Âme de Pureté

Chapitre 72 : L'Eveil | Chapitre 72

6209 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/02/2020 13:02


— La porte des ténèbres est sur le point de s'ouvrir.

Étrangement, ma bouche est restée close à la prononciation de ces mots. La voix d'Eléonore s'est pourtant adressée à Atem plutôt qu'à mon fort intérieur. Un voile d'ombres a plongé la chambre du jeune Yugi dans une pénombre quasi-totale. Seule la silhouette de mon ami, ainsi que la table basse nous séparant, demeure dans la lumière.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? je demande, cherchant dans les pupilles violettes d'Atem une quelconque réponse.

Celui-ci réprime un grognement et baisse la tête vers le meuble, les traits tirés par l'angoisse, la colère ?

— Je crains qu'Eléonore ait déclenché un jeu des ombres.

Un jeu des ombres ? Ce n'est pas la première fois que j'entends ce terme. Il semble l'avoir déjà entendu de la bouche de Bakura.

— Tu veux dire un duel ?

Il secoue doucement du menton et lève ses yeux vers les miens.

— Non, plutôt d'un véritable jeu qui n'a rien avoir avec le Duel de Monstres.

Il a beau se confondre dans des explications, tout ceci reste flou dans mon esprit. Soudain, sur la table basse, un plateau de bois apparaît entre nous deux. A ma droite, le fantôme d'Eléonore se distingue avec précision. Sa chevelure longue et emmêlée, sa peau hâlée, son regard turquoise, je ne l'avais plus vue ainsi depuis bien longtemps. De l'autre côté de la table, Atem se crispe. Pour lui, c'est tout nouveau, il la fixe sans pouvoir s'en détacher.

— C'est l'heure de jouer, pharaon, déclare-t-elle, une pointe d'amusement dans la voix.

— S'il te plait, ne fais pas ça !

Mais le temps n'est plus aux supplications. Même momentanément séparée d'elle dans cette bulle à part du monde réel, je ressens tout son désir de vengeance. Sans Bakura, je suis presque certaine qu'elle aurait abandonné cette idée stupide. Eléonore avance sa main au-dessus du plateau et claque son pouce et son majeur. Le bois se découpe en cases, huit sur huit. Un plateau d'échecs. Un léger sursaut anime mes épaules, je me tourne vivement vers elle.

— Pourquoi ?

Elle n'ose même pas me regarder.

— Parce que tu as une chance de gagner à ce jeu-ci.

Instinctivement, je me penche pour poser une main sur son épaule et la forcer à affronter mon regard, mais mon enveloppe s'enfonce dans le vide, froid. Je hoquette, surprise, mais cela la pousse à se tourner dans ma direction.

— Je vais raviver quelques souvenirs de ce jeu. Maintenant que tu connais la vérité, tu vas pouvoir m'aider.

Je n'ai pas le temps de protester que l'œil du Millénium subitement apparu sur son front me coupe le souffle. Il me brûle la peau. Je ne saisis pas la teneur de son geste, mais des fragments d'images défilent dans ma tête, ceux de Kaiba et Mokuba jouant aux échecs autour des pupitres au sein de l'orphelinat.

— Je pense que tu es prête. Gagnons ce jeu comme nous avons remporté tous les autres duels, ensemble.

Ses paroles ne suscitent pas en moi une quelconque envie de l'aider. Je ne ressens que de la peur et de l'appréhension.

— Bien, Atem, j'espère que tu es prêt. A moins que tu ne souhaites laisser la place au petit Yugi.

— Non, je protègerai Yugi quoiqu'il m'en coûte.

La silhouette de ce dernier se profile aux côtés du pharaon. En retrait, il affiche une mine triste, ses poings tremblent à hauteur de ses genoux.

— Toujours à te donner le bon rôle, n'est-ce pas ? Comme tu veux. Le jeu est simple, même toi tu devrais le comprendre assez facilement. Une partie d'échecs.

Au fil de ses mots, les pions spéciaux apparaissent sur la première ligne en face de nous. Cependant, au lieu des sculptures habituelles comme les tours et les cavaliers, les pièces représentent plusieurs parties d'un corps.

— Bien sûr, il n'y aurait aucun intérêt de ne jouer qu'avec de vulgaires pièces. Les tours seront vos pieds, les fous vos bras, les cavaliers vos jambes, la reine votre cœur et le roi… votre vie.

Face à ses explications, je plisse les yeux d'incompréhension. En quoi le cœur et la vie sont-ils différents ? Je ne vais sûrement pas tarder à le savoir.

— Maintenant, désignez un de vos doigts, ordonne-t-elle en tendant ses mains vers Atem.

Puis elle me lance un regard en coin.

— Lorène et moi choisissons l'index.

Evidemment que je n'ai pas le choix. Le pharaon prend une profonde inspiration et ferme les paupières avant d'hocher de la tête.

— Je choisis mon pouce.

Eléonore hausse les épaules et abaisse sa main vers le plateau. Les seize pions manquants apparaissent sur l'échiquier, représentant toute une série de doigts.

— Les simples pions seront nos doigts, sauf les index pour nous et les pouces pour vous. Ce serait bête de ne plus pouvoir bouger nos pièces après avoir perdu nos autres compères, tu ne crois pas ?

Son discours est dénudé de sens. Que va-t-il se produire si je perds mon bras ou ma jambe ? Vont-ils simplement disparaître ? La salive descend difficilement le long de ma gorge. J'en doute.

— Honneur aux blancs, siffle Eléonore.

Ce n'est qu'à cet instant que je remarque qu'elle a délibérément laissé la main à Atem pour le premier tour. Pourtant, je ne suis pas sûre qu'elle connaisse quoi que ce soit à ce jeu. Bien que réticent et entravé par les regards insistants de Yugi, le pharaon avance son auriculaire droit de deux cases. D'après la posture d'Eléonore, elle ne compte pas interférer de quelconque manière dans ce jeu. Alors c'est ainsi que ça devait se finir ? Un jeu des ombres où j'affronte son ennemi à sa place ? Mon cœur tambourine violemment sous la colère. Je ne peux m'empêcher de me mordre la lèvre inférieure pour ne pas lui pester toute la colère qui fuse dans mes veines. Je pousse mon majeur gauche d'une case. L'auriculaire gauche d'Atem vient rejoindre le droit. Cette partie risque d'être longue, extrêmement longue.

— Alors celui qui perdra cette partie sera envoyé au Royaume des Ombres ? je lance, amèrement.

— Il n'y a aucune raison que tu échoues ici. Je doute réellement que Yugi veuille mettre en danger une de ses amies. Parce que c'est comme ça que tu la considères, n'est-ce pas ?

Elle s'adresse directement à l'autre esprit en retrait. Yugi la toise, terrifié. Probablement ne s'attendait-il pas à un tel revirement de situation. Je suis tellement désolée pour lui, il n'a rien demandé. Et moi non plus. Alors que Yugi se terre dans son silence, j'attrape le cavalier représentant ma jambe gauche et l'avance sur l'échiquier.

— C'est parce que c'est mon ami qu'il acceptera l'issue de ce jeu, je réponds.

— Lore-chan…

Un bruyant soupire s'échappe de mes lèvres, je me sens si… irritée.

— Ne t'inquiètes pas Yugi.

J'espère au fond de moi qu'il croit en ma stupide tentative de le rassurer, parce qu'elle ne fonctionne pas sur moi.

— Si quelqu'un doit être envoyé au Royaume des Ombres à l'issue de ce jeu, enchaine Atem avec plus de vigueur que précédemment. Cette personne c'est toi, Eléonore.

Celle-ci ne semble pas impressionnée par ce regain d'entrain de notre part.

— Oh, vraiment ? Depuis quand tu décides du sort des autres ? Rappelle-toi, Atem, tu n'as de pharaon que le nom, car ton règne a été aboli depuis des siècles.

En guise de réponse, Atem déniche son cavalier jambe droite des rangs arrière. Au fil des secondes, nous bougeons tour à tour nos pions dans un quasi-silence. Ma dernière partie d'échecs remonte bel et bien à l'orphelinat, et mon adversaire n'était nul autre que l'enfant qu'on prénomme désormais Seto Kaiba. Je me rappelle de ses moindres paternes, à cause – ou grâce – aux souvenirs infusés par Eléonore. Il me fallait les appliquer à la lettre. Après une quinzaine de tours, il semblerait que le pharaon ait adopté une stratégie visant à dévoiler presque toutes ses pièces maîtresses pour envahir mon côté de l'échiquier. Nos pions se jaugent sans pour autant tenter la moindre offensive. Lorsque je décide de dégager mon fou bras gauche pour rejoindre la bataille, il se penche pour échanger les places de son roi et de sa tour pied droit.

 Tu triches !

Je secoue vivement la tête, ayant déjà vu cette technique chez Kaiba.

— Non, il a le droit d'interchanger les places de son roi et de ta tour si son roi n'a pas effectué le moindre déplacement depuis le début.

— Exact, confirme le principal intéressé. On appelle ça un roque.

— Et comment tu connais ça ?

— C'est un jeu comme bien d'autres auxquels j'ai joué à cette époque.

Désormais, je suis sûre que mes chances de l'emporter face à ce champion toute catégorie reposait principalement sur ma capacité à reproduire les stratégies de Kaiba. Au terme d'une vingtaine de tours, toutes nos pièces éparpillées survivent difficilement sur l'échiquier. De temps à autres, je jauge mon adversaire, dont les lèvres pincées et la lenteur de ses gestes m'intiment une certaine retenue. Se retient-il d'ouvrir les hostilités ? Cette pensée suffit à m'assécher la bouche. Mon regard se pose sur un vulgaire pion dont l'avancée ne devrait pas mettre en péril le moindre de nos membres. A ma droite, Eléonore claque sa langue contre son palais.

— Si ça continue, je risque de mourir de vieillesse avant même que la partie ne se termine.

Je grogne, de plus en plus irritée.

— Sans toi, on ne serait même pas en train de s'adonner à ce jeu ridicule.

Ma colère doit se faire ressentir car elle tourne son visage vers le mien, légèrement surpris.

— Un jeu ridicule ? Tu aurais préféré que je choisisse le Duel de Monstres ?

Mes doigts se referment sur mes cuisses.

— J'aurais préféré qu'il n'y ait aucun jeu des ombres ! Pourquoi bon sang m'obliges-tu à me confronter à Yugi et risquer de le perdre lui aussi ?!

Envoyer Madame Yoshida et Monsieur Kageyama au Royaume des Ombres ne signifiait pas grand-chose à mes yeux puisqu'ils ne représentaient rien pour moi. Mais Yugi…

— Je ne veux pas te perdre non plus, souffle-t-il, les épaules tremblantes et le regard rempli de désespoir.

Pendant ce temps, Atem avance un de ses pions de deux cases, en proie directe de mon auriculaire gauche. Eléonore et moi constatons son coup et croisons nos regards en une fraction de secondes.

Ce n'est pas de gaieté de cœur que je te fais subir ça, mais il doit payer.

— Tu te fiches de moi ?!

Elle secoue doucement la tête.

— Tu n'as aucune raison de m'en vouloir si tu gagnes. Et c'est ce que nous allons faire.

Alors qu'elle se tient en retraite depuis le début de cette macabre partie, Eléonore se penche au-dessus de l'échiquier et se munit de ma pièce. Dans un claquement assourdissant, mon pion percute l'annulaire gauche d'Atem. La sculpture se dissipe dans les ombres, tandis qu'un cri strident éclate. Le pharaon se courbe violemment, grommelant des mots étouffés. D'une main hésitante, Yugi tapote le dos du pharaon.

— Atem !

— Qu'est-ce qu'il lui arrive ? je demande, la voix brisée par la peur.

Celui-ci se redresse brusquement, la main droite soutenant sa jumelle. Son annulaire gauche s'est teint d'un violet et a doublé de volume. Comme si… comme si l'os s'était brisé en deux. La seule personne impassible à ce spectacle, c'est Eléonore.

— Pour un qui a puni bon nombre de malfrats par le passé, tu m'as l'air un peu douillet, mon chaton.

— Arrête ça tout de suite ! S'insurge Yugi.

L'effroi qui le paralysait s'est changée en colère, il la fusille du regard. De mon côté, je prie pour qu'il sache faire la différence entre elle et moi et ne se jette pas lui aussi sur l'échiquier.

— Voyons, mon Yugi, la partie ne fait que commencer. C'est à ton tour pharaon, sauf bien sûr si tu décides d'abandonner.

Eléonore glousse derrière sa main quand le principal intéressé se repositionne derrière la table basse. Les hostilités sont lancées. Atem attrape son fou, à l'effigie de son bras droit. Lorsque je remarque qu'il est parfaitement positionné pour détruire le pion coupable de la perte de son doigt, je prends panique.

— Non, Atem, je t'en supplie !

Il ferme momentanément les yeux et baisse la tête avant d'affronter mon regard.

— Nous allons nous en sortir, fais-moi confiance, Lorène.

Son fou heurte mon pion. Un éclair me fend la main, mon souffle se coupe sous la vive douleur. Je ne peux retenir un hurlement quand l'os de mon annulaire gauche se brise en deux. Eléonore se jette immédiatement sur moi pour me forcer à me redresser mais nos enveloppes se confondent. Sa joue s'enfonce dans la mienne et ses lèvres se portent au creux de mon oreille.

— Tout va bien. Ce n'est rien, rien du tout. La souffrance fait partie du jeu, je te promets que c'est bientôt terminé.

Cela n'a beau être qu'un jeu, les larmes qui embuent ma vision sont belles et bien réelles, comme les lancements dans ce qui fut mon doigt.

— Lore-chan, ça va ?

Dans la brume, j'ignore vaguement la question de Yugi. Leurs traits se dessinent difficilement tant mes cils ne parviennent pas à calmer mes sanglots. Je n'ose pas regarder mon doigt, de peur de faire une syncope à la vue mon membre déformé par la fracture. La seule chose qui me reste à faire, c'est de reculer mon cavalier pour assurer la protection de ma reine. Par le plus grand des hasards, Atem et moi subissons la même souffrance au niveau de notre auriculaire gauche. Cependant, nous n'échangeons aucun mot et reprenons la partie dans un silence morbide. Cela a beau ressembler à un cauchemar, les lancements dans ma main me provoque des soubresauts et des sueurs froides dans le bas du dos. Je fixe intensément l'échiquier, prête à échapper à assaut potentiel du pharaon.

— Si tu avais le choix entre Lorène et Yugi, qui est-ce que tu enverrais au Royaume des Ombres, pharaon ?

— Je n'ai pas à faire un tel choix.

— Vraiment ? Pourtant c'est bel et bien ce qui se joue sous tes yeux, mon chéri. A moins que tu aies envie de faire durer le suspense plus longtemps. Cette partie t'excite, avoue !

Atem se contente de l'ignorer et place son fou devant mon majeur gauche, de sorte à ce qu'aucun d'entre eux ne soit en proie à l'autre. La question d'Eléonore n'a aucun sens. Il est évident que le pharaon choisira de sauver Yugi. Après tout, ils sont aussi liés que je le suis à Eléonore, si ce n'est que leur lien est plus fort que le nôtre.

— Et toi ? je poursuis, tout en avant ma reine en diagonale. Si tu avais le choix entre Atem et moi, qui est-ce que tu sauverais ?

Je relève ma main sauve de l'échiquier et la repose sur ma cuisse. Mes yeux fixent intensément la silhouette fantomatique d'Eléonore. Un voile de surprise éclaire son visage, mais elle se reprend aussitôt et affiche un sourire confiant.

— Toi, bien sûr.

Sa voix s'adoucit curieusement quand elle s'adresse directement à moi. Cependant, mon cerveau refuse d'en croire un traitre mot.

— Je suis prête à tous les tuer pour toi, ajoute-t-elle un ton plus bas.

Mes membres se crispent, ravivant la douleur dans mon annulaire gauche. Elle est complètement folle.

— Tuer ? marmonne Yugi. De quoi parle-t-elle, Lore-chan ?

De tous les regards qui se posent sur moi dans l'attente d'une réponse, celui qui me transperce le plus est celui d'Atem. Ses pupilles s'illuminent d'une lueur que je ne lui connaissais pas jusqu'ici.

— Vous n'avez pas...

Je baisse le menton afin que quelques mèches dissimulent mon visage, honteux. Au point où nous en sommes, je ne suis même pas sûre de sortir d'ici vivante, alors autant m'absoudre de mes péchés.

— J'ai tué Madame Yoshida, la gérante du TamTam que vous avez vu dans le garage des parents de Soso.

Et alors que j'appréhende la réaction des deux garçons, des applaudissements s'élèvent à ma droite.

— Quelle brave fille, elle ne précise pas que sans ça, l'autre vieille peau nous aurait tuées.

Tuées ? Ce n'est pas vraiment comme ça que je l'ai interprété.

— Lorène...

— Ce n'est pas le moment d'en parler, Atem.

— Mais-

— Contentons-nous de mettre fin à cette partie, veux-tu ? On aura l'occasion d'en discuter plus tard.

Du moins, je l'espère. Il plissé les yeux, son regard oscille entre le plateau et moi. Il semble... embêté ?

— Pharaon... bredouille Yugi en attrapant fermement le bras de son partenaire. Ne fais pas ça !

Je les dévisage, incrédule.

— Il n'y a pas d'autres solutions. Je ne peux pas reculer, Yugi.

Mais de quoi parlent-ils ?

De ton erreur de placement.

— De mon erreur de... !

Au bout de quelques secondes, je finis par saisir la raison de leur affolement : suite à mon dernier coup, ma reine s'est excentrée de l'échiquier et s'est placée dans l'axe de celle d'Atem. Autrement dit...

— C'est ton cœur ou le sien.

La température grimpe brusquement, je me sens bouillonner au plus profond de mon corps, comme si le sang dans mes veines venait d'être remplacé par de la lave en fusion. Mon pouls battant frénétiquement dans mes tempes, je me tourne subitement vers le spectre d'Eleonore.

— Qu'est-ce qu'il va m'arriver si Atem détruit ma reine ?

Son visage se crispe l'espace d'une seconde puis recouvre son calme. Comment fait-elle pour rester aussi stoïque dans un moment pareil ?!

— Ça... C'est à lui de décider s'il veut te le montrer, ou pas.

Elle croise ensuite les bras contre son ventre et lorgne Atem. Celui-ci n'ose pas soutenir mon regard paniqué, préférant foudroyer de ses améthystes, le visage de son ancienne esclave.

— Alors, Atem ?

Des gouttes de sueur perlent sur son front, me provoquant par ailleurs une sensation d'extrême fraicheur dans le bas de mon dos.

— Pharaon, ne fais pas ça.

Yugi s'évertue de lui faire changer d'avis, ses doigts se pressent dans le bras de son ami.

— S'il te plait, j'ajoute d'un ton suppliant.

Moi non plus, je n'ai pas envie de découvrir ce qu'il adviendra de moi s'il détruit ma reine. Après tout, rien ne nous oblige à mener une partie d'échecs à la régulière. Ce constat fit germer une idée dans mon esprit. Avant qu'Atem n'ait pu s'emparer de sa propre reine, je plaque une main contre ma poitrine et brandis l'autre. Le caillot de sang logé dans mon annulaire m'arrache un haut-le-cœur.

— Ecoute, si tu ne détruis pas ma reine, je ne prendrai pas la tienne non plus. Il n'y a pas de raison qu'on se fasse souffrir pour rien, pas vrai ?

Je force un sourire réconfortant, trahi par le tremblement de ma main tendue.

— Je suis d'accord avec Lore-chan ! surenchérit Yugi énergiquement. Vous pouvez vous battre sans cette pièce !

Au fond de moi, je le remercie mille fois et n'oublierai pas de le faire quand nous serons enfin dépêtrés de cet enfer. Tandis que mon adversaire retire sa main du plateau pour évaluer ma proposition, Eléonore pousse un long soupir désabusé.

— Je ne voudrais pas ruiner tous vos espoirs, mais il est impossible de mettre fin à cette partie sans se débarrasser des reines. Avez-vous au moins regardé une seule partie d'échecs avant ça ?

Qui parle ! Je lui lance un regard noir et reviens vers Atem, mais l'esprit me devance.

— Mais je dois avouer que c'est bien joué, Lorène.

— Hein ?

— J'aurais pu faire pareil.

— Mais de quoi tu parles ?

— Tu sais pertinemment que je ne louperai pas l'occasion de détruire Atem, membre par membre. Ainsi tu l'empêches de détruire ta reine pour prendre la sienne au tour suivant. C'est malin, je suis si fière de toi.

Jamais je n'ai eu de telles intentions ! Evidemment que s'il n'attaque pas, cela signifiera que je peux prendre sa reine en retour. Pourtant, il ne m'est jamais venu à l'esprit de m'en servir contre lui !

— D-Désolé, mais on ne peut pas prendre le risque qu'elle reprenne le dessus sur toi Lorène.

Les mots d'Atem ont sonné dans mes oreilles comme une série de grognements, marmonnés au fin fond de sa gorge. Mais avant même d'avoir pu intégrer ses paroles, ses doigts valides s'emparent de sa reine et balaient la mienne d'un revers. Si le choc précédent m'avait plié de douleur, celui-ci m'a littéralement clouée sur place. Mes membres brûlent, les battements de mon cœur se sont interrompus en l'espace d'une seconde. Puis, progressivement, la température de mon corps baisse, décline, chute, au point où mon sang s'apparente à du givre. Néanmoins, mes narines et ma bouche s'emplissent d'une intense odeur de fer, tout comme ma vue se brouille d'un voile rouge sombre. Je n'esquisse aucun moment, jusqu'à ce qu'une goutte s'abatte sur ma jambe dénudée, à la limite de ma jupe d'écolière. Instinctivement, je descends le menton et d'autres gouttes viennent rejoindre la première. Du sang, partout, il y en a partout. Ma main droite remonte le long de mon visage, glacial. Glacial et couvert de sang. Mes doigts en son parsemé.

— Comment tu te sens, chérie ?

La voix d'Eléonore éclate dans ma tête. Je pousse un cri de surpris mêlé à la douleur.

— Lore-chan... tu vas bien ?

J'ai froid et j'ai mal.

— Ne t'inquiètes pas, je vais jouer à ta place, me murmure une voix douce. Alors comme ça tu préfères la blesser que devoir m'affronter, Atem ? Maintenant, assumes-en les conséquences.

Je ne sais pas trop ce qu'il se passe ensuite. J'ai entendu Atem se tordre à son tour dans des hurlements. Sous ma pénombre oculaire, je ne décèle que ses mouvements saccadés et le plateau qui nous sépare.

— Je ne vois rien, je gémis, entre deux toux ensanglantées.

Cette sensation poisseuse sur ma peau me provoque des frissons désagréables et accroissent mon état de frayeur.

— Qu'attends-tu pour jouer ? A moins que tu préfères laisser la main à ton partenaire ?

S'en suit alors des claquements de pion sur l'échiquier et d'un nouveau cri de la part d'Atem.

— Atem, non !

Une masse invisible broie mon pied gauche. Je m'accroche à la table pour ne pas défaillir.

— A ton tour.

Peu à peu, je retrouve la vision complète du plateau. Eléonore récupère mon fou et frappe sa tour, brisant cette fois le pied gauche du pharaon. Question gestion de la douleur, il l'emporte haut-la-main. Je suis incapable d'aligner deux mots, ni même d'attraper la moindre pièce, au grand bonheur de l'esprit.

— Tu aurais dû écouter Yugi, cela ne mène à rien de blesser mon enveloppe dans le but de m'atteindre.

— Tu ne l'emporteras pas de cette manière, Eléonore !

La voix du pharaon s'est presque métamorphosée en un râle grave et menaçant. De mon côté, je ne peux plus prononcer un seul mot. Mes cordes vocales se secouent sous le craquement de mes os. Ma jambe gauche a subi le même destin que mon pied et mon annulaire. Dans un effort extrême, je me suis assise en tailleur et ai étendu ma jambe gauche à la force de mes bras tant cette partie de mon corps est devenue inerte. Mon uniforme est gorgé de sang, je peine à maintenir une respiration décente tant l'odeur de fer me fait tourner la tête. Pourtant, en dépit de mon absence de conscience, la partie continue. J'entends les pions se déplacer le long de l'échiquier, les soupirs d'Eléonore, ainsi que les grognements d'Atem ajoutés aux gémissements de Yugi.

Je vais mourir.

— D... Désolé, marmonne le pharaon.

Mon majeur gauche se fend en deux. Mais arrivée à ce stade, la douleur ne parvient pas à surplomber celle de ma jambe, ou de ma poitrine.

Ce jeu n'a aucun sens !

Il n'a aucun sens si tu n'y prends pas part.

Bien que mes yeux injectés de sang voilent partiellement la silhouette d'Eléonore, je la décèle, le visage porté vers le mien.

Tu comptes vraiment me laisser t'enterrer de cette manière ? Lui aussi a perdu des membres, mais on ne peut pas lui octroyer la victoire aussi facilement !

— La ferme, je grince entre mes dents.

Elle n'a jamais joué aux échecs, pourtant elle vient de lui arracher un bras, un pied, quelques doigts et même son cœur. Au final, ce jeu lui ressemble particulièrement bien. De l'autodestruction, je n'y vois que ça. Et tout cette ambiance obscure qui nous entoure depuis le début, je ne souhaite qu'une chose : que tout cela cesse, d'une manière ou d'une autre. Alors que ma respiration résonne péniblement dans mes tympans, je me redresse lentement et m'empare de mon annulaire droit pour l'avancer d'une case. Sans une once d'hésitation, Atem l'attaque avec un autre de ses pions. Je plante mes dents dans ma lèvre inférieure sous le craquement de ma phalange et, sans attendre, lui brise son majeur droit. Il grogne puis casse le mien à l'aide de son fou.

Nous nous jaugeons dans le plus grand des silences. Je ne lis aucune amertume sur son visage, seulement de la souffrance. Lui aussi souhaite que cela s'arrête au plus vite. Du coin de l'œil, je remarque que Yugi s'est reculé de la table, paupières closes et mains en prière. Ses épaules tremblent de peur et si je pouvais voir distinctement son visage, je suis sûre que j'y verrais des larmes perler le long de ses joues.

— Les portes du Royaume des Ombres sont ouvertes. Elles t'attendent, mon chaton.

Le Royaume des Ombres... Que peut-il bien y avoir là-bas ? Bien que j'y ai envoyé plusieurs personnes, je n'ai jamais osé demander à quoi pouvait ressembler cet endroit. Pegasus... Etrangement, dans cette dimension d'ombres, j'ai l'impression d'être plus proche de lui que je ne l'ai jamais été. A moins que ce soit tout ce sang perdu qui me rend complètement dingue.

Par la suite, je détruis l'auriculaire gauche d'Atem, qui en profite pour me soutirer ma dernière jambe. Désormais, je ne ressens plus rien dans mes membres inférieurs. Eléonore avait raison, la partie est sur le point de s'achever. Ma tour frappe son bras gauche.

— Echec, Je souffle, sourde aux grognements de douleur du pharaon.

Les sifflements joyeux d'Eléonore ne me motivent pas autant qu'elle le désirerait. Je baisse la tête et bredouille quelques excuses quand il déplace son roi pour se protéger. Quand je songeais vaincre Atem, c'était au cours d'un duel serré. La pression me compresserait le corps et l'adrénaline dans mes veines me pousserait à tout tenter pour défaire le roi des jeux. C'est ce que tu aurais voulu, toi aussi, n'est-ce pas Atem ?

Mon bras gauche et sa jambe droite sont brisés à leur tour. Déplacer le moindre pion devient une véritable torture. Mes lèvres sont si sèches que lorsque je mets Atem en échec pour la seconde fois, ma bouche refuse de s'ouvrir.

Nous sommes tous les deux exténués de nous battre. Le pharaon pourtant si vif et en soif de justice ne prononce que des soupirs et des râles à chacun de ses mouvements. Quant à moi, la fatigue et la douleur rendent mes paupières lourdes, au point où je pourrais m'endormir, là tout de suite. Mais à la place de sombrer et ainsi déclarer forfait, j'arrache le majeur gauche d'Atem et le mets une nouvelle fois en échec.

Je suis si fière de toi.

Cela risque de ne pas durer car en guise de réponse, mon adversaire achève mon auriculaire droit à l'aide de son cavalier. C'est à mon tour d'être mise en échec et ce, à deux reprises consécutives. Surprise, je relève le menton et plisse les yeux pour distinguer le visage d'Atem. Il ne tremble pas. Si ses membres n'étaient pas désarticulés par ce jeu sadique, je douterais qu'il perçoit la moindre douleur. Une lueur spéciale brille dans ses pupilles améthyste, elle me provoque un profond frisson qui me frappe l'échine. Nous enchainons les coups jusqu'à ce qu'il me retire mon dernier pied. De toute façon, je ne sens presque plus la différence.

— Je récupère mon cœur, je déclare en poussant mon annulaire gauche dans la première rangée d'Atem.

Soudain, mon doigt s'auréole d'une fine couche dorée, signe qu'il ne peut probablement plus être brisé. De plus, une bouffée d'air frais m'emplit les poumons. J'entends de nouveau les battements de mon cœur et le sang accumulé dans mes orbites et ma bouche se dissipe. Néanmoins, cette infime sensation de bien-être me coûte mon pouce gauche au tour suivant. Au fil de nos coups, les pièces ont déserté l'échiquier, si bien qu'il ne me reste que trois membres : mon bras droit, mon cœur et mon roi, ma vie. Atem quant à lui dispose encore d'un pied, d'une jambe, d'un majeur et de sa pièce maîtresse. Son dernier doigt se fissure lorsque ma reine le balaie du terrain, éradiquant sa dernière possibilité de récupérer son cœur. Nous ne possédons plus que des doigts sauvés en début de partie - excepté mon annulaire gauche, embaumé d'une aura dorée.

— Vas-tu réellement rejoindre le Royaume des Ombres si Lorène perd ?

Alors que nous entretenions un silence tacite depuis un bon nombre de tours, Atem semble vouloir entrer en contact avec Eléonore.

— Bien sûr que oui, je connais le Royaume des Ombres, je sais ce qu'il s'y cache.

— Ce qu'il s'y cache ? je répète, un peu plus fort.

Elle opine du chef.

— Tu sais, toutes ces âmes emportées par les jeux des ombres tels que le nôtre. Mais Atem doit mieux les connaitre que moi.

— Tu te trompes, Eléonore, je ne les connais plus depuis très longtemps.

— Et donc cela signifie que tu es purifié de tous tes méfaits ? Ne te fous pas de moi, Atem, tu les as punis pour les mêmes raisons que moi, pour protéger ton enveloppe.

— A-Arrêtez ! sanglote Yugi, la voix brisée. Je veux que tout ceci s'arrête !

Les bras calés contre ses côtés, Eléonore éclate de rire au nez du duelliste.

— Qu'est-ce qu'il y a mon petit ? susurre-t-elle, des larmes au coin des yeux. Tu viens de comprendre que tu as toi aussi tué des gens à ton insu ?

Pris au dépourvu, Yugi hoquette et plaque ses mains contre sa bouche. L'expression choquée sur son visage m'intime qu'il n'était pas au courant des méfaits d'Atem. Celui-ci remonte sa tour à côté de mon roi.

— Echec. Yugi, ne l'écoute pas, je t'en prie.

Etrange, d'après les dires de Joey, j'aurais parié qu'il était au courant de tout ça. Dans le cas contraire, la pilule doit être sacrément dure à avaler.

— Désolée Atem, je réponds en brisant sa dernière jambe avec mon roi. M-merde.

Je m'aperçois trop tard que sa jambe n'était qu'un leurre pour s'emparer de ma reine avec sa tour. Un nouvel éclair me secoue la poitrine, je crache une importante quantité de sang sans pouvoir respirer. La souffrance n'est qu'anecdotique à ce stade de la partie. Mon corps semble gelé comme un glaçon. Ma vision se voile de rouge carmin, mais suffisante pour terminer la partie. En effet, la victoire va se jouer entre nos quatre ultimes pièces : mon fou et mon roi ; le sien et sa tour. Nous bougions simultanément nos pièces avec nos mains déformées par les caillots de sang quand Yugi se relève sur ses genoux.

— Si Atem perd cette partie, je veux être celui qui sera désigné pour être envoyé au Royaume des Ombres.

L'intéressé se tourne brusquement vers son partenaire.

— Yugi ! Il en est hors de question !

— Pourquoi ? Laisse-le faire. As-tu à ce point besoin de reconnaissance, chéri ?

De l'autre côté de la table basse, je perçois la mâchoire serrée de Yugi et ses doigts enfoncés dans les bords du plateau.

— Je... Si vraiment tu as dû en venir à tuer des gens pour me protéger, je veux payer ma dette, mon ami.

Si j'avais encore un cœur, celui-ci se soulèverait devant le courage du jeune Yugi. Mais son élan de courage se brise sous les éclats de voix d'Eléonore.

— Que vous êtes adorables ! Mais tellement pathétiques, si vous saviez... Ton ami envoie à la mort des gens par le biais de ton corps et tu ne réagis même pas ? Pas même un blâme ?

— J-Je ne lui en veux pas !

— Yugi...

— S'il l'a fait, c'est très certainement pour mon bien ou celui de mes amis, j'en suis sûr !

Yugi... Tant de bonté en un seul être, et d'autant plus dans une situation pareille. C'est admirable de sa part, mais je ne peux me résoudre à abandonner maintenant.

— Très bien, comme vous voulez. Tu transmettras mes adieux à ce cher Pegasus.

Mes épaules se crispent, ravivant la douleur dans mes bras. Pegasus... Si je n'avais pas déchiré sa carte, jamais il n'aurait été coincé dans ce monde horrible que semble être le Royaume des Ombres.

« Tu veux le sortir de là, oui ou non ? »

L'image de Joey dans mes souvenirs m'étire les lèvres dans un doux sourire. Je suis sûre qu'il comprendra si je parviens à...

Atem déplace sa tour de son pouce.

— Echec.

Mon fou s'agglutine contre mon roi en guise de réponse, mais c'est trop tard. Sa tour s'apprête à détruire mon fou et mon roi n'a plus aucune échappatoire, bloqué dans un coin de l'échiquier.

— Echec et mat.

— Putain... râle Eléonore en remarquant la même chose que moi.

Le regard de Yugi se tourne immédiatement vers moi.

— Lore-chan !

— Bien joué, Atem. J'aurais aimé te tendre ma main en signe de respect, mais tu conviendras que de simples félicitations soient moins douloureuses.

Il hoche la tête. Résignée, je lève mon index indemne au sommet de mon roi et le renverse sur l'échiquier.

On ne pouvait pas perdre.

— Eléonore, la Porte des Ténèbres a été ouverte, proclame Atem en direction d'Eléonore.

« Oui, Joey, je dois le sortir du Royaume des Ombres. »

« Alors on va trouver une solution. »

C'est ça. C'est ça la solution !

— Je suis l'unique perdante de ce jeu des ombres, c'est à moi d'en subir les conséquences ! je m'écrie en rassemblant mes dernières forces pour barrer le chemin entre Eléonore et Atem.

Qu'est-ce que tu fous ?!

— Je te sauve la mise, Eléonore. Tu me revaudras ça, pas vrai ?

Mais elle n'aura pas le temps de me répondre que tout devient noir autour de moi.






Fin du chapitre !

Si vous saviez à quel point je suis heureuse d'enfin le publier celui-ci !

Désolée pour l'absence de publication pendant 2 semaines, les choses ont été un peu compliquées de mon côté entre le décès de ma chienne qui partageait ma vie depuis 14 ans suivi d'une belle maladie qui m'a clouée chez moi cette semaine, je n'ai pas vraiment pu écrire d'autant plus vu la complexité de ce chapitre.

Sur Wattpad, j'ai pu mettre des illustrations pour aider à la compréhension de cette partie. Mais ici malheureusement, je ne peux pas mettre d'images. Cependant, si ça vous dit, j'ai réalisé une petite animation du déroulement de la partie à l'adresse:

youtu.be/KwGbNuDsd-c

(Coller juste cette adresse dans votre navigateur et ça devrait fonctionner)

On se retrouve bientôt pour la suite d'Âme de Pureté !


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