Âme de Pureté

Chapitre 26 : Corpse Party: chapitre 26

5955 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/10/2019 14:50

Assise en tailleur sur un sol sale et froid, j’observe les silhouettes aux visages flous qui me contournent et me traversent dans le savoir.

- « Encore un fragment de souvenir. » Je souffle, tout en sachant que personne ne m’entendrait.

Des charrettes fusent de tous les côtés, poussés par des mères de famille aux tenues désordonnées. Leurs gosses brayent dans un japonais étouffé. Je les fixe, parfois si intensément qu’ils se retournent une faction de seconde mais ne s’attardent pas. Qu’est-ce que je fiche ici ?

A première vue, c’est un supermarché, encore. Il s’agit certainement de celui que je m’évertuais de chercher deux jours plus tôt. Voyant qu’attendre ne me ramènerait pas à la réalité, je me décide enfin à me relever avant d’épousseter mes vêtements. Dès que j’avance d’un pas, le bruit de ma chaussure sur le carrelage résonne dans toute l’allée et les figurants qui sillonnaient les rayons disparaissent en un coup de vent. Je m’arrête alors et scrute les environs. Des rayons, des étagères, des bacs réfrigérants, des néons qui grésillent, rien de bien surprenant.

- « Il y a quelqu’un ? »

Pas de réponse, je ne perdais rien à essayer. Dépitée, je croise les bras sous ma poitrine. Il est rare de s’apercevoir qu’on évolue dans un rêve. Pourtant, cette fois, il semblerait que mon esprit m’ait délibérément donné cette information pour une raison qui m’échappe. Un nouveau pas, le son se sature dans mes oreilles. Je plaque mes mains contre mes tympans et avance sur une dizaine de mètres. Un détail au loin me perturbe. Le magasin s’étend si loin que je ne parviens pas à en déceler le fond. Je reporte donc toute mon attention sur les rayons de part et d’autre de l’allée centrale. Soudain, l’un de mes pas ne produit pas le même brouhaha que les précédents. En baissant les yeux vers mes chaussures d’écolière, j’esquisse un léger mouvement de recul lorsque je remarque une coulée de liquide rouge se répandre sur le sol. Pas besoin de vérifier de plus près, c’est du sang. Je tourne immédiatement mes yeux en direction de la source, mais un épais brouillard cache le rayon en question. Une série de frissons me flanque la chair de poule.

D’instinct, je guide mes pieds à l’entrée de la couche insondable et tente de la toucher du bout des doigts. Mais à peine l’ai-je frôlée qu’un hurlement me perce les tympans et décompose tout ce qui m’entoure.

- « Merde ! » Je crie en me redressant brusquement dans mon lit, couverte de sueur.

Ma vue brouillée à mon réveil se dissipe peu à peu. Tiens, mes rideaux sont tirés, comme si quelqu’un était passé pour veiller sur mon sommeil. A bout de force, je me laisse retomber sur mes draps et calme progressivement ma respiration. Depuis qu’Eléonore est partie, mes souvenirs ressurgissent petit à petit. Il est évident qu’elle n’est pas étrangère à ce phénomène, mais vu que je n’ai aucun indice pour rejoindre ma chambre de l’âme, il m’est impossible de constater les changements dans la bibliothèque.

- « Lorène ? Je t’ai entendue crier, tout va bien ? »

Je sursaute. A quel moment ma mère a-t-elle ouvert la porte ? La lumière du couloir envahit la pièce, m’éblouissant au point de devoir protéger mes yeux d’une main.

- « Ca va, je suis au top. » Je grogne, assise au bord du matelas. « Et toi, ta journée ? »

Voyant la difficulté avec laquelle je la regarde, maman entre dans ma chambre et pousse la porte pour ne laisser s’échapper qu’un faible rayon lumineux.

- « Bien… Dis-moi, tu n’es pas allée au lycée aujourd’hui ? J’ai reçu un appel de leur part au travail et je t’ai surprise ici en train de dormir. »

Mystère des rideaux tirés résolus. A peine réveillée et je me sens déjà coupable d’au moins cent chefs d’accusation. Dans la pénombre, elle ne remarque pas l’agacement qui traverse mon visage avant de s’effacer pour de la fatigue.

- « J’ai eu du mal à dormir hier soir, tu sais, l’incendie, tout ça.

- Ca fait beaucoup en peu de temps. »

Elle ne croit pas si bien dire ! Maman s’approche du lit et s’installe à côté de moi. Son parfum à la rose emplit mes narines, ce qui a pour effet de me détendre.

- « J’ai vu ton contrat l’autre jour sur ton bureau. Tu n’as pas à te justifier, mais si ça te permet de mieux te concentrer en cours, alors je préfère que tu ne travailles pas. »

Ses doigts se promènent le long de mes cheveux et replacent derrière mon oreille une mèche qui masquait mon visage. A cet instant, je songe à lui demander des explications quant à mon adoption. Savait-elle que j’étais issue d’une famille aisée ? Pourquoi a-t-elle modifié mon prénom ? Pourquoi avoir adopté un enfant en Asie alors que mes parents vivaient en Europe avec deux autres enfants ? Mais aucune de mes interrogations ne veulent sortir. Seule un énième conseil d’Eléonore tourne en boucle dans ma tête.

« Tu ne ferais que la blesser. »

Peut-être voulait-elle m’empêcher de blesser ma mère en lui rappelant d’horribles souvenirs qui m’échappent encore. Non. Eléonore est quelqu’un de mauvais qui m’a privée de la vérité pendant des années. Pour rien au monde je lui pardonnerai ce qu’elle m’a fait.

- « Je vais prendre une douche. » Je déclare après un long silence.

- « Oui s’il te plait, tu pues l’ours jusqu’à l’autre bout de la rue. »

Plantée devant l’entrée, j’esquisse un petit sourire, posant mon front contre le bois frais de la porte.

- « Maman.

- Oui ma chérie ?

- Je pense qu’ils ont compris que je n’ai rien avoir avec l’incendie. Tu n’as plus à t’inquiéter pour ça.

- Je ne m’en fais pas. Je sais que tu es ma gentille petite fille. »

Sentant l’émotion grimper subitement, je décide de franchir le couloir jusqu’à la salle de bain. De l’eau froide devrait suffire à calmer mes ardeurs et d’oublier l’espace de quelques instants les images douloureuses qui tourbillonnent dans mon esprit. Maintenant qu’Eléonore n’entrave plus mes mouvements, il serait temps d’honorer ma promesse envers le pharaon et lui révélant son nom. Evidemment, cela va à l’encontre de celle que j’ai scellée avec l’esprit au cours du dernier jeu, mais ai-je encore envie de la soutenir ? Bien sûr que non.

En fin de compte, cette douche s’avère beaucoup moins reposante que ce que je n’avais espéré. J’en ressors presque plus tendue qu’avant et enfile un t-shirt noir et ample ainsi qu’un short bleu roi qui trainaient dans un tiroir.

- « Lorène ! Il y a quelqu’un pour toi ! »

Du haut des escaliers, mes membres commencent à trembler. Qui ? Je n'attendais personne et le soleil, que j'aperçois à travers la vitre de la salle de bain, décline doucement à l'horizon. Je prends une profonde inspiration et, rassemblant le peu de courage qu'il me reste, descends une à une les marches.

- « Ton ami est passé t'apporter les cours que tu as manqués. » M'explique-t-elle en adressant un sourire au jeune homme au seuil de l'entrée.

Je manque de m'écrouler lorsque je reconnais Joey, arborant un visage fier devant ma mère. On se croirait dans une de ces vieilles séries clichées où le mec s'impose à la famille de la fille qu'il convoite, non mais je rêve !

- « Ah... Euh ... » Je secoue la tête pour reprendre mes esprits. « Maman, je te présente Joey, un ami. Et Joey, voici ma mère, mais je pense que tu l'as deviné. »

Complètement stupide et paniquée, je n'ai pas d'autres mots pour définir ce qui vient de se passer. En tout cas, la situation semble fortement amuser le grand blond qui ne se gêne pas pour m'adresser un grand sourire moqueur.

- « Enchanté, jeune homme. Bon ma puce, je vais me coucher. N'oublie pas de tout éteindre. »

Je lui souhaite une bonne nuit et attends qu'elle ait complètement disparu de mon champ de vision pour me retourner vers Joey.

- « Tu aurais pu me donner tout ça demain, tu sais. »

Evidemment qu'il le sait, ça se lit sur son visage. Cependant, un trouble traverse le sien quand il se penche légèrement vers moi.

- « Tu t'es battue ? » Demande-t-il en pointant ma joue de son index.

Je m'apprête à lui expliquer brièvement mon altercation avec Kageyama ce matin quand je me rétracte pour lui proposer de poursuivre cette discussion dehors. La météo s'est apaisée depuis hier, seul un vent frais anime ma rue complètement déserte.

- « Disons que ma matinée ne s'est pas déroulée exactement comme je l'aurai souhaitée. » Je finis par répondre.

Dans la semi-pénombre, je remarque le vélo de Joey posé à côté du mien contre la barrière qui entoure ma maison.

- « Tu as des livraisons à faire ?

- Pas ce soir, c'est un peu comme un jour de congé. »

Et à la place de se reposer, il ose se pointer chez moi pour m'apporter des cours. Ce type est clairement aussi bizarre que moi ces dernières semaines.

- « Ta mère a l'air sympa. »

En plein dans le mille, Joey. Mon être me crie de lui rétorquer une réplique acerbe du genre « si seulement c'était ma mère », mais ma gorge se noue juste avant que je n'en aie l'occasion. En fin de compte, je pousse un léger gémissement sans queue ni tête. 

- « Sinon, tu es venu me voir uniquement dans le but de complimenter ma mère ? Je ne savais pas que les femmes âgées t’attiraient autant. »

Il hausse les épaules, comme si ma remarque ne l’affectait pas le moins du monde. Dommage, un peu de spectacle m’aurait changé les idées.

- « Je… enfin tout le monde s’inquiétait de ton comportement de ce matin alors je suis simplement passé vérifier que tout allait bien. » Déclare-t-il sans oser un regard dans ma direction.

A mon tour, je dévie le regard pour un coin de la rue où les ombres des branches vacillent au gré du vent. Que faire ? Après tout, la dernière fois qu’ils se sont inquiétés pour moi, ils m’ont surprise en train d’étrangler un cadavre dans un garage. Il y a de quoi se méfier avec mes changements d’humeur.

- « Merci. » Je souffle simplement.

A quoi bon leur partager ce secret qui me trotte dans l’esprit depuis deux jours alors que moi-même je ne parviens pas à définir ce que je ressens ? Je ne ferai que les inquiéter davantage. Soudain, Joey s’avance jusqu’à sa bicyclette et la dégage du mur pour l’orienter vers la rue. Pendant un court instant, je crois qu’il s’apprête à repartir chez lui quand il se tourne vers moi avec un large sourire.

- « Je t’ai menti pour mes livraisons, j’en ai une à terminer. 

- Ah oui ? Quoi ? »

Une main plaquée contre le guidon et l’autre sur le siège, il recule doucement et s’arrête à ma hauteur.

- « Toi. »

Ses yeux bruns éclairés par les lampadaires me transpercent littéralement, comme s’ils pouvaient lire à travers mon corps. Gênée par cette ambiance salement romantique, je ne peux m’empêcher d’exploser de rire jusqu’à m’en tordre les entrailles. Mes nerfs sont tellement à vif que je ne contrôle même plus mes émotions. Les larmes au bord de mes yeux sont rapidement balayées d’un revers de la main.

- « Allez, avant que je ne change d’avis. Il y a quelque chose que tu voulais savoir, non ? »

Quelque chose que… ! Je me reprends brusquement et agrippe l’attache arrière du vélo tout en secouant la tête de haut en bas. Enfin ! Ni une, ni deux, Joey monte sur sa bécane et s’engage dans la rue tandis que je me tiens en équilibre derrière. Les paysages défilent autour de nous alors qu’une brise fraiche caresse mes bras et mes jambes nus de par ma tenue confortable. Contrairement à notre précédente course à la montre pour rejoindre le lycée, il semble rouler à allure modérée. Au fond de moi, je trépigne d’impatience de connaître enfin le lieu dans lequel Tristan et lui ont déposé Madame Yoshida. Cela peut paraître glauque, mais au moins, je serai fixée sur son sort. Peu importe s’il m’emmène sur une tombe ou dans un enclos à cochons, je lui serai éternellement reconnaissante de me l’avoir montrée. Notre trajet s’effectue dans le silence, troublé par les bruits nocturnes et le vrombissement des voitures que nous croisons. Cependant, je me surprends à apprécier ce moment. Au moins, je ne rumine pas dans ma chambre en attendant que ma mémoire resurgisse petit à petit. Au bout de longues minutes à sillonner les rues de Domino, je décèle au loin un grand bâtiment aux fenêtres éclairées. De toute évidence, nous nous dirigeons droit vers celui-ci. Joey contourne les routes principales pour éviter la circulation. A plusieurs reprises, je plisse les yeux pour tenter de lire les lettres affichées sur la façade principale.

- « Domino Hôpital ? » Je lis à voix haute alors que le vélo ralentit considérablement l’allure à l’approche du parking.

La réponse était donc si évidente que ça ? Pas de quartier malfamé ? Pas d’enclos à cochons ? Non pas que je sois déçue, au contraire. Joey s’arrête à auteur des emplacements réservés aux bicyclettes et en profite pour afficher son irritant air fier.

- « Il n’y avait plus trop de place dans la décharge à l’autre bout de la ville, donc on a dû se raviser là-dessus. »

En guise de réponse, je lève les yeux au ciel et me relève du vélo pour lui permettre de l’attacher au socle en métal. Les paupières closes, je songe aux derniers jours de la patronne, enfermée malgré elle dans le garde-meuble des parents de Zoé. Pourtant, l’amener à l’hôpital ne m’avait pas effleurée une seule seconde. J’étais beaucoup trop obnubilée à l’idée de devoir mettre fin à ses jours, tôt ou tard. Sans un mot, je me contente de suivre le grand blond jusqu’à l’intérieur où s’affairent des médecins et des infirmières en blouses. Occupée à observer les patients se balader à droite et à gauche, je ne remarque même pas que Joey s’adresse à la réceptionniste avant de revenir vers moi.

- « C’est par ici. » M’indique-t-il d’un bref geste de la main.

Un sentiment d’appréhension grimpe en moi alors que je veille à ne pas le perdre parmi cette foule bruyante qui arpente les couloirs de l’hôpital. Le calme revient lorsque nous atteignons le troisième étage, le début des chambres des patients. Joey s’arrête devant l’une des portes à notre droite et abaisse la poignée sans s’enquérir de frapper ou nous les traditionnels trois coups. La chambre est plongée dans le noir. Mais dès qu’il appuie sur l’interrupteur, je m’avance jusqu’au lit pour constater la présence de la patronne, reliée par plusieurs câbles à des machines qui vérifient son état en continu. Sa peau a repris des couleurs et les hématomes qui ornaient son cou se sont atténués depuis notre dernière rencontre. Dans mes oreilles résonnent les bruits du battement de son cœur retransmis par l’appareil. Elle n’est donc pas morte. J’inspire profondément avant d’expirer bruyamment.

- « Tristan et moi l’avons transportée jusqu’ici pour qu’ils s’en occupent. » Déclare-t-il en s’adossant contre le mur. « Evidemment, on leur a seulement dit qu’on l’a trouvée allongée dans la rue et qu’on ne la connaissait pas. »

Si simple, et pourtant elle a échappé de peu au destin qu’Eléonore et moi lui avions prédit.

- « Mais dès qu’elle se réveillera… » Je poursuis en me remémorant la première raison pour laquelle nous voulions nous en débarrasser. « Elle me dénoncera et ce sera terminé.

- Personne ne croira jamais qu’une fille comme toi l’a envoyée au Royaume des Ombres. »

Tout comme je croyais dur comme fer que de raconter à cet inspecteur que je livrais simplement un Duel de Monstres quand le feu s’est déclaré me laverait de tout soupçon. N’ayant aucune envie de le contredire, j’acquiesce et recule sensiblement pour atteindre le mur à mon tour.

- « Merci, même si cela fait effectivement beaucoup trop de remerciements pour un simple mec comme toi. »

C’était complètement gratuit de ma part, mais je ne tiens pas à ce qu’il se vante de résoudre tous mes problèmes.

- « Dommage, le simple mec voulait t’emmener autre part. »

Je tourne immédiatement la tête vers lui, il semble plus sérieux que d’habitude. Que me cache-t-il cette fois encore ? Hors de question que je lui serve les mêmes biscuits qu’hier.

- « Je crois que j’ai trouvé ton supermarché. »

Mon cœur saute un battement. J’en oublie presque de respirer l’espace de quelques secondes, je n’assimile pas très bien les paroles de Joey. Les images de mon précédent rêve émergent dans mon esprit.

- « On y va ? »

Aucun mot ne se décide à franchir la barrière de mes lèvres. L’excitation que j’aurai dû ressentir suite à cette nouvelle s’est transformée en une crainte de comprendre ce qui se trame dans ma tête depuis ces dernières quarante-huit heures. Une autre fois.

- « T-tu as vraiment pris ça au sérieux ? Ce n’était qu’un rêve après tout, rien d’incroyable ! »

Ma voix se brise dans les aigus, mais j’essaie de garder une certaine tenue pour ne pas l’alarmer. Ce magasin n’a plus aucune importance, ce n’est qu’un de ces souvenirs bidons qui circulent dans ma tête depuis que je connais mon ancienne identité.

- « Tsss, sérieusement ? »

En relevant le menton, je remarque les traits de son visage, froncés sous l’énervement. J’enfonce ma tête dans mes épaules, je ne peux décemment pas lui expliquer en détails cet énième revirement de situation. Un sentiment de culpabilité m’envahit. Après tout ce que Joey a fait pour moi, le voir en colère me dérange quelque peu. Il faut que je me rattrape.

- « Oh mais on a cours demain ! » Je m’exclame sans une once de naturel. « On ferait mieux de rentrer avant de tomber de sommeil en pleine classe ! »

Pour appuyer mes paroles, je le devance et sautille pitoyablement vers la porte de la chambre. Ce bruit d’électrocardiogramme plonge la pièce dans une ambiance morbide que je cherche à quitter à tout prix. Lorsque j’ouvre la porte et me tourne vers Joey, celui-ci plonge les mains dans les poches de son uniforme. Il ne m’accorde même pas un regard. Que c’est vexant. Dans les escaliers menant au rez-de-chaussée, Joey me dépasse et accélère le pas jusqu’au parking où nous avions laissé sa bicyclette. Sans nous adresser la parole, nous rebroussons chemin pour rentrer chez nous. Plus la nuit défile, plus la température chute. Je me sens frissonner à chaque brise qui me glace le visage et les bras. Demain, je m’imagine déjà annoncer la nouvelle à Zoé. Elle sera probablement rassurée de savoir que nous ne nous sommes pas rendues coupables d’un crime. Je grimace. Non, je me trompe lourdement sur ce point. Enfermer un être humain dans un état comateux relève certainement de la séquestration aggravée ou quelque chose qui s’en rapproche.

Alors que je réfléchis aux peines qui pourraient nous incomber à tous, je finis par remarquer que le chemin par lequel nous roulons ne ressemble en rien à celui que nous avons emprunté tout à l’heure. Les mains posées sur les flancs de Joey pour me maintenir en équilibre, je le tapote doucement pour attirer son attention.

- « Hé, par où on va ? » Je demande assez fort pour qu’il m’entende.

Aucune réponse, peut-être qu’il est perdu lui aussi dans ses pensées.

- « Hé, tu m’écoutes ? »

Toujours rien, il persiste à avancer dans des rues que je n’ai jamais vues auparavant. Au détour de celles-ci, je tente de comprendre les inscriptions sur certains panneaux directionnels. Si seulement mon japonais était bien meilleur, je pourrai dire si nous sommes sur le bon chemin. Après avoir traversé plusieurs places encore animées malgré l’heure tardive, nous entrons dans une sorte de zoning commercial aux multiples enseignes. L’allure du vélo ralentit, Joey semble chercher son chemin.

- « Tu peux me dire où on est ? » Je tente une nouvelle fois.

De toute évidence, nous ne rentrons pas chez nous.

- « Ah, c’est par-là. »

Il a visiblement décidé de ne pas m’adresser la parole. Je rêve où je suis en train de me faire kidnapper par un stupide lycéen ? Bon sang, qu’est-ce qu’il fait froid !

- « On est arrivés. » Déclare-t-il en franchissant une petite bordure qui m’oblige à m’agripper davantage.

Plusieurs mètres plus loin, les roues freinent sur ce qu’il m’apparait comme un grand parking vide, éclairés par de gigantesques lampadaires. Perdue, je descends du vélo et avance de quelques pas pour observer les lieux. A première vue, c’est un magasin de proximité. En dépit de l’absence de véhicule dans les environs, la lumière à l’intérieur indique qu’il est ouvert. Les portes automatiques présentent des impacts, en témoigne les débris de verre qui menacent d’en tomber. Cet endroit me file la chair de poule. Une brise plus puissante que les autres envoient mes cheveux valser devant mon visage.

- « Ça ressemble plus ou moins à ton dessin. »

La voix de Joey me provoque un sursaut. Il tend un bout de papier chiffonné devant ses yeux et compare le vulgaire croquis au magasin droit devant nous. Je hausse les épaules et traine des pieds sur quelques mètres. Progressivement, je sens un poids se poser sur ma poitrine qui m’empêche de respirer correctement. Au bout du parking, je me stoppe pour prendre une profonde inspiration. Mon esprit me joue des tours, je panique pour rien.

- « Je n’aime pas faire les courses ! »

Je tressaille. D’où vient cette voix ? Je bouge la tête dans tous les sens mais ne croise personne. Pas même Joey.

- « Joey ? Où es-tu ?! »

A quel moment le ciel s’est-il éclairci ? Alors que nous sommes arrivés ici au beau milieu de la nuit, je me retrouve sous une météo d’après-midi nuageux. Les lampadaires s’éteignent par magie. Des véhicules en tout genre sont apparus dans les emplacements du parking pourtant désert.

- « Plus tard je te promets que tu adoreras ça ! » Rétorque un homme qui surgit devant moi.

Cette silhouette… Je jurerai qu’il s’agit de l’homme sur la photo de l’album de Monsieur Pegasus. Il porte une simple chemise retroussée au niveau des manches et un pantalon noir. Le bras tendu, il intime à la petite fille de lui donner la main. La même robe bouffante couleur pêche que dans mon premier rêve.

- « Mais papa, plus tard je n’aurai pas besoin de sortir. Je me marierai avec toi, Chris et tonton Max ! »

Cette remarque enfantine lui provoque un sourire bienveillant. Il s’évanouit quand une femme les rejoint et attrape la main de la petite en poussant un long soupir.

- « Arrête tes bêtises maintenant, Eléonore. Nous sommes en public. » Maugrée-t-elle en adressant un regard noir de reproches à son compagnon.

Des fourmis parcourent mes doigts lorsqu’elle resserre sa poigne autour de ceux d’Eléonore. Avant de rentrer dans le magasin, l’homme se retourne brusquement. Ses yeux bleus me transpercent. Durant un court instant, j’ai l’impression qu’il va m’adresser la parole.

- « Tu ne nous accompagnes pas, Christian ? »

En tournant légèrement la tête, je remarque la présence d’un autre homme, du même âge que le père mais habillé en costume trois pièces. Le gouvernant de Monsieur Pegasus, celui qui m’a enfermée dans ce bureau avec l’album photos ! En fin de compte, il n’a pas énormément changé, si ce n’est l’absence des rides aux coins de ses yeux noirs.

- « Je vous attendrai dans la voiture, Monsieur. » Répond-t-il simplement avant de s’incliner légèrement en avant.

Evidemment, Christian ne décèle pas ma présence. Il se contente de se redresser avant de rejoindre l’immense limousine à l’autre bout du parking tandis que la famille pénètre dans le magasin. Cette fois, Eléonore - enfin l’esprit je veux dire – ne me bloquera dans mon avancée. N’ayant rien d’autre à faire ici, je les talonne sans qu’ils ne s’en aperçoivent. Un violent frisson me flanque la chair de poule quand je reconnais les allées du supermarché, identiques à ceux de mon dernier rêve. Mince, je les ai perdus de vue ! Ni une ni deux, je m’élance à travers le magasin pour les retrouver quand un cri strident fuse dans les airs.

- « TOUS À TERRE ! »

Par réflexe, je m’arrête moi aussi, bien que tous les éléments autour de moi ne réagissent pas à ma présence. Un peu plus loin, la silhouette d’un mec que je n’ai jamais vue auparavant. Dans sa main droite, une arme, secouée par les tremblements qui troublent ses membres. Le souffle coupé, je n’écoute plus mon cerveau et marche droit dans sa direction. Mon cœur manque un battement lorsqu’il relève brusquement le pistolet devant lui.

- « Hé le vieux, file-moi tout ce que tu as. » Grogne-t-il.

Je m’approche encore un peu pour me place face au rayon. A l’autre bout du canon, le père soutient le regard du bandit alors que sa femme et sa fille s’immobilisent derrière lui.

- « Me prends pas pour un con, le vieux ! Ça se voit que t’es riche, aboule la tune maintenant ! »

De ma position, je remarque la pointe de panique dans ses yeux bleus. Un instant, j’ai l’impression de me reconnaitre à travers lui. D’un geste bref, il lance un regard à sa femme, ce qui ne semble pas plaire au sale type.

- « Je te jure que si tu ne me donnes pas tout, je bute ta femme et ta gosse ! »

Durant un court moment, le canon dévie vers la gamine qui pousse un cri de frayeur et se cache derrière sa mère qui ne bouge pas d’un poil. Dans l’allée principale, les autres clients se poussent pour se dissimuler entre des rangées et des piles d’articles. Aucun d’entre eux n’est résolu à jouer aux super-héros aujourd’hui.

- « O-On peut s’arranger, mais ne touchez pas à ma fille. »

Ses paroles me touchent en plein cœur. Les larmes me montent aux yeux. Pourtant, je ne me souvenais pas de l’existence de ce père il y a deux jours.

- « S’arranger ? J’ai une meilleure idée. »

Soudain, un coup de feu. Mon regard ne quitte pas l’homme qui s’effondre subitement sur le sol gelé du magasin. Son front se creuse d’une cavité par laquelle s’écoule abondamment son sang. Des sifflements jaillissent dans mes oreilles et m’obligent à m’agenouiller, mains sur les tempes. Au loin, la silhouette de la femme force la gamine à se coucher à terre.

- « Vous ne vous en sortirez pas comme… ! »

Elle n’a pas eu le temps de terminer sa phrase qu’un second coup de feu retentit. La balle se plante dans sa poitrine, mais à peine l’a-t-elle constatée qu’elle s’écoule à son tour. Son corps se secoue sous son agonie. La mère foudroie son tueur des yeux tandis que celui-ci s’abaisse pour fouiller les vêtements de son mari, en quête d’argent. Il ne prête même pas attention à l’enfant qui l’observe d’un œil, une partie du visage plongé dans la mare de sang, une main agrippée au bras inerte de sa mère.

Ma respiration est chaotique. Je ne parviens pas à retrouver un état correct tant les battements de mon cœur tonnent dans ma tête, mes oreilles jusque dans mes pieds. Ma vue se trouble, ma vision ne cesse d’alterner entre ma vue et celle de la gamine allongée. Le type s’est barré depuis bien longtemps, mais personne ne vient. Elle et moi attendons dans un silence relatif, paralysées par la vue de tout ce sang qui s’écoulent des deux corps à nos côtés. L’odeur de fer omniprésente finit par me provoquer des vomissements. Tous mes membres bouillonnent, je sens rapidement emportée par une chaleur insupportable, comme si on m’avait plongée dans une bassine de lave.

- « Oh hé, réponds-moi ! »

La vision d’horreur s’efface lentement pour me ramener dans une ambiance plus calme et sombre. Je cligne des paupières à plusieurs reprises avant de comprendre que je me tiens à nouveau devant le centre commercial. Des mains accrochent mes épaules et les secouent doucement.

- « O-Oui ? » Je souffle en levant le visage vers celui qui m’appelait.

Il me faut quelques instants pour saisir les éléments qui m’entourent. Je penche la tête sur le côté et décèle des larmes le long de mes joues. D’un revers du poignet, je les essuie sans me poser de question. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Une forte migraine m’empêche de réfléchir. J’ai si chaud.

- « Comment tu te sens ? »

Ce n’est pas vraiment la première question à laquelle je m’attendais de la part de Joey. Lui qui m’a conduite jusqu’ici pour que je puisse comprendre la signification de mes rêves, il doit certainement espérer que je lui raconte ce qu’il vient de m’arriver.

- « Un peu bousculée. Non en fait, je suis carrément flippée. »

Je déglutis, sentant au fond de ma gorge une boule qui annonce la montée de nouveaux sanglots. C’était donc ça qu’Eléonore me cachait depuis le début ? D’une manière ou d’une autre, elle a retiré ses souvenirs de ma tête et les a remplacés pour que j’oublie cette scène. Elle voulait que je me contente de vivre avec mes parents adoptifs, sans toute l’horreur qui s’était jouée ici il y a une dizaine d’années.

- « Mes parents sont morts ici. » Je souffle en fermant les yeux.

- « Je sais. » Dit-il avant de franchir la faible distance qui nous séparait. « Eléonore m’a tout expliqué. »

Ses bras s’enroulent le long de mon dos tandis que je presse mon visage encore trempée contre son torse. De peur de ne pas pouvoir m’arrêter, je réprime l’envie de pleurer et l’étreins à mon tour. La simple idée de nous imaginer en train de nous câliner en plein milieu d’un parking la nuit m’arrache un pouffement.

- « Au moins, maintenant, tu es riche. »

Un rire beaucoup trop aigu sort de ma bouche. Je resserre mon éteinte, m’accrochant à lui telle une bouée en pleine mer.

- « N’en profite pas pour me demander de t’offrir des trucs. Je te vois venir. » Je rétorque en décalant légèrement mon visage pour entrevoir le sien.

- « Je suis outré que tu penses ça de moi. »

Ses doigts se baladent distraitement dans mon cou, m’apaisant progressivement. Elles sont agréablement brûlantes, comme toujours. Le poids sur ma poitrine semble s’être soudainement envolé, bien que mes yeux piquent à chaque fois que je relaxe mes muscles.

- « Désolé. Si j’avais su, je ne t’aurais pas forcée à venir ici. 

- Non, tu as bien fait. Mais je ne te remercierai pas, cette fois. »

Le moment paraît durer des heures, mais je me refuse de m’écarter de lui. Après tout, je mérite bien d’un peu de réconfort après tout ce qu’il s’est produit, pas vrai ?


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