Âme de Pureté

Chapitre 64 : L'Eveil: Chapitre 64

4810 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/11/2019 20:15

Deux ans que j'habite au Japon, deux ans que j'arpente et sillonne les rues de Flem, et plus récemment celles de Domino City. Cette fois, c'était différent, je courais sans but, à en perdre haleine. Mes cuisses brûlaient, mes cheveux se plaquaient contre mon front et parfois, masquaient ma vue. Où allais-je ? Bonne question. Combien de temps serais-je capable de maintenir cette cadence effrénée ? Aucune putain d'idée. Tout ce que je savais, c'est que je devais courir.

 

Et ne jamais m'arrêter.

 

La semaine avait plutôt bien commencé. Mes notes à Flem grimpaient au fil des jours et ma participation au club d'éloquence ne dérangeait plus personne. Kaoruko et sa bande étaient trop occupées à préparer le festival du lycée, l'occasion pour elles de se pavaner et d'harponner leurs futures victimes. Ainsi, la fin de mes journées se résumaient à attendre sur mon téléphone que la sonnerie me libère de mes obligations scolaires. Joey et moi avions pris l'habitude de nous partager un bout de chemin tous les matins. Parfois, il me mettait en retard pour mon train, mais pour rien au monde je n'aurais zappé l'occasion de le voir se dandiner auprès de moi pour me soutirer des compliments sur ses talents de séduction.

Seto Kaiba avait cessé de m'envoyer des petits mots. Sûrement avait-il appris pour ma victoire contre Insector Haga et Rex Raptor. Mais contrairement à ce que je clamais haut et fort depuis plusieurs jours, l'idée de me confronter à Atem me paraissait de plus en plus alléchante.

C'est lui qui est à lécher.

Ah et Eléonore... est restée Eléonore.

Toujours est-il que mon quotidien avait repris son cours et que je commençais doucement à m'y plaire. Zoé m'avait promis de parler de moi à son patron cette semaine. Avec un peu de chance, je me retrouverai un job d'étudiant assez rapidement pour aider ma mère à payer les factures. Le train-train quotidien avait repris ses droits.

 

Jeudi après-midi, je reclappe bruyamment la porte de mon casier, enfouissant négligemment une pile de livres dans mon sac. Zoé et Joey travaillent ce soir. Je n'ai plus qu'à rentrer chez moi et parfaire mon deck en vue de mon affrontement avec le pharaon.

Pour l'affronter, il faudrait déjà que tu l'approches.

Je hausse les épaules. Mes échanges avec Yugi se sont limités à des mails. Hors de question de se voir en l'absence des autres pour me retenir si jamais Eléonore se décidait à l'attaquer de front. Mais qui dit amis de Yugi, dit Téa. Et rien que d'imaginer la grande brune en formation bouclier autour de son chéri, je réprime un frisson de la tête aux pieds.

Soudain, alors que je me dirige lentement en direction de la cour, mon téléphone se met à vibrer.

Jeu. 17h14. Expéditeur : inconnu.

Message : Bonsoir, rejoins-moi au bar ce soir, j'ai un truc génial à te montrer !

Le regard cloitré sur l'écran, je fronce les sourcils, perplexe. Qui peut bien m'inviter au bar en plein milieu de la semaine ? Et puis, quel bar ?

- « Bakura ? » Je souffle.

Non, Bakura ne sait sûrement pas comment masquer son numéro. Puis il m'aurait laissé une petite attention. C'est tellement impersonnel ce message.

« Le bar », seul le Tam-Tam me vient à l'esprit. Cela m'étonnerait que Zoé me contacte avec un numéro inconnu, alors qui ? Au pied du portail, je m'arrête, sentant la brise estivale. Les températures commencent enfin à se réchauffer en vue de l'été qui approche.

- « Madame Yoshida ? »

Prononcer ce nom me donne une impression étrange, comme s'il sonnait faux à mes oreilles. Pourtant, c'était la seule personne capable de m'envoyer une invitation.

Tu n'as rien à craindre, Zoé a dit qu'elle avait tout oublié.

Justement, tu ne trouves pas ça bizarre qu'elle m'envoie un message comme ça, aussi soudainement ?

Moi, en tout cas, j'ai bien envie de lui rendre une petite visite. Elle me manque, cette salope.

Surveille un peu ton langage, s'il te plait. Ma tête est un espace paisible et dénudé de toute violence.

Elle va manger ses morts.

Je soupire, abandonnant l'idée d'inculquer à Eléonore les principes de politesse et de bienveillance. Mon écran affiche toujours le mail inconnu. Après tout, le bar n'est pas si loin de chez moi. Rien ne m'empêche d'y faire un petit tour et de rebrousser chemin si les choses tournent mal.

Mais si elle a tout oublié, cela devrait bien se passer, non ?

 

C'est ainsi que je me suis postée devant l'entrée du bar. Les lampes de la ville s'allument tour à tour. Je fixe la porte et plus particulièrement l'ardoise colorée sur laquelle sont inscrits les cocktails spéciaux de la semaine. Les volets sont fermés, étonnement. Mes jambes tremblent légèrement, pourtant, il ne fait pas froid. Au contraire, je me sens chauffer progressivement. Mon cerveau bouillonne, mes membres brûlent, ma peau fond, me provoquant des mains moites que j'essuie sur le tissu de ma jupe verte.

- « Yolène ! Quel plaisir de te voir ! »

Je déglutis et esquisse un mouvement de recul quand une silhouette mature surgit de l'autre côté de la porte. Les passants nous contournent sans se douter une seconde que les deux personnes qu'elles croisent sont des criminels. L'une pour services illégaux, l'autre pour agression et séquestration.

Ne devrait-on pas appeler ça « recel de cadavres » ?

Vu l'ampleur de la situation, j'ai du mal à mettre des termes réels à des éléments qui ne le sont pas vraiment.

- « Ne reste pas là, entre ! » S'écrie mon ancienne patronne.

Elle se décale pour m'inviter à entrer. Un peu hésitante, je finis par céder et redécouvre l'intérieur du bar dans lequel j'ai travaillé pendant plusieurs mois. Les tables, les chaises, rien n’a bougé. Mon attention s'attarde sur la porte située à côté du comptoir. Le vestiaire. J'inspire profondément et grave sur mon visage le plus beau des sourires.

- « Vous avez l'air... en pleine forme ! »

Madame Yoshida m'imite et se presse derrière le bar. A cet instant, je remarque qu'il n'y a personne d'autres que nous deux. Pas un seul client à l'horizon.

- « Vous n'ouvrez pas aujourd’hui ? » Je demande, surprise.

Le bruit des verres qui s'entrechoquent me font sursauter. Cachée sous le comptoir, elle réapparait armée de deux verres à cocktails.

- « Non, j'ai dit aux filles de ne pas venir. J'ai décidé de m'octroyer ma soirée ! »

Je n'ai aucune idée de qui sont ces « filles », mais je les plains déjà. Qui sait quel genre d'insanités elle a pu leur demander en notre absence.

- « C'est... bien. » Je réponds, un peu perdue.

- « Ne sois pas aussi timide. Tu aimes les boissons à base de coco, n'est-ce pas ? Ne bouge pas, je dois absolument te faire goûter ma nouvelle recette. »

Aussi étrange que ça puisse paraître, c'était la première fois de ma vie que je la voyais s'affairer derrière le bar. La plupart du temps, elle se calait dans un coin et nous surveillait telle une sentinelle de guerre. Sentant mon estomac se tordre sous mon mal-être, je décide d'aller droit au but :

- « Pourquoi m'avoir demandé de venir ici ? »

Ses mains se figent sur un verre et une bouteille de liqueur posées sur le comptoir. Madame Yoshida ferme les yeux et soupire doucement avant de me fixer intensément.

- « Il était normal pour moi de te remercier pour ce que tu as fait. »

Je dois me raccrocher à un tabouret pour ne pas vaciller. Me remercier, moi ? Pour quelle raison, pour l'avoir enfermée dans un garde-meuble pendant plusieurs jours et d'avoir tenté de l’étrangler ?

- « P-Pourquoi ? »

L'écho de son rire se réverbère sur les vitres. J'avale difficilement ma salive, ma bouche est asséchée. Mes ongles tapotent frénétiquement contre la base du tabouret en bois, dans l'attente d'une explication.

- « Voyons, Milène, pour m'avoir sauvée la vie ! »

De la Ventoline, vite. Elle pose sur moi le plus chaleureux des regards.

- « Quand je me suis réveillée dans cette chambre d'hôpital, je ne comprenais pas ce qu'il s'était passé. Puis un gentil médecin - qui n'a toujours pas répondu à mon invitation d'ailleurs, ce goujat - m'a raconté que deux jeunes m'avaient emmenée d'urgence à l'hôpital. »

L'image de Joey et Tristan cette nuit-là me revient à l'esprit. Et dire que je les ai crus capables de la tuer et de ses débarrasser de son cadavre.

Peut-être auraient-ils dû.

- « Puis il y a eu ce service où Soso est passée me rendre visite. Quelle adorable fille, pas vrai ? Grâce à elle, j'ai su que les garçons qui m'ont transportée étaient vos amis. C'est donc naturel que je te remercie !

- Dans ce cas, pourquoi Soso n'est pas là ? » J'enchaine du tac au tac.

La présence de Zoé m'aurait bien rassurée sur ce coup. Le silence de cette salle vide m'angoisse.

- « Parce que j'ai eu l'occasion de la revoir, mais pas toi ! »

Je détache mon regard de la patronne pour le promener le long des tables. Son histoire tient debout, étrangement. Zoé ne m'avait pas menti, Madame Yoshida avait tout oublié de notre altercation, ce qui signifiait que Kageyama père était dans le même cas. Dos à elle, je détends mes épaules et expire à m'en vider les poumons.

- « C'est prêt ! » Clame-t-elle si fort que sa voix rebondit sur les murs.

On tient là l’opportunité d'avoir une augmentation ! Elle nous doit la vie après tout.

En effet, un verre à la couleur blanche trône sur le bar. D'un geste de la main, elle m'intime de prendre place sur un des tabourets surélevés. Mes jambes planent au-dessus du vide.

Cependant, malgré la bienveillance démontrée par mon ancienne patronne, quelque chose cloche. Je le ressens au plus profond de moi et mes yeux insistent sur la porte du bar. Il me suffirait de la franchir pour effacer ce moment. Je peux prétexter des devoirs ou un rendez-vous avec mon copain. N'importe quoi qui me permettrait de m'éclipser de cet endroit et m'éloigner d'elle.

- « Dis-moi ce que tu en penses. » Souffle Madame Yoshida en glissant de ses longs doigts manucurés le verre jusqu'à moi.

Ses phalanges ont repris des couleurs. Je me souviens encore de la froideur de ses membres quand je l'ai enroulée dans la couverture. Ce flash soudain me pousse à m'emparer du verre et d'en vider la moitié d'une traite. Des picotements s'insinuent dans ma bouche, ma langue et ma gorge. L'alcool est interdit aux mineurs. Pourtant, je ne réplique rien. Combien de fois en Europe me suis-je laissée tentée par quelques gorgées de bière ?

- « C'est bon. » Je bredouille, la bouche pâteuse.

Son sourire s'élargit, elle s'assoit sur le tabouret le plus proche du mien.

- « Ravie de l'apprendre. Tu sais, il y a quelque chose que je voulais te montrer. »

Le décor penche dangereusement, je n'aurais pas dû boire autant d'un coup. Je cligne frénétiquement des paupières pour recouvrir la vue. La patronne, dans mon absence de réaction, s'étire jusqu'à la caisse où elle dégotte un ordinateur portable. Sans un mot, elle bascule l'écran et tape le mot de passe pour déverrouiller la session. Je ne dis rien. Mon esprit embrumé empêche les questions de tournoyer dans le vide. L'éclairage de l'écran me pique la rétine. Madame Yoshida chantonne un air que je ne connais pas, les doigts occupés à cliquer dans ses dossiers.

- « Ne t'inquiètes pas, ce ne sera pas long. J'aimerais juste avoir ton avis sur quelque chose... Ah, la voilà. »

La fatigue ou l'alcool floute le nom du fichier qu'elle ouvre. Quand l'écran s'assombrit et qu'une barre de défilement horizontale apparaît, je saisis qu'il s'agit là d'une vidéo.

Tu crois que c'est un film de famille ou une de ces sextapes ?

La nausée me monte à la gorge rien que d'y penser. La prise de vue est en contre-plongée, comme si l'objectif avait été installé dans le coin d'un plafond. Tout ce que je décèle, c'est une pièce vide. Interdite, j'interroge Madame Yoshida du regard.

- « Ne sois pas impatiente, ça arrive. »

Je ne comprends pas son petit jeu. Mon attention se reporte sur l'écran où une silhouette vient de passer la porte. Au premier coup d'œil, c'est une fille qui s'apprête à se changer. Rien d'extraordinaire. Du moins jusqu'à ce qu'elle pivote suffisamment vers la caméra pour que je puisse reconnaître son visage.

 

C'était le mien.

 

Si ma cage thoracique pouvait exploser sous les battements de mon cœur, elle l'aurait fait. Tétanisée, je revis en image l'irruption de la patronne dans le vestiaire, une discussion qui me parait durer des heures, et mon visage qui se change brusquement. Le symbole du millénium se grave sur mon front et, quelques secondes plus tard, on me voit clairement empoigner Yoshida à la gorge.

Oh putain.

Ensuite, tout se déroule très vite. A l'instant où je me tourne vers Yoshida, celle-ci referme subitement l'écran de l'ordinateur d'une main et de l'autre m'agrippe la nuque pour me cogner la tête contre le comptoir. Sonnée, je ne prête pas attention à l'éclat de mon verre qui tombe contre le carrelage. Une douleur lancinante s'empare de mon front et l'odeur de fer m'emplit les narines. Pourquoi ?

- « Pendant de longues heures, je me suis demandée si la vie m'envoyait un signe, s'il n'était pas venu le temps de devenir une meilleure personne. Mon réveil dans ce lit d'hôpital a provoqué en moi l'envie d'un nouveau départ. »

Ses ongles s'enfoncent la racine de mes cheveux, je ne parviens pas à me décoller du bar.

- « Quand on m'a annoncé que j'avais été emmenée par deux jeunes garçons, je me suis dit qu'il existait de bonnes âmes sur cette Terre. Vois-tu, j'étais prête à changer. »

J'entends son discours, mais je ne l'écoute pas. Les bourdonnements dans mes oreilles accroient ma panique.

- « Tu ne me demandes pas pourquoi je n'ai pas changé ? Tu me déçois Mirène. »

L'ongle de son pouce taquine ma peau avant de s'y enfoncer.

- « Eh bien, je vais te le dire quand même. Quand Soso est passée me voir, je me suis brusquement souvenue de quelques détails. Comme par magie ! Mon médecin m'avait prévenue que ça prendrait du temps, mais je m'en fichais. Je voulais changer. »

Soso, Soso, Soso. Zoé.

- « Puis je me suis demandée « Pourquoi mes anciennes employées ne sont-elles plus ici ? Elles pourraient me raconter ce qu'il m'est arrivé ! » Mais ta chère amie a nié être au courant de quoi que ce soit. Alors il ne me restait plus que les caméras. »

Oh, hé, tu m'entends ?

E-Eléonore ?

A peine ai-je pensé son nom que mes muscles se crispent. Ma jambe droite se lève et pousse d'un coup de pieds le tabouret de Yoshida qui, sous la surprise, me libère de sa main.

On doit se tirer d'ici. C'était une connerie de venir.

- « Ne songe même pas à t'enfuir, Yuurei. » Me menace-t-elle en retrouvant l'équilibre. « Je ne sais pas ce que tu m'as fait, ni quel genre de sorcellerie tu utilises, mais avec cette vidéo, je peux t'assurer que c'est fini pour toi. »

Un liquide chaud s'écoule le long de mon nez. J'y porte une main et constate du sang provenant de mon front.

On doit la tuer.

Sa remarque me glace les veines. Ma poitrine me brûle terriblement, la silhouette de Yoshida se trouble et vacille. Est-ce moi ou Eléonore ? Mes lèvres tremblent, muettes.

- « Tu sais pourquoi je t'ai engagée ici ? Parce que je pensais que le charme européen intéresserait mes clients. Mais je me suis encombrée d'une gamine insolente et sans avenir. »

A terre, mes pieds frôlent des débris de verre de mon cocktail. Le reste du liquide se disperse entre elle et moi.

- « Qui sait ce que j'ai pu mettre dedans. »

Un larcin tintant éclate dans mes oreilles, je me les bouche de mes mains pour ne pas défaillir. Qu'est-ce qui cloche chez moi ?

Le pied du verre est assez tranchant pour transpercer sa carotide.

Je n'ai aucune putain d'idée de ce dont Eléonore me parle. Tout ce que j'essaie de faire, c'est de me maintenir debout face à des jambes flageolantes.

- « Tu ne m'en voudras pas si j'appelle la police tant que tu es là ? Ce serait bête qu'ils viennent frapper à ta porte alors que tu es juste ici, prête à être cueillie. »

La silhouette floue de Yoshida dodeline dans tous les sens. Elle mime des gestes incompréhensibles puis soulève sa chemise pour récupérer un appareil noir à clapet.

J'ai l'impression que mon cœur bat dans mon visage, dans chaque parcelle de peau de mon corps. Je n'entends plus que le bruit de ses palpitations et parfois celui de ma respiration saccadée.

- « Crève. »

Une force surhumaine m'affaisse contre le sol, ma main récupère un morceau froid et fragile qu'elle brandit par la suite. Il sent le sucre et l'alcool.

- « Il y a des caméras ! » Crie-t-elle en reculant de deux mètres au moins.

- « Tant mieux elles filmeront mes exploits ! »

Tuer.

Tuer. Tuer. Tuer.

Mes pieds prennent appui, prêts à l'élancer vers cette putain sur le point de composer le numéro de la police. Mon front scintille de rage. Je resserre instinctivement mon emprise sur le pied de verre, l'enfonçant négligemment dans mes doigts. Un filet de sang s'en écoule. L'odeur me retourne les entrailles.

Repeindre les murs de cet enfer avec le sang de cette salope.

- « Adieu. »

Mon pied droit, puis le gauche. La distance me semble autant infime qu'interminable. Je croise une ultime fois le regard de Madame Yoshida, réalisant que son existence allait s'achever ici et maintenant.

 

« Tu penses toujours que ce que tu as fait était la seule possibilité ? »

 

- « Non ! »

Malgré la pression exercée par la volonté d'Eléonore, je m'interromps brutalement et bloque mon offensive. Un bruit assourdissant s'en suit. L'explosion de dizaine de bouteilles et de verres saccage le bar. Les éclats se projettent jusque dans la salle, ne manquant pas de nous atteindre, Madame Yoshida et moi. Prise de panique, elle lâche son téléphone portable. Il tombe lourdement sur le carrelage dans une marre d'un liquide composé de divers alcools et agrémentés de débris de verre.

- « Un monstre. Voilà ce que tu es. »

Sa voix est si aigue que s'il restait la moindre bouteille intacte, elle se briserait sur le champ. La femme recule sans se détourner une seconde et se heurte contre le mur. Elle semble vouloir fusionner avec celui-ci. Au sol, je m'avance naturellement vers le téléphone, dont l'appel vient d'être enclenché. Je ne sais si ce geste provient d'Eléonore ou de moi, mais je l'écrase de plusieurs coups de pieds violents. Je ne m'arrête que lorsque l'écran s'est détaché du clavier, scindant le téléphone en deux.

Curieusement, un silence d'église rège au sein du Tam-Tam. Le sol s'imbibe des liqueurs, de vodka, des bières planquées sous le comptoir qui n'ont pas survécu au choc. Leur odeur se mélange pour former une atmosphère irrespirable et pesante. N'importe qui dans cette pièce sonnerait positif à un alcotest sans avoir ingéré la moindre goutte d'alcool.

- « Qu-Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? »

Son timbre est entrecoupé par sa respiration haletante. Je me contente de l'observer dans le calme. Du coin de l'œil, j'entrevois le pied de verre dans ma main droite.

On ne peut pas la laisser s'enfuir, elle va nous balancer. Il est fort à parier que d'autres caméras tournent en ce moment.

Il me suffit de lever le menton pour remarquer les emplacements discrets où pourraient se loger des enregistreurs. Je suis coincée. Mon geste n'échappe pas à Yoshida qui hoquette sous la panique.

- « Je... Il n'y a pas de caméra ! »

Mais son ton est si précipité qu'il trahit un désir de me masquer la vérité.

- « Menteuse. » Réplique sèchement Eléonore en mimant un coup de poignard avec le débris de verre.

Mon cœur s'entrechoque dans ma poitrine. L'odeur devient insurmontable, j'ai envie de vomir. Au sol, le liquide se répand jusqu'au tapis de bienvenue. Bientôt, il s'insinuera sous la porte et témoignera du bordel qui se joue dans cette pièce.

- « Ce que je compte faire de toi ? A ton avis ? Quel genre de punition peut-on affliger à quelqu'un sur le point de nous mener à notre perte ? »

Je n'en suis pas capable.

Moi si.

C'est de la folie.

Tu ne le remarques que maintenant ?

Puis je me souviens de cet instant où je m'étais retrouvée à califourchon au-dessus de Maximilien Pegasus, prête à planter un couteau entre les deux yeux.

- « Détruisez toutes les preuves et nous serons quittes. »

Tu te fiches de moi ?!

Je tâche de paraître convaincante. C'est mon unique chance de régler cette situation avant qu'elle ne dégénère en un bain de sang.

- « Les caméras, l'ordinateur portable, le téléphone. Débarrassez-vous-en devant moi et je vous laisserai partir. »

Accolée au mur, Madame Yoshida se fige, les yeux rivés sur moi. Elle cherche sur mon visage la trace d'une quelconque plaisanterie.

- « Personne n'en saura rien. » J'insiste, plus grave.

Soudain, alors qu'elle croise les bras sous son imposante poitrine, mon ancienne patronne se confond dans un rire qui frôle le ridicule. Elle se cambre en avant et ricane à en perdre haleine. Ce son m'irrite, je grince des dents pour ne pas m'énerver.

- « Que tu peux être drôle, Yuurei ! » S'écrie-t-elle en relevant son visage vers le mien.

Voyant que je ne rigole pas, elle se redresse, poussée par un soudain regain de confiance.

- « Je ne t'offre que ce que tu mérites. Tout le monde doit découvrir que tu es un monstre. »

Sa remarque me refroidit, si c'est possible. D'un air fier, elle s'avance, une main tendue vers l'ordinateur portable. Elle n'aura pas le temps de le toucher. Statique depuis de longues minutes, j'avance d'un grand pas et l'atteint avant elle. Je lâche brusquement la brisure de verre. Mes mains s'emparent de l'ordinateur et, arrivée à une faible distance de Madame Yoshida, je le soulève et l'abat violemment contre sa tête. Un faible gémissement sort de sa bouche, rapidement étouffé dans un deuxième coup. Elle s'effondre sur le sol dans un bruit sourd, mêlant ses cheveux à l'alcool auquel se mélange une importante quantité de sang. Pourtant inconsciente, son rire continue de planer dans le bar. Il rebondit sur les murs et me transperce le crâne. Je lâche l'ordinateur qui s'en va rejoindre les débris de verre et le probable cadavre qui s'ajoute à mes problèmes.

Sans une pensée, mon corps se met à bouger tout seul. Ses premiers réflexes : s’assurer que toutes les issues soient temporairement condamnées et éponger l'entrée pour ne pas attirer les regards. Ces minutes défilent à une vitesse folle. La nuit est tombée alors que je n'ai essuyé qu'une partie du liquide baigné de débris de verre. Seulement : le corps est toujours là. Sauf que désormais, la marre blanchâtre autour d'elle s'est entièrement colorée de rouge et que l'odeur de fer m'empêche d'avancer sans me boucher le nez. Cette fois, pas de Royaume des Ombres, pas de conservation approximative du corps, pas de prise de pouls. Il ne reste ici qu'Eléonore, la mort et moi.

 

C'est ainsi que je m'époumone dans les rues de Flems. Y suis-je encore ou ai-je déjà franchi la limite de Domino City ? Terrorisée, les symboles m'apparaissent flous et illisibles. Mon téléphone a vibré une bonne dizaine de fois dans mon sac. Personne ne sait. J'ai refermé la porte du Tam-Tam à clé et celle-ci se trouve dans la poche de ma jupe d'uniforme.

Appelons Bakura, il saura nous sortir de là.

Arrêtée à un passage piétonnier, je secoue vivement la tête. Je ne lui fais pas confiance. Ce type essaie de se débarrasser d'Atem, je ne lui donnerai jamais l'occasion de nous piéger à notre tour. Prévenir Zoé n'est pas une bonne idée non plus. La dernière fois que je l'ai mêlée à mes affaires, elle a failli péter un câble à son tour, même si elle tentait de me le cacher.

- « Joey... » Je marmonne alors que le pictogramme devient vert.

Oui, il saura certainement quoi faire !

Es-tu sûre que ce soit une bonne idée ?

Au beau milieu du trafic, Eléonore m'envoie des fragments de souvenirs de ma discussion avec Tristan.

« Je ne crois pas que tu puisses faire quoi que ce soit sans tout bousculer. »

« Si tu pouvais le ménager un peu. »

As-tu vraiment envie qu’il t’appelle Papa ? Après tout, c’est le fils d’un père violent, je suis sûre qu’il appréciera ce nouveau cadavre sur ses bras.

Je revois alors la bouteille que son père a violemment balancé contre le mur de l'appartement, puis le choc de l'ordinateur contre le crâne de Madame Yoshida.

Un klaxon de voiture m'arrache un cri de surprise, je me dépêche de rejoindre l'autre bout de la rue, marquant le début d'une grande place de Domino City. Les passants me croisent et me contournent. Je demeure stoïque, tête baissée vers les pavés. Ma main en sang à cause des brisures de verre se cache dans la poche de ma veste.

Personne ? Il n'y a plus personne à qui je peux en parler ?

Il y a moi.

Je relève brusquement le menton et ne vois que du brouillard.

Il y a moi.

- « Lorène ? »

Il n'y a qu'elle.

- « Hé ! Tu vas bien ? »

Je sens qu'on tire sur le pan de mon uniforme. Il me faut du temps avant de me tourner vers l'origine des appels.

- « Lorène ? »

Haut comme trois pommes, le petit Mokuba se tient devant moi. Encore une hallucination d'Eléonore ?

- « Grand-frère ? »

Il lance un regard par-dessus son épaule, je le suis et remarque la présence de Seto Kaiba dans son dos, à quelques mètres. Il est posté contre une longue limousine noire et nous surveille. Je ne discerne pas son visage mais je l'imagine froid, fermé.

- « Lorène, pourquoi tes chaussures sont-elles rouges ? » Demande Maki d'une petite voix.

Instinctivement, je porte mon regard vers le bas. Mes chaussures blanches sont tachées de sang. Alors que ma course avait nettoyé mes poumons de l'odeur d'alcool et de fer, voilà que les nausées m'empoignent l'estomac. Ne supportant plus la pression et le poids de mon corps, je me laisse tomber par terre. Le choc aurait dû me tirer un gémissement plaintif, mais il n'en est rien.

Je ne rencontre que le noir.


 

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