Âme de Pureté

Chapitre 71 : L'Eveil | Chapitre 71

5526 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/01/2020 21:10

La maison de Zoé se situe à trois arrêts de tram du centre-ville de Flem. Le soleil s'est couché depuis deux longues heures quand nous empruntons le chemin de son quartier.

— Pourquoi t'a-t-elle suivie ?

La mine contrite, mon amie assimile les informations de mon altercation avec le trio de loubars. Le coin gauche de ma mâchoire me fait souffrir, ce type n'y est pas allé de main morte.

— J'en sais rien, peut-être qu'elle a vu le message que tu as envoyé à Yugi. Il t'a répondu ?

— Oui, je vais t'expliquer une fois au calme.

Une fois au calme... Son air sérieux me plombe le moral, je prédis une soirée pleine de réflexions, ce que je souhaitais éviter jusqu'ici. Une fois au konbini, mes éraflures n’ont pas échappé à mon nouveau collègue de travail. Quand j’ai précautionneusement contourné la caisse pour déposer ma mallette de cours dans le local des employés, il s’est glissé dans mon dos et a refermé la porte.

— Yuurei-san ! Tu vas bien ? Tu t’es fait agressée ? Tu veux que j’appelle la police ? 

Son inquiétude jurait avec mon calme, je me suis contentée d’un petit sourire gêné et de lui demander où se trouvait la pharmacie de secours.

— Ce n’est rien, juste une légère altercation, j’ai bredouillé en lui tournant dos.

Les questions qui ont suivi n’ont pas trouvé de réponse, je me suis limitée au strict minimum, à savoir que j’avais fait une mauvaise rencontre. Aigawa a déniché la boite de premiers secours et m’a tendu un à un la bouteille de désinfectant et les pansements en tissu blanc. Il faut dire qu’avec son tempérament bagarreur, Joey m’a appris à soigner une plaie. J’ai donc répété chacun de ses gestes avant de remercier mon collègue.

Après avoir longuement marché le long d'une avenue, nous bifurquons dans une rue silencieuse. Etrangement, toutes les habitations présentent des volets fermés et portes closes.

— Tu as des voisins ? je demande, intriguée.

— A ce qu'il parait. Il y a eu de multiples vols dans le quartier ces derniers mois, alors ils ont tous décidé de se barricader.

Cet endroit me file la chair de poule. Ainsi, quand Zoé m'invite à la suivre à hauteur d'un portail en bois. Le premier détail qui me saute aux yeux, c'est l'absence de garage ou de place pour un véhicule.

— Tes parents... je bredouille en désignant la maison éteinte. Ils sont absents ?

Tandis qu'elle s'apprêtait à insérer la clé dans la serrure de la porte, Zoé s'arrête sur le seuil et me fixe dans le blanc des yeux. Une vague de honte me submerge, jamais auparavant je ne m'étais intéressée à sa situation familiale, ni même à son niveau de vie. Nos conversations ont toujours gravité autour de l'école et nos jobs plutôt que de nos familles.

— Ils voyagent souvent.

Au ton de sa voix, je perçois qu'elle ne souhaite pas s'aventurer plus loin sur le sujet. Néanmoins, l'absence d'âme à l'intérieur de sa maison fait naitre en moi un sentiment d'inconfort. A l'entrée, nous retirons nos chaussures. J'observe en silence les murs taupes vides de tout portrait et le meuble désert de toute décoration.

— Par ici, m'indique-t-elle lorsque je lève une main vers une lampe à poser classique.

Elle ne veut pas que je m'attarde ici, je songe amèrement, puis me ressaisis aussitôt. Si Zoé n'a jamais souhaité me faire part de sa vie familiale, c'est qu'il y a une raison et je me dois de la respecter.

Tu ne crois pas un traitre mot de ce que tu viens de penser.

Mes doigts de referment sur la sangle de mon sac tandis que nous gravissons les marches nous séparant de sa chambre. Après une seconde d'appréhension, Zoé ouvre la porte et m'invite à entrer. Je m'exécute, non sans inspecter les lieux d'un œil curieux. La décoration contraste avec l'atmosphère de la maison : ses meubles sont parsemés de bougies et de petites lampes aux halos réconfortants. Contrairement aux tissus entraperçus dans son salon, les tentures de sa chambre sont d’un bordeaux profond derrière lesquels pendent de longs rideaux en dentelle. Son lit est plutôt sommaire mais son bureau énorme. Un miroir suffisamment large pour refléter nos deux silhouettes l'une à côté de l'autre se fixe contre son placard à vêtements. Aussitôt installée, Zoé dégotte d'un tiroir de son bureau un encensoir et l'allume un bâton en son centre. Une fine fumée s'en échappe, enveloppant lentement la pièce dans un voile boisé.

— J'espère que tu aimes le Kobunboku.

Je la fixe avec des yeux ronds et penche la tête.

— Le bois de prune.

Après une intense réflexion, je hausse les épaules. Les aromates tels que l'encens n'ont jamais élu domicile chez moi, contrairement à sa chambre qui en regorge sur chaque étagère. Je détaille les moindres recoins de la pièce, des posters fantastiques ornent ses murs.

— Ta chambre est si...

— Différente ?

— Du reste de ta maison, je conclus avec hésitation.

Du bas de sa commode, Zoé dégote un paquet de biscuits salés et le lance sur son lit. Je me décide enfin à lâcher mon sac de cours près de la porte et la rejoins.

— Ils insistent pour garder la maison ainsi alors qu'ils ne l'occupent jamais. Si ce n'était que moi, j'aurais tout changé depuis longtemps.

Je ne relève pas une once de colère ou d'irritation dans sa voix, on dirait plutôt de la résignation.

— Donc tu vis seule ici ?

Zoé me dévisage de ses grands yeux bruns.

— Tu ne l'avais pas compris ?

La salive se bloque dans ma gorge, elle me rend nerveuse. J'opine mécaniquement et presse mes jambes l'une contre l'autre.

— Bah, ça n'a pas d'importance, souffle-t-elle en s'allongeant, les bras en oreiller sous sa tête.

— Désolée.

Forcée d'avouer que je ne connais pas Soso aussi bien que je ne le devrais. Le matelas se met à bouger sous son poids, elle s'est redressée pour m'attraper le bras.

— Non, c'est une bonne chose. Tu ne fais pas attention aux autres.

Je grimace. Était-ce supposé être un compliment ?

— Ou du moins tu ne t'insinues pas dans la vie des gens comme tous ces idiots ont eu l'audace de faire avec moi.

Sa remarque m'intrigue. Notre rencontre remonte à un an, lorsque je trainais avec le groupe de Kaoruko. Un détail me revient alors en mémoire.

— Ce n'est pas ce que tu as fait à l'époque ? T'insinuer dans ma vie pour m'éviter Kaoruko ?

La pression sur mon bras s'affaiblit et Zoé retombe lourdement contre le matelas, le regard porté sur le plafond. Emplissant mes narines d'une bouffée d'air agrémenté au bois de prune, je m'affale à mon tour et la lorgne du coin de l'œil.

— Tu sais, quand je t'ai vue avec elles pour la première fois, je me suis dit « Encore une empotée ».

— Sympa.

— Je t'ai entendue utiliser le masculin pour te définir, alors que c'est la base.

Un grognement s'étouffe dans ma gorge. Effectivement, mes premières tentatives de sociabilisation en japonais n'ont pas été très brillantes.

— Puis il y a eu ces rumeurs sur ta famille noble.

— Des conneries.

— Sans blague, tu es la seule noble à acheter des paquets de nouilles instantanées à 70 yens. Commente-t-elle suivi d'un regard appuyé.

Nous éclatons de rire. Si je retrouve l'étudiant à l'origine de cette rumeur, j'aurais deux ou trois mots à lui dire.

— Merci, soupire-t-elle.

— Mh ?

— Merci d’être aussi stupide.

Un gémissement plaintif s’échappe de ma bouche, j’ai déjà entendu ces mots quelque part. Et je comprends que le principal intéressé ne les ait pas pris comme un compliment. Zoé glisse une main dans le paquet de biscuits et les enfourne dans sa bouche. Je suis le mouvement et m'assois en tailleur sur le lit.

— Demain, tu iras au magasin de jouets, poursuit-elle d'un ton plus grave.

— Celui du grand-père de Yugi ?

Zoé acquiesce. Mon ventre commence à se tordre. Je dépose le biscuit que je m'apprêtais à avaler.

— Je ne suis pas sûre que ce soit...

— Une bonne idée ? Et tu comptes t'y prendre comment pour ça ?

Elle désigne mon front de l'index, mais je saisis très vite qu'il est question d'Eléonore.

— J'en sais rien.

— Alors va voir Yugi. Il est d'accord pour que tu passes après les cours.

Ma dernière entrevue avec lui remonte à quand déjà ? J'ai l'impression que des mois se sont passés depuis cette soirée au Burger World. D'un commun accord, nous avons intelligemment évité de nous croiser, même en groupe. Puis je doute que Téa aurait toléré ma présence, du moins jusqu'à ce soir.

— Alors tu l'as vraiment tuée ?

La question de Zoé me tire de mes réflexions. Impossible de soutenir son regard à cet instant, je le baisse vers le tapis bordeaux comme les rideaux.

— J'ai tellement du mal à y croire, Ajoute-t-elle en croisant les bras autour de sa taille. Ce n'est pas ton genre.

— Je ne crois pas que ce soit le genre de beaucoup de monde de tuer quelqu'un.

Un lourd silence s'installe, j'ai jeté un froid, on dirait. Au bout d'une dizaine de minutes à fixer le verrou de la porte, Zoé revient brusquement vers moi, les lèvres pincées.

— Est-ce horrible à dire, si je suis soulagée ?

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je cligne frénétiquement des paupières, comme si j'attendais un désamorçage immédiat de sa remarque.

— Je veux dire, est-ce que je suis meilleure que toi si je trouve que sa mort nous arrange bien ?

Ça alors.

De mieux en mieux. Je manque de me pincer quand sa main s'abat sur mon poignet.

— Ne me fais pas une syncope.

— J'en suis pas loin. Tu te rends compte de ce que tu dis ? C'est de la pure folie !

— Vraiment ? Est-ce que c'est de la folie de préférer voir son amie libre de ses mouvements plutôt que derrière les barreaux pour s'être débarrassée d'une mauvaise personne ?

Tandis que je les rejetais tant bien que mal depuis des heures, l'image de Yoshida dans sa marre de sang menace de resurgir dans ma mémoire. Je secoue vivement la tête et me concentre sur le bâton d'encens fumant sur le bureau. Ces volutes m'hypnotisent et me relaxent légèrement.

— Si elle avait recouvert la mémoire, cela signifie qu'elle savait que je t'ai aidée à emporter son corps.

Un rire intérieur me tord les entrailles. Il ne provient pas de moi.

Tu vois qu'on a bien fait ? Même ton amie te le dit.

— Et si elle le savait, alors elle se serait occupée de moi après t'avoir fait arrêter.

— On ne le saura jamais.

— Mais moi je le sais, proteste-t-elle vivement en resserrant son emprise sur mon poignet. Et moi je n'ai pas de force surhumaine en moi pour me protéger.

— Enfin des paroles censées.

Ma tête est pleine, pleine de questions et d'informations qui tourbillonnent sans jamais trouver de sens. Le bruit des coups contre le crâne de Yoshida vient s'ajouter à la cacophonie et achève toute tentative de réflexion posée.

— Je ne dis pas que ce que tu as fait était bien, Lorène. Je dis juste que c'était le moindre mal et peut-être l'unique moyen de t'en sortir. Tu as utilisé ton instinct de survie.

Sa manière de justifier mon crime m'apaise autant qu'il électrise chaque parcelle de ma peau. Je n'en sais rien. Devais-je réellement le faire ? Qu'est-ce que ça aurait changé, finalement ? Eléonore l'aurait achevée si je n'avais pas asséné le coup fatal.

Exactement alors cesse de te tourmenter l'esprit.

— Je suis fatiguée, je déclare, en passant une main contre mon visage, brûlant.

Demain, j'irai rendre une visite à Yugi et j'essaierai de lui avouer la vérité. En attendant, je me contente de bloquer le flot de pensées qui m'assaillent et profite d'une nuit en bonne compagnie.

 

Le lendemain matin, j'envoie un message à Joey pour lui préciser que je ne marcherai pas avec lui aujourd'hui, vu que j'ai dormi chez Zoé. Sa réponse ne se fait pas attendre, mais aucun signe qu'il connait mes intentions de la soirée, ni même d'allusion à Téa.

Elle n'ose pas avouer que tu lui as sauvé la vie.

N'exagérons pas, elle s'en serait sortie avec quelques coups. Comme imposé la veille, Zoé ne me lâche pas d'une semelle. Distance de protection obligatoire, elle se maintient à deux mètres maximums de moi et n'hésite pas à m'interpeler dès que je dépasse ce seuil.

— Tu comptes t'y prendre comment quand j'irai en cours ? Ou que j'aurais besoin d'aller aux toilettes ?

Elle me jauge un instant puis reporte son attention sur le passage piétonnier.

— Nous sommes toutes les deux des filles, donc rien ne m'empêche de te suivre lors de la commission. Quant aux cours, je te fais confiance pour ne rien exploser, sauf Kaoruko.

Cela signifie que si je la tue, elle me soutiendra ? Sa remarque de la veille trotte dans ma tête. Soulagée d'être débarrassée de Yoshida... Je pousse un long soupir, incapable de déterminer si c'est une bonne chose ou non. A près d'une semaine du festival de l'école, toute l'attention est accaparée par les clubs et surtout par notre affrontement contre les étudiants du lycée de Domino City. L'idée de voir Kaoruko et Téa se confronter devant une foule me séduit plus que je ne l'aurais cru. Si seulement je pouvais intégrer les spectateurs. Je redoute déjà l'instant où je devrais m'exprimer en public.

A l'instant où le carillon de l'école annonce la fin des cours, un violent frisson me traverse l'échine. Pour peu, j'aurais aimé que cette journée se prolonge et il me reste encore un obstacle à surmonter avant de quitter le lycée : le club d'éloquence. A peine ai-je bouclé la fermeture de mon sac qu'une silhouette grande et élancée se présente à ma gauche.

— Bonjour Yuu-chan, tu comptais aller quelque part ?

Les mains fièrement posées sur ses hanches, Kaoruko m'adresse un sourire qui n'en est pas un. Elle a deviné mes intentions de fuite.

— En fait, je dois absolument aller chez quelqu'un.

— Dommage, cette personne va devoir attendre. Tu ne sortiras pas d'ici tant que ton vocabulaire et ta prestance frôleront le néant.

Ses remarques me crispent. Ce n'est clairement pas le jour de me rappeler mes piètres compétences en public. Je m'apprête à la remballer quand une ombre se profile à l'entrée de la classe.

— Désolée Himekoji-san, mais Lorène est occupée aujourd'hui.

Jamais depuis mon changement de fréquentation je n'avais vu Zoé et Kaoruko dans la même pièce, à moins de cinq mètres. La grande rousse la dévisage sans vergogne et claque sa langue sur son palet.

— Je me demande si l'administration sera ravie d'apprendre que des élèves préfèrent vaquer à leur loisir sans intérêt plutôt que de contribuer aux bons déroulements des activités scolaires.

Les autres étudiants ont déjà quitté la salle de classe. Je décide de me poser sur mon pupitre avec l'impression que cette discussion est loin d'être finie.

— Elle sera prête pour le concours d'éloquence, soupire Zoé en s'approchant de nous, les bras croisés sous sa poitrine. On nous attend quelque part, alors si sa majesté nous l’autorise...

A la fin de sa phrase, mon amie tend la main dans ma direction, m'invitant à l'attraper. Mais avant même que je puisse le faire, le poignet de Kaoruko vient balayer celui de Zoé.

— Je ne crois pas qu'il y ait plus important que le concours d'éloquence. Ce sera l'occasion pour elle de renouer avec les bonnes âmes de ce lycée plutôt que les petites serveuses dans ton genre, Hirae-san.

Elle connait donc son nom ? Je pensais que Kaoruko ne retenait que les noms des gens qui lui semblaient utiles.

— En tout cas tu ne dois pas t'être améliorée vu que le Tam-Tam a fermé. Décidément, partout où tu passes, c'est l'enfers.

Etrangement, ce n'est pas à moi que ces mots sont adressés, mais bien Zoé.

Un combat de filles, j'en deviendrai presque jalouse.

Aucune d'elles ne m'adressent le moindre regard. Elles sont beaucoup trop occupées à se toiser, dans l'attente d'une quelconque réaction de l'autre.

— Que veux-tu, l'histoire se répète, rétorque Zoé d'un ton plus grave. Mais je te trouve bien culotée de t'en prendre à quelqu'un qui connait chacune de tes petites allergies.

Allergies ? J'ai l'impression d'assister à un combat de coq et d'avoir parié sur un poulet que je ne connaissais ni d'Eve, ni d'Adam. Mais de quoi parle-t-elle ? Quoi qu'il en soit, Kaoruko grimace et s'écarte de moi.

— Tu n'oserais pas.

— Qui aurait confiance en une petite serveuse dans mon genre, après tout ?

Au cours de mes sorties avec le trio de sa majesté, je ne prêtais jamais attention à ce qu'elles consommaient tant j'étais obnubilée par leurs remarques sur ma réputation de noble. Maintenant je regrette de ne pas en avoir profité pour m'en servir contre elles.

— On y va, Lore ?

Zoé m'envoie un clin d'œil, les traits un peu trop détendus pour paraître naturelle. Néanmoins, j'acquiesce et me relève du pupitre. Mais alors que mon amie me tourne le dos pour sortir de la classe, Kaoruko traverse mon champ de vision.

Quelle idiote.

A deux mètres environ, la représentante du club d'éloquence se faufile entre les pupitres, une main levée à hauteur de Zoé. Bien que je comprenne tardivement ses intentions, mon corps semble se mouvoir d'une traite. Mes muscles se contractent et, avant que les griffes de Kaoruko ne se referment sur les cheveux de mon amie, j'empoigne son épaule et la tire violement en arrière. Prise de court, elle pousse un cri de surprise et tombe lourdement à terre, bousculant au passage les tables avoisinantes. Sa chute provoque un vacarme assourdissant. Essoufflée, je me tiens devant elle, une masse lourde entre les mains. A quel moment me suis-je emparée de cette chaise ?

— Oh ma pauvre, tu ne tiens plus sur tes pieds ? Tu veux un coup de main ?

Mes lèvres bougent, mes cordes vocales s'actionnent et mes doigts caressent le bois du siège que je menace d'abattre sur Kaoruko.

— Tu es malade ?! s'égosille-t-elle.

Je crois bien. La chaise manque de tomber à son tour quand une main s'abat sur mon épaule. Ce n'est que Zoé, aussi choquée que moi. Dans un sursaut de lucidité, je replace la chaise par terre et lorgne la sortie avec insistance.

— Barrons-nous avant que d'autres rappliquent.

Pas besoin de la permission de Zoé, je me dirige dans le couloir, luttant contre le braisier qui se propage dans mon corps. Pourquoi ?

Pourquoi ?

Pourquoi n'ai-je pas ressenti la moindre résistance ? Paniquée, je jette des coups d'œil à droite et à gauche pour m'orienter en direction de la sortie. D'habitude, quand Eléonore prend le contrôle de mes membres, je ressens au minimum des crampes dans les épaules, les bras et les jambes. Pourtant, quand mes ongles se sont enfoncés dans l'épaule de Kaoruko et l'ont envoyé valser sur le parquet, tout m'a paru fluide. Comme si...

Comme si nous n'avions agi que d'un seul être ?

Je me mords nerveusement les lèvres. C'est exactement ça. Lorsque je franchis le seuil de la cour, la voix de Zoé me parvient seulement aux oreilles.

— Hé, attends-moi !

Mon cœur tambourine furieusement dans ma poitrine, impossible de retrouver mon calme.

— Non, il faut qu'on s'en aille, vite !

Zoé abandonne toute idée de m'arrêter et se résout à me suivre jusqu'à notre prochaine destination : le magasin de jouet des Muto.

 

Sur le chemin, mes neurones fondent au fil des secondes. Il me faut réunir une concentration surhumaine pour passer d'un trottoir à un autre sans bousculer tout le monde sur mon passage. Qu'est-ce qui a changé depuis hier soir ? Lors de mon altercation avec le désormais baptisé « trio d'idiots », j'avais ressenti une intense gêne dans mes membres quand j'ai défendu Téa, signe de la résistance effectuée par Eléonore. Alors pourquoi n'ai-je rien perçu quand celle-ci a contré Kaoruko et a délibérément brandi cette chaise au-dessus de sa tête ?

— Je deviens folle, je gémis, les mains sur mes tempes.

— Alors arrête-toi deux secondes ! proteste Zoé en agrippant mon bras de force.

Son geste me force à lui faire face. Les passants nous contournent, certains nous observent discrètement - du moins le croient-ils.

— Tu m'as protégée, où est le problème ?

Mes yeux s'écarquillent, suis-je la seule à le voir ?

— Le problème c'est que je ne contrôle plus rien ! Ce n'était pas moi, c'était Eléonore !

Zoé incline légèrement son visage et esquisse un rictus. De toute évidence, elle a du mal à me croire.

Je n'ai rien fait.

Hein ?

— Mais si, ce n'est pas moi qui l'ai foutue à terre !

Une mère de famille qui me croise en train de me répondre à moi-même me dévisage sur sa route. Bon sang, comment font Yugi et Atem en cas de crise ?

Malgré mes arguments pour la convaincre que tout cela provenait d'Eléonore, Zoé affiche toujours la même expression embêtée sur son visage. Au bout d'une dizaine de minutes, je cède à la fatigue et reprends le chemin de la boutique de jouets.

J'espère que tu es contente de me faire passer pour une imbécile, Eléonore.

Jamais je ne me permettrai une telle chose.

Mais son rire en dit long sur ses intentions. Lorsque j'aperçois le toit du magasin au loin, mes pas ralentissent et Zoé me devance. Détectant mon désir de fuite, elle me pousse légèrement, une main posée dans le bas de mon dos. Les derniers mètres qui nous séparent me suffisent à ressasser les images de notre discussion en Californie, celle qui a tourné à l'agression physique. Au fond de moi, j'espère que Yugi ne m'en veut pas. Même s'il ne laisse rien paraître, je me doute qu'il nourrit des craintes à mon égard. Il faut impérativement que j'empêche Eléonore de nuire.

C'est Zoé qui pousse la porte du magasin, teintant la cloche accrochée au-dessus de l'encadrement. Ce son aigu me tire de mes pensées et je presse le pas pour rejoindre le comptoir. Derrière la caisse enregistreuse, Yugi dépose son téléphone pour nous saluer. Il a l'air en pleine forme.

— Je vous laisse, déclare Zoé.

— Hein ? Mais on vient juste d'arriver.

— Pas toi, tu restes ici. Je pense que vous n'avez pas besoin de moi pour discuter.

Mon cœur descend dans ma gorge. Evidemment, je savais qu'elle ne s'attarderait pas plus que nécessaire, mais je souhaitais secrètement qu'elle change d'avis. Dès qu'elle disparait derrière la porte, je peux sentir mes entrailles se serrer.

— Cela faisait longtemps, Lore-chan ! s'exclame l'adolescent, les lèvres étirées dans un doux sourire.

J'y réponds d'un rictus crispé, qui doit ressembler plus à une grimace qu'à un sourire. L'une de ses mains soupèse le puzzle du Millénium. Atem est là, quelque part.

— Tu veux qu'on monte dans ma chambre pour discuter tranquillement ?

Sa voix est dénudée d'une quelconque rancœur, ce qui m'enlève un poids et dissipe une partie de mes appréhensions. Je déglutis et promène mon regard le long des étales débordantes de jeux en tout genre.

— Tu es sûr que c'est une bonne idée ? je demande, hésitante. Tu sais, je ne voudrais pas que...

— Ne t'inquiètes pas. Disons que j'étais juste surpris l'autre fois, cela ne se reproduira pas.

C'est fou qu'il soit celui qui rassure l'autre. Après tout, ce sont mes ongles qui se sont enfoncés dans sa gorge. Son ras de cou sanglé m'empêche de déceler les marques.

— D'accord.

Sage et contrôlée, je gravis les escaliers tout en maintenant une distance de sécurité entre lui et moi. Eléonore semble endormie, mais je me doute qu'elle se terre quelque part, au fond de mon âme, prête à bondir à n'importe quel moment.

— Je vais nous chercher à boire, m’informe Yugi en m'invitant à prendre place près de la table basse.

Cette scène m'est curieusement familière. Je lâche un long soupir en son absence. Croisons les doigts pour que la situation ne dégénère pas à nouveau.

Lorsque Yugi revient armé d'un plateau contenant deux verres de thé glacé, j'en suis à ma dixième respiration profonde. Mes poumons sont prêts pour une plongée dans les eaux noires.

— Qu'est-ce que t'as dit Zoé, exactement ?

La douceur de ses traits m'interpelle, il parait si paisible en comparaison de mon état actuel. Il réfléchit pendant une dizaine de secondes, les yeux portés vers le plafond, puis revient vers moi.

— Que tu avais des ennuis à cause d'Eléonore et que ça devenait trop sérieux. J'ai voulu lui demander des détails, mais elle préférait que tu m'en parles toi-même.

Bien sûr, je ne m'attendais pas à ce qu'elle lui ait tout balancé d'une traite. A vrai dire, j'aurais aimé qu'elle le fasse, cela aurait été moins pénible.

— Est-ce que tu préfères parler au pharaon ?

Mes épaules tressautent, je le fixe avec des yeux ronds auquel il réagit d'un petit rire gêné.

— Je ne voudrais pas te mettre mal à l'aise...

— Moi, mal à l'aise ? je répète, bouche-bée avant d'agiter les mains. Au contraire ! C'est moi qui risque de t'intimider et après l'autre fois, je ne voudrai pas...

— Je veux juste t'aider, aider une amie.

Ma salive se bloque dans ma gorge, je tente de retrouver une contenance en avalant la moitié de mon thé glacé. Le goût me contracte la mâchoire. Dieu que je déteste le thé. Le liquide froid descend difficilement dans ma gorge, mais je me force à l'avaler pour me donner un tant soit peu de courage.

— J'ai déchiré la carte de Pegasus.

Un voile de surprise éclaire son visage. Alors Joey ne lui a pas dit, ce qui m'étonne à mon tour.

— La carte de Pegasus ? Tu veux dire celle qu'on a trouvé dans son bureau en Amérique ?

J'acquiesce, mes mains deviennent moites au fil des secondes.

— Je... je souffle avant de détourner mon attention vers la fenêtre. Ça l'a coincé quelque part, au Royaume des Ombres, peut-être. Je n’en sais rien.

D'un coup d'œil furtif, j'ai l'impression qu'il revoit Téa au Burger World, à l'instant où elle a émis l'idée qu'il pouvait s'agir de moi et non de Mai Valentine.

— Mais pourquoi tu ne nous l'as pas dit à ce moment-là ?

Bien qu'il n'exprime aucun reproche, je me sens irritée par sa demande.

— Tu ne nous as pas non plus parlé de ce qu'il était arrivé à Zoé, ajoute-t-il d'un ton plus bas, presque peiné. Et maintenant ça... Qu'est-ce qu'on a fait de mal ?

La culpabilité que j'enfouissais jusqu'ici resurgit aussitôt. Entre l'expression triste sur son visage et ce qu'il me reste à lui avouer, je me sens une violente chaleur s'insinuer au plus profond de mon être.

— S'il te plait, dis-moi pourquoi tu ne nous fais pas confiance, insiste-t-il en relevant le menton. Dis-moi, je veux pouvoir t'aider !

Il s'étend pour attraper ma main dans sa sienne. En dépit de mon mouvement de recul, il ne se débite pas et presse ses doigts contre les miens. Ce contact brusque me coupe le souffle. Sa peau est douce, on dirait une main d'enfant.

Malgré l'intensité de son regard, je ne parviens pas à répondre. Pas parce que les mots tourbillonnent dans ma tête, non. Parce que ma gorge se bloque à l'instant même où j'ouvre la bouche. Mon dos se redresse, un frisson glacial me traverse de la racine de mes cheveux aux ongles de mes orteils.

— Atem.

Il ne me reste plus que mes pensées.

Ne fais pas ça.

Je veux voir si Bakura avait raison.

Yugi esquisse un mouvement de recul, puis baisse les yeux, peiné. J'aurais tant voulu lui apporter les réponses qu'il attendait de moi. Le puzzle du Millénium émet une lueur dorée, les traits de mon camarade se froncent. Nul doute qu'Atem prend doucement possession du corps de son hôte.

— Eléonore. Que veux-tu ?

A partir de là, je sens que mes muscles ne réagissent plus sous mes impulsions. Cependant, aucune douleur ne me lancine. Je ne ressens qu'une sensation de froid intense me rongeant les veines.

— J'ai besoin que tu te fasses pardonner.

Ma voix est calme et posée, à des milliers d'années des tambourinements effrénés de mon cœur à cet instant précis. La demande d'Eléonore provoque un sursaut au pharaon.

— Je comprends, mais je ne peux pas faire grand-chose dans l'état actuel.

Mon pouce se lève pour taquiner ma lèvre inférieure tandis que mon regard se focalise entièrement sur le visage d'Atem.

— Il y a un moyen, pourtant.

Un moyen ? Je me demande ce qu'Eléonore a derrière la tête. Bakura lui a complètement retourné le cerveau - enfin, le mien dans un certain sens.

— Et comment ?

Son timbre de voix est un poil hésitant. Il est rare de voir l'autre Yugi dans cet état, à croire que la présence de l'esprit niché dans mon corps l'inquiète plus qu'il ne le laisse paraître.

— A cause de toi, j'ai vécu des siècles à errer dans le Royaume des Ombres. Sais-tu au moins quelles atrocités j'y ai vécues ?

Ces reproches sortis tout droit de ma bouche m'irritent d'autant plus que nous avons nous-même fait subir ce châtiment à plusieurs personnes.

— Même si cela ne changera rien, je suis sincèrement désolé.

Il s'incline légèrement en avant, signe de soumission. Perturbant de la part d'un ancien pharaon. Pourtant, dès qu'il se relève, les muscles de mon visage se crispent.

— Tu te fous de moi ? Tu ne te souviens de rien, alors comment pourrais-tu être désolé ?

Cette discussion n'a aucun sens. Eléonore se contente de lui rabâcher encore et encore la même histoire et Atem ne peut rien y faire, faute de mémoire.

Eléonore, partons.

Elle secoue ma tête.

— Non. Le seul moyen que je te pardonne tes méfaits : c'est de subir ce que j'y vécu, puis seulement de t'excuser.

Ses yeux s'écarquillent et si j'étais en totale possession de mon corps, les miens feraient pareils. En guise de protection, Atem resserre sa main sur l'artéfact pendu à son cou. Au fond de moi, je prie pour qu'il serve de barrière contre les pouvoirs de mon esprit.

— Ne fais pas ça !

Eléonore me mord la lèvre et pousse un gloussement aigu.

— Attends, tu m'as crue assez stupide pour tenter de t'envoyer au Royaume des Ombres comme ça ?

Elle emplit mes poumons d'air et pointe mon nez vers le plafond. Mes épaules se décontractent, à tel point que je peux à nouveau percevoir les vêtements sur mes épaules.

— Comment pourrais-je te regarder droit dans les yeux si je ne t'affrontais pas à la régulière ?

Un duel des ombres ? Mais je n'ai pas ressorti mon deck depuis plusieurs jours !

— Eléonore, écoute-moi ! proteste-t-il en tapant du poing sur la table.

— C'était moi que tu aurais dû écouter.

En un battement de cil, une ombre engloutit la chambre de Yugi. Seule sa silhouette et la table basse demeurent dans cet endroit profondément anxiogène. Des picotements m'indiquent qu'Eléonore se retire discrètement de mon enveloppe. Pourtant, elle continue de mouvoir ma bouche.

— La porte des ténèbres est sur le point de s'ouvrir.

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