléonore ?

Aucune réponse depuis l’altercation à Togoshi. Je soupire et rentre la tête dans les épaules quand je croise un couple sur le trottoir. Ce n’est pas comme si elle avait pu aller bien loin. Sur la route, j’aperçois du coin de l’œil un supermarché aux briques défraichies entouré d’un immense parking vide.

— C’est… je souffle avant de m’interrompre.

C’est celui où mes parents biologiques sont tragiquement décédés. C’est aussi celui où Joey m’a emmenée et où nous avons disputé un duel avec son propre deck. Si je n’avais ressenti que de la tristesse à la vue de ce commerce à ma première visite, un poids étouffe ma poitrine quand j’observe silencieusement les portes automatiques malmenées par des actes de vandalisme. Mes jambes refusent de s’attarder plus longtemps, j’accélère le pas en direction de la ville. Au moins, désormais, je sais à peu près où mes pieds me conduisent.

Bruyants et pleins de vie, des groupes de lycéens de Flem me dévisagent quand je les contourne. Ils ont sûrement reconnu ma veste malgré la poussière et la terre. Embarrassée, je me presse à un coin de rue pour l’enlever et la nouer autour de ma taille. Avant de repartir, j’inspire profondément et m’oriente vers des quartiers excentrés. Ma destination n’est plus très loin, le seul endroit où les chances de rencontrer mes amis sont plutôt faibles.

— Eh bah, ça alors.

Les lampadaires éclairent mes pas tandis qu’une voix grave m’interpelle. C’est un homme. Elle ne ressemble pas à celles de Joey, Tristan ou encore Yugi. Elle est à la fois abasourdie et moqueuse. Épuisée par mon expédition, je tourne le visage et sonde naïvement les environs. La silhouette d’Hirutani et sa queue de rat m’irritent. De tous les idiots qu’on aurait pu mettre sur mon chemin, c’est certainement le moins agréable à contempler.

— Il t’arrive quoi, poupée ? raille-t-il sans se préoccuper de mon regard noir. Tu n’as pas l’air en grande forme !

J’aimerais l’ignorer, mais les bribes de souvenirs des dernières semaines m’intiment qu’il ne fonctionne pas ainsi. Je me rappelle que Joey m’a sauvé de ses griffes, qu’Éléonore désirait se battre en dépit de ma peur que ses pouvoirs ne provoquent une nouvelle victime.

Qu’en est-il à présent ?

— Rien d’intéressant, je rétorque d’un ton aussi neutre que possible. Qu’est-ce que tu veux ?

Le hooligan secoue ses mains en signe d’innocente, son sourire traduit tout l’inverse.

— Doucement princesse. Je souhaitais simplement savoir comment allait ma recrue préférée. Wheeler ne nous a pas laissé le temps d’apprendre à nous connaître la dernière fois.

Ce type lit en moi une arme pour compléter sa bande, c’est évident. Même si Joey est intervenu l’autre soir, je ne me permettrai pas de le mêler à ces histoires. Il est hors de question de continuer à me montrer égoïste et de le charger de la sale besogne.

— Je n’ai aucune envie d’apprendre à te reconnaitre.

Son sourire se crispe. Ce n’est pas la réponse qu’il attendait.

— Que tu es blessante, Lorène ! Et dire que je comptais prévenir Wheeler que tu avais refait surface.

Sa remarque m’intrigue, je l’invite à développer d’un signe de tête.

— Quoi ? Ce crétin m’a appelé hier soir pour savoir si je t’avais fait du mal. Apparemment, il était en rogne, il pensait que je m’étais vengé de l’autre fois ! Tu entends ça, poupée ? Tu mènes ce mec à la baguette !

Pourquoi ? Pourquoi diable fais-tu tout cela, Joey ?

— À ta tronche, je devine que je suis le premier à te retrouver. Quel honneur tu me fais là, princesse !

Hirutani esquisse un pas dans ma direction. Mes veines pulsent d’une adrénaline fulgurante, je me capable de courir dix kilomètres de plus. Si je ne l’affronte pas tout de suite, il s’en prendra à Joey.

Non, je suis un monstre, je devrais fuir.

Je ne sais pas quoi faire.

— Je suis là pour t’aider, moi, marmonne-t-il si proche que son odeur de transpiration embaume mes narines.

Assuré, il lève le bras dans le but de poser sa main sur mon épaule. Mon corps se réveille brusquement, comme alerté par son mouvement, et je recule précipitamment.

— Va-t’en, je demande, la mâchoire serrée.

Ses sourcils se haussent de surprise, Hirutani se fige quelques secondes avant de retenter.

— Un vrai mec comme moi ne laisse pas une belle plante faner toute seule.

Son discours faussement romantique accroit mon état de panique. Je ne suis pas prête à agir normalement avec lui. Mes bras tremblent, mes jambes menacent de s’écrouler sous mon poids.

Éléonore ?

— Viens là, ma petite.

À l’instant où sa main sale frôle ma joue, la mienne saisit son poignet. Je le comprime de toutes mes forces. Hirutani explose de rire.

— Oh ? Bien alors ? Tu crois que tu me fais mal ?

D’un coup sec, il se dégage de mon emprise d’une facilité déconcertante et m’attrape par la nuque.

— Tu ne blesserais même pas une mouche avec cette force.

Chaque muscle de mon corps se tend à son paroxysme. Il n’y a pas que les paroles d’Éléonore qui se sont échappées de mon être, sa puissance aussi.

Ce mec va me buter.

À cette pensée, je reporte mon attention sur sa main calée au creux de mon cou. Je ne réfléchis pas et ouvre subitement ma bouche au niveau de son poignet afin d’y enfoncer mes dents.

— Argh putain !

Pris de court, il me libère et hurle des jurons. Ce laps de temps est suffisant, je tourne les talons et tape un sprint dans le sens opposé. Des cris s’élèvent dans mon dos : il scande mon nom.

L’air frais s’engouffre dans mes poumons, brûlant. Dans ma course, je bouscule plusieurs passants. Terrifiée, je bredouille des excuses en croisant les doigts pour qu’ils retiennent ce cinglé à ma poursuite. Une lueur d’espoir surgit lorsque je distingue l’enseigne du Seven Eleven. Plus que quelques mètres et je serai en sécurité.

— Reviens-là, salope !

Un obstacle me fauche la cheville, j’essaie de garder l’équilibre, mais tombe lourdement sur le trottoir, en face des portes automatiques. Mes genoux éraflent durant le bitume et ravivent les douleurs de mes plaies. Par-dessus mon épaule, j’entrevois le visage d’Hirutani déformé par la colère.

— Putain, je vais te faire la peau !

Il saisit le col de ma chemise brune de terre et me soulève d’une facilité déconcertante. Je m’apprête à encaisser un coup dans la figure quand une silhouette se détache du magasin.

— Je peux savoir ce que c’est que ce raffut ?!

Le souffle coupé, je toise avec effroi le patron du konbini. D’en bas, je n’avais jamais remarqué qu’il était aussi musclé. Ses mains saisissent la veste du yankee et le projettent un peu plus loin. Délivrée, je retombe sur mes coudes. Une autre personne se jette à mon secours et m’aide à me redresser.

— Lorène, tu vas bien ?!

— Je te jure que tu vas le payer ! s’égosille Hirutani avant de partir sous les menaces du patron.

La musculature du quinquagénaire a raison de son envie de me casser la gueule. Il rebrousse chemin sous les regards médusés des témoins de la scène. J’ose échapper un soupir rassuré et le ravale aussitôt que le chef se poste devant moi.

— Je peux savoir ce que c’était que ça ? me gronde-t-il, ses biceps épais comme des parpaings croisés sur son torse. Non seulement tu disparais durant tes jours de service, mais tu fais fuir ma clientèle !

À mes côtés, Haiyama me maintient le dos et me hisse sur mes jambes, mon bras enroulé le long de ses épaules.

— J-je suis désolée, je bafouille d’une voix pratiquement inaudible.

Par chance, les clients patientent à l’intérieur du magasin. Le patron leur fait signe et revient, les traits durs.

— De toute façon, vu ta tenue, tu ne peux pas assurer ton service. Haiyama, tu peux travailler ce soir, encore ?

« Encore ». Je lance un regard en coin au jeune homme aux lunettes et exprime des excuses. Il m’adresse un petit sourire amical.

— Bien sûr, cela ne me dérange pas. Mais on devrait faire rentrer Lorène pour soigner ses blessures.

Le patron ne semble pas du même avis, ses coups d’œil répétés vers la caisse me donnent une idée sur le motif d’exclusion. Consciente de la chance que j’ai eue d’arriver jusqu’ici en un seul morceau, je me détache de l’accolade et me penche en avant.

— Non, cela ira. Vous avez raison, je ne peux pas me montrer ainsi devant vos clients au risque de les faire fuir. Je vais rentrer chez moi.

Haiyama s’avance pour protester.

— Mais ce type, il risque de te suivre !

Je pose une main sur son bras et tâche de paraître convaincante.

— Ne t’inquiète pas, je ne vais emprunter que des rues fréquentées. Tu devrais y retourner, les gens attendent.

Le boss approuve mes dires et n’ajoute rien. Au fond de moi, je l’en remercie. Bien sûr, je me doute qu’il s’agit ici de ma dernière virée au konbini de Flem. Après avoir exprimé ma gratitude, j’ignore les regards alarmants d’Haiyama et boite jusqu’à l’autre bout du trottoir.

Éléonore ?

Tu aurais pu me faire tuer.

Je le mérite.

Une main sur le mur, je progresse jusqu’au centre-ville. Sans téléphone portable, je me repère aux horloges holographiques et à ma mémoire déficiente pour deviner l’heure du prochain tram. Mes genoux brûlent, ma chute a relancé l’afflux de sang. Je me mords les lèvres pour ne pas grogner de douleur. Sous mes yeux s’étend la place principale de ma ville. La route pour la gare se situe droit devant. Il suffirait de traverser cet espace bondé et de suivre une série d’indications pour parvenir à mon objectif. Toutefois, mon attention ne cesse de dévier sur l’autre bout de la foule. Un peu plus loin se trouve le Tam-Tam.

— Se trouvait, rectifié-je.

Au centre de l’axe, je finis par bifurquer, mes jambes ne répondent plus à la logique de mon cerveau, mais à celle de mon cœur. Je m’immerge dans la vague de passants et ralentis à l’approche du nouveau commerce. Le bar s’est changé en épicerie, mon meurtre a servi des vendeurs d’herbe.

— Désolée, je prononce en décochant chaque syllabe.

Au pied de l’unique marche d’entrée, un liquide s’exfiltre à la lumière du réverbère. Mon rythme cardiaque s’accélère, je revois les images du Royaume des Ombres, j’entends les voix de ceux que j’ai longtemps ignorés, coincés dans les dédales de ma mémoire brisée.

— Une bonne chose de faite, pas vrai, Lorène ?

Sur la dalle de pierre, mon reflet m’accueille chaleureusement d’un sourire indéfectible.

— Tu sais le plus aberrant dans toute cette histoire ? enchaine-t-elle en s’asseyant dans la flaque de sang. C’est que quoi qu’il advienne, tu vas t’en échapper indemne. Tonton va s’occuper de tout et ton crime ne sera plus qu’un vulgaire souvenir.

Ma gorge asséchée ne déglutit plus. Lors de ma première rencontre avec ce spectre de moi-même, je la considérais comme une horreur sortie tout droit des ténèbres du Royaume des Ombres. Elle ne me quitte pas des yeux lorsque je m’installe en tailleur à même le sol. Nous nous jaugeons, je n’ai aucune idée de ce qu’il se produit dans mon esprit. Un brouillard brouille mes neurones et canalise mes pensées avant de le réduire à néant.

— Tes petits monstres ne pourront pas te protéger ici. Pleure, ils ne viendront pas.

La contre-attaque de mon Ninja Blanc m’avait sauvée de ses griffes. Elle a raison finalement, je m’en sors toujours indemne, peu importe ce dont je suis capable.

— Tu n’as pas encore répondu à ma question.

Je la fixe intensément.

— Qu’est-ce que ça fait d’être enfin humaine ? De comprendre que sans Éléonore, tu ne peux pas cacher tes sentiments ?

Voilà donc le but de cette hallucination ? De m’insuffler que mon être ne serait rien en l’absence de cet esprit maléfique ? Amère, je dois admettre que je me fichais bien qu’elle joue avec mes émotions tant qu’elle apaisait cette douleur qui me rongeait. Je me sentais puissante.

— C’est bien ce que j’ai vu : une petite chose fragile.

Elle se délecte de mon état. Déshydratée depuis la veille, aucune larme ne se décide à sortir. Ma vue se brouille légèrement malgré les secousses que j’inflige à mes tempes.

— Ton cœur bat la chamade, tes entrailles se tordent, tes pauvres yeux rougis sont rongés par la culpabilité. Cela ne te dit rien ? Tu as tué un humain et tu crois que ses agissements par le passé justifient l’atrocité de ton acte.

Ces paroles ne signifiaient rien pour moi, il y a quelques jours. C’est vrai, j’ai repris ma vie comme si de rien n’était pendant un moment. Tout ce qui m’importait, c’était de ne pas paraître ridicule face au champion du Duel de Monstres. La réalité était tout autre.

— Lore-chan !

Cet appel m’arrache de ma contemplation. Je relève brusquement le menton vers la place et décèle deux formes : un jeune garçon à la coupe étoilée et une fille aux cheveux bouclés.

— Ceux-là sont encore plus pitoyables que toi. Jusqu’où s’arrête l’amitié, n’était-ce donc pas une de tes interrogations ?

— Où étais-tu passée ?! s’exclame Zoé en se ruant à mes pieds. 

Je ne réagis pas, trop occupée à écouter mon reflet.

— Ils seraient capables d’endosser toute la responsabilité de sa mort rien que pour tes beaux yeux.

C’est insensé, mais elle a raison, une fois de plus. Soudain, la brune m’enveloppe dans ses bras et m’étreint, son nez collé à ma joue. Elle me murmure des mots rassurants dont je ne saisis pas la portée.

— Tu sais, il y a un moyen de remédier à tout cela, chantonne le spectre.

Mes épaules se crispent, Zoé se retire et encadre mon visage de ses mains pour croiser nos regards.

Comment ?

— Si tu n’es puissante qu’en la présence d’Éléonore, alors pourquoi ne pas la laisser vivre ?

Sa proposition me paralyse. Qu’est-ce qu’elle insinue par-là ? À court d’énergie, je remonte difficilement mes mains le long des bras de mon amie. Ses mots ne m’atteignent pas. Ils ne fondent pas jusqu’à mon cœur comme j’aimerais qu’ils le fassent. Je frôle son uniforme, le froisse et touche ses clavicules blanches dévoilées par sa chemise scolaire.

— Tout ce qu’Éléonore veut, c’est toi. Et pour cela, elle doit te débarrasser… d’elle.

Soudain mes mains saisissent le cou de Zoé et les compriment de toute leur force.

— LORE-CHAN !

Les éclats de voix brisés de Yugi me tétanisent. Je lâche violemment cette trachée et me replie. Zoé effleure sa peau meurtrie et crache ses poumons. Assise sur la marche, le reflet me toise, passablement déçu.

— Pourquoi ? je demande, muette.

— Parce que c’est notre unique moyen de rester ensemble, Lorène.

Prête à m’enfuir, je n’ai pas le temps de me tourner qu’elle sépare la distance entre nous et plonge sa main dans la mienne. Une vive chaleur s’introduit dans mon sang, carbonise mes veines et vrille mon cerveau. Je hoquette, les yeux écarquillés, à l’interruption brutale de cet esprit dans mon être.

Tu m’as appelée ?

— Lore-chan, écoute-moi !

L’ouïe m’est revenue, Yugi s’époumone pour attirer mon attention, une main sur le dos de Zoé, dont le visage terrorisé brise une part de mon âme. Toutefois, malgré mon état second, la fatigue quitte doucement mon corps, remplacée par une sensation de bien-être.

— Je ne peux pas, je frémis.

J’esquisse un pas en direction d’une rue inconnue quand s’élève cette fois, la voix du pharaon.

— Laisse-nous t’aider ! Tu dois nous faire confiance, nous sommes tes amis !

Cette notion d’amis me vrille le cerveau, ils n’ont que ce mot à la bouche.

— Comment pouvez-vous continuer à agir de la sorte envers moi après tout ce que j’ai fait, hein ?! Vous devriez me faire enfermer ! Ne pas me couvrir comme vous le faites depuis le début !

Zoé secoue la tête, désappointée, mais ne réplique rien.

— Si tu acceptais de m’écouter une seconde, je pourrais t’expliquer en quoi toi et moi ne sommes pas différents et comment nous pouvons arranger les choses ! Oui, ce que tu as fait est horrible, mais je refuse de laisser une amie se détruire de la sorte ! Même Joey l’a compris, c’est pour ça qu’il te protège !

Joey ?

— J’ai failli envoyer son père au Royaume des Ombres et je le lui ai caché. Je ne crois pas qu’il doive me défendre.

Je m’en souviens à présent. Mon ton dur n’est pas seulement le fruit de ma frustration, une pointe d’amertume en provenance d’une autre âme s’y mêle.

— Justement, suffoque Zoé, genoux à terre. S’il a réussi à te pardonner malgré tout, alors tu peux le faire, toi aussi.

— Vous êtes tarés, maugréé-je en leur tournant le dos. Rien au monde ne vaut qu’on s’empêtre dans la merde comme ça.

J’avance d’un pas vers l’inconnu.

— Tu te fous de ma gueule ?! vocifère-t-elle si fort que les commerces avoisinants profitent du spectacle.

Je ferme les yeux, impossible de lui montrer à quel point je suis désolée de lui faire subir de telles atrocités. Personne ne mérite une chose pareille.

— Ça fait des semaines que je me démerde pour t’empêcher de sombrer, j’ai suivi tous tes plans et tu te casses, sérieusement ?!

Tu vois ? Les reproches commencent. Je t’avais prévenue.

— Je zal altijd mijn unieke belevenispartner zijn, Soso. [1]

Ce dont tu ne comprends pas Éléonore, c’est qu’elle a tout à fait raison. Tu es la seule aveugle ici à ne pas l’intégrer. Tu auras beau modeler mes émotions comme bon te semble, jamais tu ne gagneras contre elle. L’unique cadeau que je peux faire à Zoé, c’est de m’éloigner, du moins pour ce soir. Je ne souhaite pas qu’elle subisse mes changements d’humeur tant que je n’aurais pas remis un minimum d’ordre dans ce bordel.


Au bout d’une dizaine de minutes de marche aux abords de Domino City, je constate avec plaisir qu’ils ne m’ont pas suivi. Mes pas me guident à travers la ville jusqu’à tour de la KaibaCorp.

— Tes excuses à toi viendront plus tard, je songe à haute voix.

En dépit des manigances de Kaiba à mon encontre, je me sens responsable de toute sa haine. Si Éléonore n’avait pas menacé de tuer Mokuba après avoir prouvé la noirceur de mon âme, il ne l’aurait jamais prise au sérieux. Je ne pardonne pas le labeur qu’il inflige à ma mère, mais cela atténue ma rancœur à son égard.

C’est un connard, mais pas sans raison. Mokuba est tout ce qui compte pour lui.

Je m’enfonce dans les quartiers agités du centre-ville, les lumières du Card Center animent la place. Les trottoirs et les routes sont si bondés que personne ne remarque la jeune fille aux vêtements sales et aux genoux en sang qui les contourne. La gare est sur le chemin, mais elle n’est pas la seule. À l’autre bout de la chaussée, la terrasse d’un café ne désemplit pas. À l’intérieur, des serveurs fusent, plateaux en main. Peut-être est-ce une erreur de m’aventurer par ici, mais s’il y avait une chance que…

— Merci, je te revaudrai ça !

D’une porte à l’arrière des cuisines s’échappe un jeune homme débraillé. Une manche de sa veste remplie tandis que l’autre bâille dans le vide, il consulte nerveusement son téléphone portable en grommelant. Malgré l’obscurité, je reconnais sans peine la chevelure blonde décoiffée du duelliste chanceux.

Que suis-je venue faire exactement ? M’excuser ?

Ce serait un bon début, en effet.

— Allô Yugi ?

Veillant à ne pas me faire faucher par une voiture, je traverse l’alphalte et me rapproche de la ruelle où il s’entretient avec son meilleur ami.

— O-Ok, d’accord mec. Je m’en charge, je viens de quitter le boulot, je vais la cher…

Postée à quelques mètres, je lève la main en signe de salut. La mâchoire décrochée, Joey manque de lâcher son téléphone portable.

— Je te tiens au courant, conclut-il avant de raccrocher.

Aucun mot, aucune formulation, aucune excuse ne pourra soigner les blessures que je lui ai infligées. J’espère seulement que mes yeux parviendront à lui signifier à quel point je suis désolée.

— Hé Cocotte, tu vas bien ?

Une simple question. Pas une once de reproches ni de colère. Il me balance ça comme s’il s’agissait d’un matin normal au sommet de la rue commerçante. Comme si nous allions dans les secondes qui suivent la dévaler en saluant rapidement monsieur Sanpei, car nous serions en retard pour les cours.

Quel idiot.

— Pou… Pourquoi ? je souffle en baissant mon attention vers mes chaussures.

Un bruit sourd, celui de son sac tombant lourdement sur le sol. Il enfile l’autre manche de sa veste et comble l’espace qui nous sépare.

— Pourquoi m’as-tu pardonné ? J’ai tellement fait de choses horribles et tu-

Sa main s’abat sur le sommet de mes cheveux. En relevant délicatement la tête, je perçois la chaleur de sa main m’infliger des décharges à travers ma peau.

— Je sais, mais tu croyais bien faire. Si tu m’avais tout expliqué dès le début, je t’aurais soutenue comme aujourd’hui.

Il aurait pu se retrouver à l’autre bout de la ville, arraché à ses amis par ma faute, mais il m’adresse le même sourire qu’à nos premiers duels.

— Tu n’avais pas prévu de m’oublier.

Mes épaules me raidissent. Mon visage traduit mon incompréhension, car il se dépêche de clarifier ses dires :

— La nuit où je t’ai raccompagnée et que nous nous sommes perdue, tu as donné le signal à Soso de me transmettre des excuses. Mon père t’a dit d’horribles choses et tu as cru que j’étais mort.

Mon cœur remonte dans ma gorge et se débat pour en sortir. Je ne parviens plus à le regarder droit dans les yeux tant j’ai honte.

— Si je l’avais su plus tôt, je t’aurais comprise. Après ta réaction lorsque j’ai été emporté par le Sceau d’Orichalque, j’aurais dû le deviner. Tu cherches juste à protéger l’Appolon que je suis, j’en suis plutôt flatté !

Sa fierté se sent sur dix kilomètres. Comment peut-il se montrer aussi fanfaron dans une telle situation ? Qu’il m’apprenne, j’en ai lourdement besoin.

— Et ça se comprend. Franchement, tu imagines un monde sans Joey Wheeler ? Un monde sans saveur, moi, je te le dis !

Des sanglots secouent mes épaules, sa main est descendue de mon front à mon cou, propageant sa chaleur sur mon visage aux traces de larmes séchées. Dans un rire rassuré, il m’enveloppe de ses bras et me serre contre lui, le nez plongé dans mes cheveux. Entre lui qui se moque et moi qui pleure, nous formons le duo le plus pathétique de ce monde pourri.


[1] Tu seras toujours mon unique partenaire d'aventures, Soso.

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