Âme de Pureté

Chapitre 70 : L'Eveil | Chapitre 70

4658 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/01/2020 20:00

Le lendemain matin, je me réveille avec une sensation semblable à une gueule de bois. Mon corps menace de s'écrouler sur lui-même à tout moment. La cohabitation de nos deux esprits n'est pas de tout repos, d'autant plus après une soirée agitée comme celle-ci. Quand l'image du père de Joey ne hantait pas mes cauchemars, c'était celle de Bakura qui la remplaçait.

— Sèche les cours.

Assise en tailleur sur mon lit, toujours vêtue de mon pyjama, je secoue doucement la tête et frotte mes yeux.

— Zoé va me tuer, ma mère va me tuer, la terre entière va me tuer si je manque encore les cours.

Dès que mes yeux sont habitués à la lumière filtrée par les rideaux de ma chambre, je me munis de mon téléphone portable.

 

Jeu. 01h20. Expéditeur: Soso Hirae.

Message: Tristan m'a invitée à une sortie à quatre avec Joey et toi, tu le savais?

 

Ma salive se bloque dans ma gorge. Mince, j'avais totalement oublié de lui en parler. J'espère qu'elle n'a pas refusé de prime abord ! Par contre, l'heure du message m'intrigue, que faisait-elle réveillée à une heure si tardive ?

— Voilà au moins une raison de me lever pour aller en cours, je bredouille en écartant les couvertures de mes jambes.

Comme d'habitude, j'enfile mon uniforme scolaire, mon sac et mon paquet de cartes pour sortir. Ne sait-on jamais, je pourrais tomber sur un de ces fous de Duel de Monstres aujourd'hui. Mon pas s'accélère en direction de la rue commerçante. Pas de vélo, une bonne marche ne peut être que bénéfice par les temps qui courent !

— Bonjour Mademoiselle Yuurei !

Derrière l’une des étals malodorants, le poissonnier me salue.

— Bonjour Monsieur Sanpei ! Désolée, je suis en retard !

— Ah, il me semblait bien, Joey est passé il y a une dizaine de minutes.

Sans le savoir, Monsieur Sanpei a retiré un poids de mes épaules. Après ma discussion houleuse avec Bakura, je n'avais pas eu le cœur à courir rejoindre Joey chez lui pour m'assurer qu'il était toujours en vie.

— Merci beaucoup, bonne journée !

Ceci éclaircit, je prends le chemin du lycée sous un ciel bleu étincelant. L'été approche à grands-pas et les vacances par la même occasion. Qu'est-ce que j'ai hâte de me vider la tête au bord de la mer ! Qui sait, on pourrait s'organiser une sortie avec tout le monde ! La perspective de m'évader de cet endroit pour me changer les idées me donne un regain d'énergie. J'accélère le pas pour rejoindre la gare et prendre le tram direction le lycée de Flem.

 

Dans la foule d'étudiants amassés devant l'entrée, je parviens finalement à atteindre mon casier avant le début des cours. Pas de trace de Zoé ou Kageyama dans les environs, on dirait qu'aucun drame ne pointe le bout de son nez. Je soupire de soulagement et ouvre la porte de mon casier.

— Oh ?

Un flyer, aux couleurs criardes, glissé négligemment dans les jointures de la porte. Mes doigts se crispent à la lecture de celui-ci. Il représente Yugi Muto et moi-même munis de nos disques de duel. « Affrontement inédit ! » est inscrit sur l'affiche.

— Inédit ? Les gens ne me connaissent même pas, je grommelle en ignorant les éloges à la Kaiba Corp.

Au moins, il ne s'agit pas encore d'un message de Kaiba concernant mes défaites. Il s'améliore. L'affrontement aura manifestement lieu dans deux semaines. J'imagine que la fine équipe de Kaiba s'est assuré que nous étions disponibles à ce moment-là.

— Yuu-chan !

Je tique à cet appel en provenance de l'autre bout du couloir. Cette voix me provoque des démangeaisons jusqu'aux orteils. Tout en secouant ses cheveux roux devant les élèves qu'elle croise, Kaoruko se dirige droit sur moi. A y réfléchir, j'aurais préféré que ce soit Kageyama.

— Tu ne réponds donc jamais aux messages ? se plaint-elle en posant fièrement ses mains sur ses hanches.

Effectivement, j'ai vaguement ignoré la série de conseils et autres menaces concernant le festival de samedi.

— Disons que j'ai été plutôt occupée ces derniers temps.

Et ce n'est pas totalement un mensonge. Kaoruko hausse un sourcil, peu conciliante.

— Occupée ? Avec quoi ? Cet empoté de Joey Wheeler ?

Oh mais oui, je me souviens à présent ! Il faut que je lui demande plus d'informations au sujet de cette histoire de Drag Queen.

— Vraiment, conseil entre filles : tu devrais revoir tes goûts en matière de mecs parce que tu dérailles complètement !

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Tu oses me demander « pourquoi » ? Mais ce type est has-been au possible ! Il n'a rien pour lui, il est idiot, lourd et tellement d'une bassesse que je doute qu'il change de sous-vêtements tous les jours.

Mine de rien, j'écoute attentivement ses arguments et me remémore les raisons pour lesquelles je l'admirais tant l'année précédente.

— Même pour toi, c'est trop bas Yuu-chan, conclut-elle solennellement.

Par chance, la cloche ne tarde pas à sonner, nous intimant de rejoindre nos salles de classe. Je n'aurais donc pas à lui répondre.

Elle n'a pas tout à fait tort.

La porte de mon casier refermée, je pivote en direction de mon cours de mathématiques. Peut-être que mon corps ne m'appartient plus entièrement depuis quelques mois, mais je suis encore capable de désigner la personne avec qui j'ai envie d'être.

 

— Et là, il m'a lâché « Hé, ça te dirait d'aller à Tokyo ? », raconte Zoé en imitant Tristan d'une justesse incomparable.

Lors du temps de midi, nous avons convenu de nous retrouver sur le toit. Au vu de ses grands gestes exagérés, mon amie peine à saisir l'intérêt que lui porte Tristan.

— Qu'est-ce que tu lui as répondu ?

— Rien sur le coup, j'étais plutôt étonnée et n'oublie pas : je tenais un plateau avec trois cafés !

Et cet idiot lui a proposé la sortie sur son lieu de travail, au beau milieu de son service. Je me gratte l'arrière de la tête. Qu'est-ce qui lui a pris ?

— Alors il a enchainé « Oh et on ne sera pas tout seul : Lorène et Joey viennent aussi ! »

Au terme de son imitation, je peux sentir son regard lourd de colère me brûler la peau. Tristan aurait pu ne pas utiliser cet argument avant de connaitre sa réponse...

— A propos de ça... Tu veux y aller ? je demande d'une faible voix.

— Je ne savais pas que les rendez-vous à quatre était ton truc.

— Pas du tout ! C'est juste qu'il nous a supplié et que Joey a accepté, sûrement pour aider son pote ! Si tu ne veux pas, je peux toujours le dire à Joey et on annule.

Zoé soupire et reporte son intérêt sur son repas. Question sentiment, c'est le grand point d'interrogation. La brune ne laisse rien paraître, que ce soit auprès de Tristan ou du mien. Je me sens plutôt inutile.

— Tu ne manges que ça ?

Pour éviter le sujet, Zoé désigne mon sandwich à moitié entamé au coin du banc. Mon ventre est si noué que le moindre morceau de nourriture avalé se coince au fond de ma gorge et me tord l'estomac. Le pain au melon la veille n'était pas bien passé non plus.

— Le régime pour l'été, je réponds simplement.

— Avale ça.

Elle bouge ses baguettes d'une élégance hypnotisante. Et de la même délicatesse, elle attrape une portion de riz compacte et la présente à quelques centimètres de mes lèvres. Son regard m'intime d'obéir. N'y voyant pas d'inconvénient, j'obtempère et ouvre suffisamment la bouche pour laisser passer la nourriture. Zoé cuisine plutôt bien, je profite de l'assaisonnement de son riz et avale d'une traite.

— Au fait, il y a quelque chose dont je ne t'ai pas parlé, reprend-t-elle calmement.

Intriguée, je me redresse et la toise. Ironiquement, je suis certainement celle qui lui cache le plus de secrets.

— Sur le coup, je me suis dit que je devais t'en parler, mais ce n'est plus grave maintenant.

— De quoi ?

— Tu te souviens l'autre jour, quand je t'ai dit que j'avais discuté avec Madame Yoshida ?

L'évocation de ce nom me donne des sueurs froides. Mes souvenirs de la discussion ayant précédé sa mort sont à la fois flous et limpides dans mon esprit.

— O-Oui ?

— Eh bien, je ne t'ai pas tout raconté. Je crois t'avoir dit qu'elle ne se souvenait de rien du tout.

Je hoche la tête pour approuver.

— A vrai dire, elle ne s'en souvenait pas jusqu'à ce que je mentionne sa virée à l'hôpital.

Zoé marque une pause pour refermer sa boite à bento. Je tâche de ne pas paraître stressée mais je reste pendue à ses lèvres.

— Elle m'a posé plein de questions sur son évanouissement, sur les heures qui ont précédé. Elle voulait savoir si quelqu'un l'avait agressée pour qu'elle perte connaissance pendant autant de temps.

Ça y est, ses paroles reviennent peu à peu. J'avais le visage plaqué contre le comptoir quand elle m'a dit :

« Puis je me suis demandée "Pourquoi mes anciennes employées ne sont-elles plus ici ? Elles pourraient me raconter ce qu'il m'est arrivé !" Mais ta chère amie a nié être au courant de quoi que ce soit. »

— Je lui ai répondu que je n'en savais rien, souffle Zoé avant de fixer droit dans les yeux. Seulement qu'on l'avait trouvée inconsciente dans le vestiaire à la fin de notre service.

Son visage s'éclaircit brusquement.

— Oh et je lui ai dit que ça datait du jour de son admission à l'hôpital, pour éviter tout soupçon.

Des soupçons, il est clair qu'elle en avait et pas qu'un peu. Un instant, je songe au fait que sans sa petite visite pourtant déconseillée, Yoshida serait encore en vie. Mais je me rétracte aussitôt. C'est moi qui l'ai tuée et uniquement moi. Cependant, une autre question me trotte dans la tête.

— Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt ?

Zoé esquisse une grimace et me pointe du doigt.

— Tu n'étais déjà pas contente que j'y sois allée, je ne voulais pas t'inquiéter davantage. Surtout que le comportement de Madame Yoshida était différent.

— Différent ?

— Elle déblatérait sur la supposée vie qu'elle voulait mener à présent. Du coup, quand on a découvert qu'elle a déménagé, j'ai pensé qu'elle avait mis son plan à exécution.

Et non pas qu'elle avait été exécutée.

Je déglutis, encore ces fichus vertiges qui reviennent.

— En tout cas, je suis désolée de te l'avoir caché.

La brune joint ses mains en signe de prière et esquisse un léger sourire. Un voile sombre trouble doucement ma vue, l'odeur du sang emplit mes narines.

— Lorène ?

Je sursaute, sa main posée sur la mienne me rappelle subitement à la réalité.

— Yoshida est morte.

Mes yeux se ferment automatiquement, mon ventre se contracte si fort que la bouchée de riz menace de remonter dans ma gorge.

— H-Hein ?

Lorsque je rouvre les yeux, je croise le regard effaré de Zoé. Une deuxième main s'abat sur mon épaule et me secoue légèrement. Elle tremble.

— Yoshida est morte, il y a quelques jours, je chuchote, assez bas pour qu'elle soit la seule à m'entendre.

— Mais, mais, mais...

Sans attendre davantage, je me décide à tout lui délivrer d'une traite : le message en fin de journée, son petit jeu pour m'attirer dans le bar, sa violence, ses enregistrements, ses menaces. Et enfin, sa mort. Toutes les fois où je me suis imaginée tout expliquer à Zoé, elle finissait par me quitter, incapable de supporter vivre aux côtés d'une meurtrière comme moi.

Néanmoins, tout ce que je lis dans son regard à ce moment-là, c'est de l'incompréhension.

— C'est Eléonore, c'est ça ?

Ben voyons.

Tout en me mordant nerveusement les lèvres, je lui signale que non.

— C'était mon geste, pas le mien.

— Mais juste avant, avec le verre, tu m'as bien dit qu'elle avait essayé de lui trancher la gorge ?

J'opine, puis balaie le toit des yeux. La plupart des lycéens se préparent à retourner en cours. Zoé le remarque à son tour et raffermit son emprise sur ma main.

— Réponds-moi.

— Oui, il me semble. Mais ça ne change absolument rien à ce qu'il s'est déroulé ensuite.

Sa manière de remettre tout sur le dos d'Eléonore me soulage dans un sens, mais je ne peux pas l'accepter. Soudain, la cloche retentit, annonçant le début des cours de l'après-midi. Cependant, mon amie ne démontre pas la moindre envie de se lever du banc.

— Qui d'autres est au courant ?

La liste est plutôt courte.

— Seto Kaiba et peut-être quelques-uns de ses hommes de main.

Elle paraît surprise de ma réponse.

— Et Joey ?

— Non... Il a assez de problèmes comme ça.

Sur ma lancée, je lui raconte ma soirée catastrophique et ma tentative d'envoyer le père de mon petit-ami dans le Royaume des Ombres. Quand je termine mon récit, nous sommes définitivement en retard.

— On doit faire quelque chose, sinon tu risques de t'en prendre à n'importe qui.

Son ton n'était ni paniqué, ni apeuré, mais neutre, voire tranquille. Son calme me désarçonne complètement. Que peut-on attendre de quelqu'un à qui on vient d'avouer un meurtre doublé d'une tentative de meurtre ? La réponse est simple : j'aurais appelé la police.

— Yugi. On doit prévenir Yugi, insiste-t-elle en tirant ma main vers son buste.

Elle relâche brusquement son emprise pour attraper son téléphone portable. D'ici, je remarque qu'elle rédige un message à l'attention de Yugi.

— Il est sûrement en cours, comme les autres, je frémis, en songeant à l'idée que Joey pourrait être mis au courant de mes agissements.

— Il me répondra quand il aura le temps, dans ce cas.

Lorsqu'elle appuie sur la touche « envoyer » de son téléphone, je saisis qu'il n'existe plus de retour arrière possible, ce qui me plonge dans une appréhension insupportable. Mon visage doit refléter mon état car Zoé glisse sa main sous mon menton et me pince les joues.

— Ce soir, tu m'attends dans le konbini, tu dors à la maison.

Face à tant de détermination, je ne parviens pas à aligner deux mots. J'aimerais lui demander pourquoi elle réagit avec tant de certitudes, comme si l'acte que j'ai commis n'était rien du tout.

— Allez, on file.

 

A la fin des cours, je traine des pieds jusqu'au konbini. Après la prise en main de Zoé et l'avertissement glacial de Monsieur Yamamoto quant à mon retard, je me sens d'humeur à me glisser dans mon lit et tout oublier.

C'était une erreur. On s'en sortait bien jusqu'ici.

J'ai des doutes quant à notre façon de nous en sortir. Jusqu'à présent, j'ai plus développé de l'anxiété et de l'appréhension au quotidien plutôt que des capacités à affronter mes peurs.

— Hé, mais c'est la gonzesse de Wheeler !

Les nouvelles vont vraiment vite à ce que je vois. Alors que je quitte l'axe piétonnier pour rejoindre le konbini du quartier d'à côté, des gens semblent m'adresser la parole. Préoccupée par mes pensées et celles d'Eléonore, je ne les remarque pas directement.

— C’est la tarée qui a failli buter Hirutani, non ?

Ces termes m'obligent cependant à m'arrêter en bon chemin. Il s'agit d'un groupe de trois gars, aussi répugnants les uns que les autres. Etrangement, leurs gueules me disent vaguement quelque chose.

— Oh, on dirait qu'elle nous a entendus, les mecs ! rétorque le troisième, coiffé de piques et sapé de vêtements trois fois trop grands pour sa carrure. Vous croyez qu'elle va appeler Wheeler pour la protéger ?

— Aucune idée, mais les uniformes de ces pouffiasses sont de plus en plus sexy, vous ne trouvez pas ?

Instinctivement, je lève les yeux au ciel. Il ne manquait plus que ça. Alors ces demeurés se trouvaient dans le hangar d'Hirutani ce fameux jour ? A vrai dire, l'obscurité des lieux ne m'aident pas à me rafraîchir la mémoire. Toujours est-il que je ne prévois pas de réitérer l'exploit, il y a du boulot qui m'attend à quelques rues d'ici. Lorsque j'avance d'un pas pour reprendre mon chemin, le trio se tourne brusquement vers moi.

— Hé, on dirait qu'elle nous ignore, elle doit préférer les gringalets comme Wheeler plutôt que les mecs virils comme nous.

Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre. A croire qu'ils ont oublié notre dernière altercation.

Peut-être devrions-nous les aider à s'en souvenir.

J'inspire profondément et croise les bras sous ma poitrine. Non, je n'ai aucune envie de me battre. "Tu risques de t'en prendre à n'importe qui" disait Zoé. Mais qu'en est-il des inconscients qui s'en prennent à moi ? Je devrais appeler à l'aide, on n'est pas si loin de la place après tout.

— Alors poupée, on ne répond rien ?

Tandis que j'évaluais mes chances de m'en sortir sans avoir à porter le moindre coup, les garçons se sont dangereusement rapprochés de mon trottoir, me barrant ainsi la route vers le konbini.

Quoique tu veuilles faire, décide-toi, et vite.

Eléonore me laisse donc le choix ? Bizarre, Noël est dans quelques mois.

— Dis à ton mec de rejoindre les rangs d'Hirutani et on te laissera tranquille.

Ils forment désormais un triangle autour de moi, coupant toute initiative de fuite. Voici donc ce qu'ils attendent de moi : une pression sur Joey. Malgré mes réticences à me battre, je me permets un sourire en coin.

— Tu trouves ça drôle ? Appelle-le, devant nous.

— Parce que vous croyez qu'il ne détectera pas le piège ?

— Fais-le !

Leurs dégaines menaçantes ne me provoquent même pas un infime frisson. Est-ce à cause de mon état de force sur eux ? Quand on a le pouvoir d'envoyer les gens en Enfers d'un claquement de main, est-ce qu'on peut encore éprouver de la peur face à un tel danger ? N'importe qui serait paniqué, tétanisé dans ma situation. Mais pas moi.

— Dépêche-toi ! s'égosille l'un aux cheveux si longs et gras qu'ils masquent une partie de son visage.

En guise de réponse, je brandis mon téléphone et le déverrouille sous leurs yeux. Joey doit probablement occuper son boulot de livreur toute la soirée. L'inquiéter avec de tels abrutis risque de lui faire perdre du temps.

— Lorène ?

Une voix tremblante s'élève dans notre dos. Pour tomber mal, cette personne a un incroyable mauvais timing. Tout comme mes trois compères d'un soir, je pivote en direction de la voix. Quelle fut ma surprise en découvrant Téa, dans son uniforme rose et bleu, le visage décomposé.

— C'est une amie à toi ? me demande le deuxième loubar, comme si nous étions soudainement devenus amis. Elle est canon, j'ai toujours eu un faible pour les brunes.

— Téa, casse-toi, je lui ordonne suivi d'un signe de tête entendu.

Depuis le temps que je rêve de lui dire ça.

Mais cette fois, c'est pour son propre bien.

En dépit de mes avertissements, la brune aux yeux azurs ne bronchent pas. Le trio se détourne pour l'encercler, on dirait qu'ils ont déjà abandonné l'idée de me contraindre à appeler Joey.

— Téa, hein ? Joli petit nom pour une cochonne dans ton genre !

Elle déglutit, son regard divague entre les trois garçons, paniqué.

Laissons-la se démerder toute seule, c'est tout ce qu'elle mérite. Pourquoi nous a-t-elle suivies de toute façon ? C'est louche.

Eléonore a raison, du moins sur la partie où Téa n'habite certainement pas les environs. De ce que j'ai appris au cours de ma brève scolarité à Domino, elle habite plus près de chez Yugi que de chez moi et c'est de l'autre côté de la ville. Mon téléphone en main, je jette un rapide coup d'œil à l'heure.

On va être en retard, profitons de sa diversion pour nous barrer d'ici.

Des picotements me parcourent les jambes, m'intimant de faire demi-tour. Cependant, mes yeux se captivent pour la scène qui se joue à moins de cinq mètres. Le type aux cheveux en piques attrape son bras et l'attire brutalement vers lui. Téa tente de se débattre et étouffe un cri de stupeur.

Cassons-nous. Elle l'a cherché. Dois-je te rappeler tout le mal qu’elle t’a fait ?

Des fragments de souvenirs défilent sous ma rétine, son hostilité au cours du tournoi de Bataille Ville, sa haine lorsqu'Eléonore a embrassé Yugi, ses propos quand nous étions dans le désert de Californie, ses menaces au retour d'Amérique, au Burger World. Eléonore cherche hâtivement à remonter en moi une haine suffisante pour me détourner de son agression.

A moins que tu n'aies envie de rejouer aux criminelles. Allez, bute-le, c'est ce que tu attends, non ?

Les appels de Téa se transforment en bruit sourd à mes oreilles, comme si quelqu'un me bouchait les tympans.

Tu n'es pas quelqu'un de mauvais, alors évite de le devenir, ma chérie.

Des crampes contractent les muscles de mes jambes, je me mords la lèvre inférieure sous la vive douleur.

— Lâchez-moi !

Et là, alors que mon corps me hurle de faire demi-tour, le visage apeuré de Téa me remémore celui de quelqu'un d'autre. Mon sac de cours tombe lamentablement contre le sol.

— Tu as quelque chose à dire, blondasse ? raille celui qui maintient le poignet de la lycéenne.

La douleur de mes jambes ne me tord pas assez pour m'empêcher tout contrôle.

— Oui. Vous l'avez entendue, non ? Lâchez cette fille.

Les yeux de Téa s'écarquillent, elle me fixe, bouche-bée. Les racailles, eux, éclatent de rire. L'un, libre de ses mouvements, se décale entre ses potes et moi.

— Et tu vas faire quoi si on refuse ? Appeler ton crétin à l'aide ?

Fuis !

— Non.

Les poumons remplis au maximum, je me plie légèrement et fonce tout droit vers le gringalet aux vêtements XXL. Ma réaction le prend de court car il ne réagit pas avant que je n'atteigne son estomac avec mon poing. Il tombe lourdement, genoux à terre tandis que celui aux cheveux longs se rue sur moi pour venger ton comparse. Malgré ma vitesse, je ne parviens pas éviter son crochet qui me frappe en pleine mâchoire. Néanmoins, la dose d'adrénaline provoquée par sa frappe est tout ce qu'il me manquait. Je charge à nouveau et lève mon tibia au niveau de son entrejambe. Le dernier relâche enfin Téa pour me contrer. Essoufflée de ma précédente attaque, je ferme les yeux et place mes bras au-dessus de ma tête pour me défendre. Au bout de trois secondes, je constate que le coup ne vient pas et rouvre les yeux. Son poing est arrêté à deux centimètres de mon visage, pétrifié.

— Putain, je peux plus bouger !

— Moi non plus, c'est une sorcière cette nana ! geint celui dont la descendance risque de s'éteindre suite à cette bagarre.

Derrière mon agresseur, Téa recule d'un pas, signifiant qu'elle n'est pas affectée par la paralysie.

Eléonore ?

Pas de réponse.

Je profite de son état pour tirer son bras tendu et le craquer d'un coup de genou, comme si je voulais casser une branche en deux puis le couche aux côtés de ses deux amis. Ma poitrine brûle, entre ma respiration mal maîtrisée et l'énergie d'Eléonore, je m'efforce de ne pas leur montrer que je suis sur le point de m'évanouir et leur lance :

— Barrez-vous où la sorcière vous brûlera jusqu'en enfers !

Des enfants. Ils se relèvent difficilement et détalent quatre à quatre. Ces types voulaient-ils vraiment affronter la colère de Joey ? Connaissant ses capacités physiques, ils n'auraient pas tenu plus de trois secondes face à lui. On peut dire que je leur ai rendu service !

— Je...

Alors que j'essaie désespérément de calmer la frénésie de mon cœur et l'adrénaline qui pulse encore dans mes veines, je croise le visage perdu de Téa. Elle triture ses doigts et ne cesse de repositionner les manches de son uniforme. Son mal-être est aussi palpable que les seins de Mai Valentine.

— Oui ?

Au fond, je m'attends à un simple « merci » sans forme. Pourtant, elle reste là à me lorgner de ses grands yeux bleus, les lèvres tremblantes.

— Tu te sens bien ? je demande finalement.

— Oui.

— Ecoute, je dois filer à mon job, je suis déjà en retard alors...

— Attends.

Je fronce les sourcils, je vais commencer à regretter de l'avoir aidée.

— Ce que tu as fait à l'instant, quand tu les as paralysés, c'est Eléonore ?

Dur à dire, la principale intéressée ne répond plus à mes appels. Je l'ai certainement vexée en sauvant Téa, sa principale rivale dans ce monde.

— J'en sais rien.

Et c'est la vérité.

— Qui étaient ces types ? Ils parlaient de Joey...

— Ce sont des mecs de la bande d'Hirutani, ils voulaient que je le convainque de rejoindre sa bande.

— Mais quand je suis arrivée, tu étais sur le point de téléphoner ! rétorque-t-elle, à la fois apeurée et énervée.

Je crois rêver. Est-elle réellement en train de m'accuser de trahir Joey alors que je viens de la sauver ? Exténuée face à son comportement, je plonge ma main dans la poche de mon uniforme et déloge mon téléphone portable. L'écran n'a pas changé depuis quelques minutes. Je le brandis sous ses yeux.

— C'est le numéro de la police locale, tu t'attendais à quoi au juste ?

Ses joues s'empourprent de honte, elle fixe mon écran puis détourne le regard. Pincez-moi, je vous en supplie.

— Peut-être que tu ne me crois pas, mais je tiens à lui et je n'hésiterai pas à me battre pour le défendre.

Cette conversation s'achève ici. Non sans une bonne dose de ressentiments, je me détourne d'elle et reprends la direction du konbini.

— Mais tu m'as défendue, moi ! crie-t-elle presque pour que je l'entende.

Si je lui disais la raison pour laquelle j'ai volé à son secours, elle ne me croirait sûrement pas. Son visage... Il ressemblait cruellement à celui de cette fille que j'ai laissée aux mains de Kageyama, la veille du tournoi de Bataille Ville. Je m'étais jurée à l'époque d'éviter de faire de vague, raison pour laquelle j'avais dévié mon regard de cette scène. Au bout de la rue, je me décide tout de même à jeter un œil en arrière, elle n'a pas bougé d'un iota. Amusée, je lève mon pouce en l'air et lui adresse un clin d'œil.

— On fait tous des erreurs.

Qui sait si elle a râlé ou réfléchi à ma remarque, j'ai accéléré le pas vers le konbini, sous les halos du ciel orangé.

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