Âme de Pureté

Chapitre 38 : Orichalcos: chaptre 38

4241 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/10/2019 15:02

Le corps inerte de Zoé pressé contre moi, je ne parviens pas à me défaire de mon état de choc. La nuit est tombée depuis longtemps mais je suis incapable d'estimer le temps écoulé depuis notre duel. Ma joue plaquée contre la sienne, glaciale, je tapote chacun de ses membres, la priant de se réveiller.

- « Lorène, il serait temps de...

- Non, attendons encore un peu. » Je proteste en humant le parfum mentholé de ses cheveux.

Je persiste à tenter de la réveiller. Mais au bout de ce qui me semble être une dizaine de minutes, je me résous à m'allonger dans l'herbe, la tête de Zoé posée sur mon ventre.

- Il faut y aller pour comprendre d'où vient cette carte.

- Mai. » Je grogne en serrant les poings.

En colère, j'essuie rageusement les quelques larmes au coin de mes yeux. Les flots qui ont suivi la découverte de la carte à l'effigie de Zoé menacent de ressurgir. Ma gorge se comprime quand je tente de parler.

- « Pourquoi elle a fait ça ?! » Je gémis dans un autre sanglot. « J'aurai pu blesser n'importe qui dans cette putain de ville et il a fallu que ça tombe sur Zoé ! »

Dans l'espoir d'apaiser la rage qui monte en moi, j'abats brutalement mes mains contre le sol et ripe sur le bitume. J'hoquette de surprise quand ma main droite commence à saigner.

- « Merde ! »

Curieusement, mes voisins n'ont pas réagi à mes cris de détresse. Je les emmerde. Je les emmerde tous ! Mon téléphone vibre dans la poche de mon gilet sali par la terre. C'est sûrement encore Joey. Il doit s'inquiéter de mon absence de réponse. Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Que j'ai joué une carte qui a aspiré l'âme de ma plus chère amie ? Dépitée, je glisse ma main ensanglantée dans ma poche et remonte le téléphone devant mon visage. Surprise, ce n'est pas Joey. Sans une once d'hésitation, je décroche et porte l'appareil à mon oreille.

- « Allô ?

- ...Mademoiselle Yuurei ? »

Cette voix grave... Elle me rappelle vaguement quelqu'un. Je bouche l'émetteur et me racle la gorge pour retrouver une contenance.

- « C'est moi-même. Qui est-ce ?

- C'est le majordome de Monsieur Pegasus. Je ne vous dérange pas ? »

Chris ? Bizarre, je n'ai plus eu de contact avec lui depuis ma petite visite à la résidence secondaire de Maximilien Pegasus. Sa question me tire un pouffement indécent.

- « Disons que je suis paumée dans mon jardin à essayer de réveiller un cadavre. »

Une minute. On a caché un corps dans un garde-meuble pourri pendant plusieurs jours sans l'avouer à personne et là tu lâches ça d'une traite ?

- « J'ai connu des jours meilleurs on va dire. » Je conclus.

Un long silence se fait entendre à l'autre bout du fil. On dirait que ma réponse l'a laissé sur le cul, le pauvre.

- « Il vaudrait mieux que je passe vous voir à votre domicile, dans ce cas.

- Hein ? Non mais je ne plaisantais pas ! Restez chez vous !

- Je suis désolé, Mademoiselle, mais je dois venir. »

Le majordome raccroche subitement, me laissant esseulée, à lui clamer de ne pas mettre les pieds chez moi. Un coup d'œil à l'écran et je remarque le nombre de messages reçus cette dernière heure.

Joey : « Est-ce que je peux t'appeler tout de suite ? C'est la merde ici. »

Joey : « Bon sang, réponds ! »

Joey : « D'accord je vois que tu n'es pas disponible, mais rappelle-moi dès que tu peux s'il te plait ! »

Joey : « Je vais passer. »

Mes doigts se resserrent sur le téléphone. Merde, je devrai le rappeler et lui dire que tout va bien. 

Mon regard redescend sur Zoé.

Enfin, pas vraiment.

- « Putain, je ne peux pas commencer une relation saine sur base d'un mensonge ! »

Soudain, tous mes muscles se tétanisent. Ils se contractent et se figent sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Lorsque tout mon corps s'abaisse et qu'une de mes mains se glissent sous les genoux de Zoé tandis que l'autre s'enroule le long de ses épaules, je comprends qu'Eléonore n'y est pas étrangère.

- « Qu'est-ce que tu fais...

- Ferme-là et laisse-moi faire. »

 

Trois coups portés à l'entrée m'arrachent de ma micro-sieste. La température de mon corps ne cesse d'osciller entre le chaud et le froid. J'ai sommeil... Les trois coups se répètent. Puisant dans mes dernières forces, je me redresse du canapé sur lequel j'étais assoupie et marche lentement en direction de la porte. Eléonore a vraisemblablement pris le contrôle le temps de transporter Zoé sur le canapé deux places du salon. Mes vêtements ont changé. J'ai troqué ma chemise et ma jupe scolaire pour un pull pêche et la jupe bordeaux prêtée par Mai. Ironiquement, celle qui m'a de toute évidence retirée ce que j'avais de plus précieux couvre une partie de mon corps.

Une main fermement enroulée le long de la poignée, j'hésite un instant avant de déverrouiller la porte. Derrière celle-ci, un homme à l'uniforme trois pièces et aux rides prononcées. Son regard se pose sur moi tandis que je dévie le mien vers la rue. Le vent s'engouffre dans l'entrée et me frappe le visage de plein fouet.

- « Mademoiselle Yuurei ?

- Mh ? Bonsoir. » Je réponds d'une voix rauque.

Comme une idiote, je le laisse patienter sur le paillasson à me demander lequel d'entre nous se transformera en glaçon le premier. Ce type. Il n'a rien faire ici.

- « Il sera plus favorable que je vous explique la raison de ma venue à l'intérieur. »

Je hoche imperceptiblement du menton et m'écarte sur le côté pour le laisser rentrer. Les paupières lourdes, je me frotte les yeux pour évacuer le surplus d'émotions qui me tourmente. Une fois qu'il franchit le salon, je perçois un sursaut d'étonnement qui m'arrache un rire déplacé.

- « Je vous avais prévenu que je détenais un cadavre, pourtant.

- Que s'est-il passé ?

- Son âme a été aspirée dans une carte de jeu. Boom. »

De ma poche, j'extirpe ladite carte et la montre à Chris. Son expression sérieuse ne change pas, il semble l'observer distraitement avant de revenir vers le corps de mon amie.

- « Cela aurait-il un rapport avec ce phénomène étrange ? » Marmonne-t-il pour lui-même.

Je lève un sourcil à sa réaction. Qui est ce mec exactement ? Une sorte d'homme à tout faire sous les ordres de Pegasus ou un agent double qui agit en secret pour le gouvernement japonais ?

- « Mademoiselle. »

Il se tourne brusquement vers moi.

- « Je m'excuse de devoir vous demander un tel service dans ces circonstances, mais je vous demanderai de m'accompagner au siège social d'Illusions Industrielles. »

La société de Pegasus ? Mais, pourquoi ? Je ne sais même pas où elle se situe ! Effarée, je le foudroie des yeux à l'idée même d'abandonner Zoé ici.

- « Monsieur Pegasus ne donne plus de nouvelle depuis hier, tout comme les autres employés. Il n'est pas dans les habitudes de Monsieur de s'absenter de la sorte sans me prévenir. »

Soudain, je me redresse et presse mes hanches de mes mains.

- « Donc toi mon coco, tu me demandes de bouger mon cul pour sauver un mec aussi pourri que Pegasus ? Tu rêves !

- Je me doutais que telle serait votre réponse. »

Je me renfrogne. Il ne s'agit pas de la mienne, mais celle d'Eléonore. Quand bien même, sait-il au moins que nous avons bien failli l'assassiner quelques semaines auparavant ?

- « Loin de moi l'envie de vous donner de faux espoirs quant à votre amie, mais il n'est pas impossible que les deux affaires soient liées. Quelque chose ne tourne pas rond en ce moment.

- Sauf que moi je me base sur une putain de carte qui a aspirée mon amie et toi sur l'absence de réponse de ton petit chéri. Lequel d'entre nous a le plus de jugeote à ton avis ? »

La violence des propos d'Eléonore ne se justifie pas. Pourtant, je n'ai pas la force de la contredire. Tout ce dont j'ai envie en ce moment, c'est dormir.

- « S'il vous plait, Mademoiselle.

- Mademoiselle par-ci, Mademoiselle par-là ! Qui vous dit que je me définis comme une femme ? »

Chris pousse un long soupir et croise les bras. Il semblerait qu'il a épuisé tous ses arguments pour me convaincre de le suivre jusqu'au fin fond du monde. Mon attention se reporte sur Zoé, paisiblement endormie sur le canapé. S'il a raison et que la disparition de Pegasus et l'absorption de l'âme de Zoé sont liées, alors je devrai certainement le suivre.

Hors de question.

Parce que tu as mieux à me proposer ? A part passer pour la conne qui a tué son amie pour une putain de partie de cartes ? Je t'écoute !

Atem nous aidera.

Un frisson me parcourt les bras. Non. Je ne veux pas attendre Atem et les autres pour leur prouver une fois de plus que j'ai besoin de leur aide. Si la solution se trouve chez Pegasus, alors nous irons chez Pegasus. Zoé est en danger et c'est à moi de jouer les héroïnes.

- « Je vous suis. » Je bredouille.

Du coin de l'œil, j'ai cru déceler un petit sourire sur le visage du drôle de type. De toute évidence, je m'embarque encore dans une histoire sans queue ni tête, mais reste à voir si je peux lui faire confiance. Chris s'avance alors vers le canapé, sous mon regard méfiant.

- « Que faites-vous ?

- Vous ne voulez pas que votre mère découvre votre amie ainsi, je me trompe ? Vous devriez lui laisser un message pour expliquer votre absence. Je m'occupe de Mademoiselle. »

Qu'est-ce que c'est que cette manie de toutes nous appeler « Mademoiselle » ? Ça devient démodé de nos jours, il faudrait qu'il se mette à la page, celui-là. Néanmoins, si je nourris une profonde méfiance pour ce sbire de mon oncle, je dois avouer que sa présence dans cette maison me rassure quelque peu.

 

Le voyage jusqu'à la résidence secondaire a été plutôt rapide. D'un œil attentif, j'ai suivi Chris pendant qu'il transportait Zoé sur le lit de ma chambre d'enfant. Avant de repartir en direction du véhicule noir stationné dans l'immense allée, j'ai pris le temps de l'embrasser une dernière fois sur le front. Zoé n'a jamais été très tactile, comme la plupart des Japonais que j'ai croisés. Pourtant, j'avais la sensation que de cette manière, je pouvais la rassurer sur le fait que j'allais la ramener, coûte que coûte.

Un jet privé nous attendait dans l'immense cour à l'arrière de la demeure. Chris m'invite à le rejoindre à l'intérieur quand un sentiment de culpabilité m'envahit soudainement.

- « Je dois passer un appel, je reviens. » Je bredouille avant de m'éloigner vers les bancs de roses rouges jonchant l'allée du jardin.

Dans le froid mordant de la nuit, je tapote vivement mes joues pour reprendre des couleurs avant de récupérer mon téléphone de ma poche. Il faut que je me reprenne le plus vite possible pour ramener Zoé. Mes doigts se baladent dans mon répertoire et sélectionne le numéro de Joey. Mon cœur s'accélère lorsque les tonalités s'élèvent dans l'appareil. Vu l'heure, il se peut qu'il soit simplement en train de dormir et que je ne puisse pas lui parler avant mon retour. Toutes les séries de questions tournent dans mon esprit quand une voix surgit à l'autre bout du fil.

- « Allô ? Lorène ? »

Au son de sa voix, ma gorge se comprime, ma salive se bloque et les larmes me montent brusquement aux yeux. Ma bouche s'ouvre, mais ne laisse aucun mot s'échapper. Ce n'est qu'au bout de plusieurs appels de sa part que je m'oblige à respirer profondément.

- « J-Joey ? Je vou-

- Qu'est-ce qui se passe ? »

Tout en bouchant l'émetteur d'une main, je me râcle la gorge et lève les yeux vers le ciel nuageux de cette horrible nuit.

- « C'est la merde ici. Ecoute, je... Je vais devoir partir un petit temps, c'est beaucoup trop dangereux de rester et...

- Je ne te le fais pas dire. Yugi a affronté un type louche qui s'est évanoui après leur duel... »

Une autre victime du Sceau d'Orichalque ? Mais pourquoi Yugi aurait-il joué cette carte ? Au loin, j'aperçois Chris m'adresser de grands signes pour m'intimer à embarquer immédiatement.

- « Fais chier, je dois y aller. » Je grogne, sans conviction.

- « D'accord. Hé, fais attention à toi et n'hésite pas à m'appeler si ça ne va pas. Surtout si tu croises des gens avec un truc appelé Sceau d'Orichalque, évite-les ! »

Ma prise sur le téléphone se raffermît, s'il s'avait. Contrairement à ce que j'avais imaginé, il ne m'interroge pas sur les raisons qui me poussent à partir. Aucune question indiscrète. Joey Wheeler se serait-il assagi ? Je secoue doucement le menton. Impossible.

- « Merci, pareil pour toi. Hé Joey ?

- Mh ?

- Quand je reviendrai, on sortira... en vrai rendez-vous ? »

On vient de tuer quelqu'un contre notre gré et tout ce à quoi tu penses, c'est ce loser ?

Tu peux bien parler... Tu as bien embrassé un mec qui t'a de toute évidence tuée il y a des milliers d'années.

- « Carrément ! Et ce sera mille fois mieux que ta sortie avec le pharaon. »

L'espoir fait vivre.

Pour la première fois depuis ce début de soirée, mes traits s'étirent de joie. Après lui avoir souhaité une bonne nuit, je raccroche et fourre mon téléphone dans ma poche et rejoins à le jet à grandes enjambées.

- « Nous survolons actuellement l'Océan Pacifique, Mademoiselle.

- On survolerait votre daronne en train de se faire enculer par un troupeau de vaches que je n'en aurai rien à foutre.

- Bien, Mademoiselle. »

Que me vaut cette haine envers cette personne, Eléonore ?

Il travaille pour Pegasus. La seule raison pour laquelle je ne l'attaquerai pas, c'est parce que je ne sais pas piloter un avion.

Dommage, moi qui te croyais infaillible.

Sur le chemin, j'ai appris que le siège social d'Illusions Industrielles se basait en Californie, aux Etats-Unis donc. Ce n'est pas raisonnable de quitter le pays de la sorte. D'autant plus que mon passeport doit être perdu dans un tiroir de chez moi, mais cela ne semble pas poser de problème à Chris.

Affalée sur le siège d'avion beaucoup trop confortable pour ma classe sociale, je jette un coup d'œil à travers le hublot. Au-dessus des nuages, nous ne voyons plus rien. Il n'y a pas d'étoiles, pas de monstres de duel près à transformer ce voyage en catastrophe. Pourtant, en dépit de l'atmosphère paisible qui règne dans cet appareil, jamais je ne me suis sentie aussi agitée. L'image Zoé me criant de l'aider alors qu'elle est sur le point de disparaitre s'imprime dans ma mémoire. Pas question de regarder cette carte une fois de plus.

- « Elle n'est pas au Royaume des Ombres. »

Je ferme les yeux. Peut-être qu'elle ne subit pas les horreurs du Royaume des Ombres, mais l'inconnu ne me rassure pas pour autant. Si le Royaume des Ombres est synonyme de mort, la signification de ce Sceau d'Orichalque me flanque la trouille.

Si seulement Zoé était là, il saurait dédramatiser la situation.

- « Hé, Yuu-chan ! »

C'était quelques mois après mon arrivée à Flem. En tant qu'étrangère de service, l'attrait que j'avais suscité les premiers jours de classe avaient laissé place à l'indifférence la plus totale. Je n'étais plus que « la fille qui vient d'Europe et qui comprend la moitié de ce qu'on lui dit ». Drôle de surnom, mais je m'en accoutumais. C'est pourquoi j'ai été surprise quand une des filles les plus populaires de ma classe s'est postée devant mon banc pendant une pause.

- « Yuu-chan ? » Je répète, peu habituée aux surnoms japonais.

- « Oui, moi c'est Kaoruko Himejoki, mais tu peux m'appeler Kaoruko. »

Dans sa manière de me tendre la main, j'ai compris qu'elle se présentait pour la forme. Tout le monde dans ce lycée la connaissait. Ses cheveux roux et bouclés accouplés à ses yeux bleus perçants ne laissaient aucun garçon indifférent. Par politesse, j'ai glissé ma main dans la sienne.

- « Dis, Yuu-chan, que dis-tu de nous accompagner après les cours ? »

A vrai dire, elle a dû m'expliquer à plusieurs reprises ce qu'elle me voulait. Etonnamment, cela ne l'énervait pas de répéter, contrairement aux autres étudiants auprès desquels je m'étais adressée jusqu'ici. Ce jour-là, après les cours, j'ai suivi Kaoruko avec toute sa bande de copines. Je dois bien avouer que la sensation d'appartenir à un groupe me procurait un certain plaisir. Ses amies se montraient compréhensibles envers moi, c'est tout ce que je demandais.

- « Yuu-chan, c'est vrai ce qu'on raconte ? »

Lors de notre troisième sortie, installées dans un café fréquenté principalement par des étudiants, une de ses amies m'a posé cette question.

- « Les filles, laissez-là tranquille avec ça. » a protesté Kaoruko.

Ses doigts caressaient doucement le verre de son cocktail sans alcool. Elle a lancé des regards hautains à chacune de ses amies. Aucune de mes copines d'Europe ne lui ressemblaient. Kaoruko dégageait cette aura qu'on retrouve chez les femmes et hommes d'affaires charismatiques.

- « Qu'est-ce qu'on raconte ? » Je demande, hésitante.

Il n'en a pas fallu plus pour que ces curieuses se penchent vers moi.

- « Allez, ne fais pas l'innocente ! On sait que tu es issue d'une famille riche d'Europe et que ton père a des contacts avec la famille royale d'Angleterre ! »

Sur le coup et probablement dû au barrage de la langue, je n'ai pas réagi. Quand j'y songe aujourd'hui, c'est plutôt ironique qu'elles aient eu raison sur un point : je suis bel et bien issue d'une famille riche. C'était incroyablement idiot. Jamais durant ces quelques mois je n'avais laissé planner un quelconque mystère sur ma famille. Mes parents avaient divorcé et ma mère m'avait emmenée au Japon avec elle pour recommencer sa vie. Mais je me doute que ça n'était pas aussi sensationnel qu'elles ne l'espéraient. Devant mon absence de réponse, elles s'extasiaient sur une vie que je ne menais pas. De mon côté, ce soudain regain d'attention me convenait parfaitement. Je sirotais mon jus de fruits tandis qu'une serveuse aux cheveux bruns déposait sur nos tables la tournée commandée par Koaruko.

- « C'est sûr que Yuu-chan n'aura jamais à travailler dans un endroit comme celui-ci. » A-t-elle sifflé en jaugeant la serveuse du regard.

Cet air, elle l'utilisait avec les personnes qu'elle exécrait. Abasourdie, je n'ai rien dit.

Les jours suivants, j'étais devenue l'attraction principale du groupe, pour mon plus grand bonheur. Elles me suivaient partout. Il devenait évident que Koaruko sentait le vent tourner en sa défaveur. Maintenant que j'y repense, son regard trahissait l'anxiété qui la traversait à chaque fois qu'une des filles riait à mes blagues. Cette situation aurait pu durer indéfiniment, je ne m'en plaignais pas. Toutefois, un jour où je sortais des toilettes, quelqu'un m'a agrippé le bras.

- « Tu ne devrais pas leur faire confiance. »

C'était la serveuse de l'autre bar. Je la reconnaissais à ses longs cheveux bruns légèrement bouclés aux pointes. Mon regard s'était longuement attardé sur son ras-de-cou noir en forme de cœur puis sur ses yeux bruns qui enflammaient ma peau.

- « Je te demande pardon ?

- Ces filles avec qui tu traines, elles se foutent de ta gueule. Tout ce qu'elles veulent, c'est se jouer de toi. »

Je me souviens l'avoir regardée comme la dernière des idiotes. Son emprise sur mon bras s'est allégée et, avant de me laisser partir, elle m'a toisé d'un regard que je n'ai jamais su décrypter.

- « De kern is van binnenuit verrot.[1] » A-t-elle ajouté.

Son néerlandais m'a coupée le souffle. Comment était-elle au courant qu'il s'agissait de ma langue maternelle ? Pourtant, j'étais certaine de ne jamais avoir croisé cette fille. La seule chose que nous avions en commun, c'était cet uniforme orange et vert, symbole du lycée. J'ai simplement haussé les épaules avant de sortir des toilettes.

Tu n'as jamais su écouter. Je te criais de dégager ces meufs au plus vite.

Les pensées d'Eléonore coupent mes souvenirs. Emmitouflée dans mon siège, je me demande encore comment Zoé savait tous ces petits détails à mon sujet.

Ce qui devait arriver arriva. Koaruko a fini par révéler aux autres filles que je n'étais qu'issue d'une famille normale. Ce jour-là, elle les avait emmenées dans le fameux café pour me réserver une petite vengeance. Evidemment, je n'y avais pas été conviée, mais je m'y suis retrouvée pour une toute autre raison : quelqu'un avait déposé dans mon casier un message pour me prévenir.

- « Reste là, elles ne devraient pas te remarquer. »

La fameuse serveuse m'avait refilé un pull nonchalamment et un bonnet noir avant de m'indiquer qu'un siège sur lequel je pouvais attendre tranquillement. Du coin de l'œil, je l'avais observée accueillir les filles avant de les installer dans mon dos. Ça a duré une heure, peut-être deux. Je les écoutais parler sur mon dos, prévoir de taguer mon casier le lendemain matin avant le début des cours. Je ne bougeais pas, ça aurait été très imprudent de ma part.

Quand elles ont finalement quitté le café, la serveuse s'est installée à côté de moi avec deux cocktails sans alcool. Je l'ai toisée du regard sans réellement comprendre ses intentions.

- « Quelle belle journée, pas vrai Yuu-chan ? »

Son ton ironique m'a irrité. L'idée d'arriver le lendemain et de constater les dégâts me flanquait la chair de poule.

- « Ne m'appelle pas comme ça, on n'est pas amie toi et moi. »

Elle a porté une main contrite à son cœur.

- « Ouille. Que c'est douloureux. »

Mais son sourire disait tout le contraire. Mes réactions l'amusaient, cela ne faisait aucun doute. Vexée, j'ai vidé une bonne partie de mon verre alors qu'elle me scrutait.

- « C'est plutôt bon. » Ai-je grogné, gênée par le silence.

- « C'est un Philippine. C'est à base de coco, banane et vanille. Enfin, ils appellent ça « cocktail coco, banane et vanille » mais je trouve ça nul comme nom. »

J'acquiesçais distraitement sans savoir à quel sujet. Le lendemain, toute la classe, si ce n'est le lycée saurait que la rumeur au sujet de ma riche famille était fausse. J'ai soufflé du nez et fermé les paupières, comme si j'avais besoin de ça.

- « Tu t'en fous de ce qu'ils pensent. D'ici une semaine ou deux, tout le monde t'aura oubliée.

- Même toi ? » Ai-je balancé du tac au tac.

Elle a pouffé doucement avant de m'adresser un regard amusé.

- « Non, bien sûr. Tu sais, j'aime bien les jeunes filles en détresse. »

A ce moment-là, sans savoir que nous allions désormais passer notre temps libre à nous côtoyer, j'ai bêtement pensé que ça ne m'embêterait pas d'être en détresse tous les jours.

- « Ton nom ?

- Soso Hirae. » A-t-elle déclaré en me tendant sa main.

Soso ? J'ai glissé ma main dans la sienne et l'ai serré délicatement.

- « C'est ringard. Zoé ça t'irait mieux. »

Pour la première fois depuis notre rencontre, je l'ai désarçonnée, ses grandes pupilles brunes me fixaient comme un OVNI.

- « Ton nom sera le mien dans ce cas, partenaire. » A-t-elle déclaré.

Le lendemain, mon casier sentait l'ammoniaque et les produits désinfectants. Quelqu'un l'avait probablement tagué en mon absence. Pourtant, il n'y avait aucune trace sur le métal. J'ai toujours su que c'était Zoé qui l'avait nettoyé. Pour une raison que j'ignorais, cette fille m'avait dans la peau et je n'allais pas tarder l'avoir dans la mienne. Puis elle avait raison, tout le monde a fini par oublier, moi y compris.

Quand on y pense, cette fille est vraiment bizarre. Elle t'a espionnée pour connaître ta langue et t'a aidée contre ces filles alors qu'elle ne savait même pas qui tu étais. Franchement, ça flanque la frousse.

Exact. Mais je n'aurais jamais cru en personne d'autres qu'elle pour planquer un cadavre. Tout au long de mes souvenirs, des larmes ont coulé le long de mes joues. Je les efface avec la manche de mon pull et concentre mon regard sur l'extérieur.

Peu importe où me mène la carte du Sceau d'Orichalque, je te ramènerai, partenaire.


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