Âme de Pureté

Chapitre 18 : Bataille Ville: chapitre 18

5726 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/10/2019 14:44

- « Il y a quelqu’un ? »

Ma voix rebondit sur les murs étroits du couloir dans lequel je progresse depuis bien trop longtemps à mon goût. Pas la moindre trace d’un humain à l’horizon. Résignée, je continue de marcher droit devant moi, dans l’espoir de croiser d’ici peu le signe d’une sortie.

Lorsque l’âme d’Eléonore a quitté mon corps pour rejoindre le Royaume des Ombres, la mienne n’a pas retrouvé sa place au sein de son enveloppe. J’ai soudainement atterri entre deux murs aux briques anciennes et poussiéreuses. Après une dizaine de minutes à suivre le seul chemin possible, je finis par comprendre que ce qui se dressait devant moi, c’était une route sans fin.

C’est vrai, j’ai perdu le duel contre Marek. Il est logique que j’en paie les conséquences, mais quelque chose me dit que ma présence ici ne résulte pas d’un quelconque tour de passe-passe de Marek.

- « J’espère que tu n’as pas construit cet endroit juste pour m’emmerder… » Je peste, sentant la plante de mes pieds se durcir au fur et à mesure que j’avance en vain.

Aucune réponse, évidemment. A croire que je vais regretter l’absence d’Eléonore après toutes les fois où j’ai maudit ses interventions.

« Je pars devant, attends-moi. »

J’ai fini par comprendre qu’elle comptait se sacrifier pour ne pas révéler l’identité du pharaon à Marek. En fin de compte, plus personne ne pourra affirmer qu’elle est un danger pour la survie de Yugi, quand on voit le mal qu’elle se donne à le protéger des forces maléfiques du tournoi.

« Parce que tu crois que je n'existais pas avant d'entrer en contact avec toi ? »

A force de marcher seule, je ressasse les moindres pensées alambiquées de ces dernières heures. Est-ce qu’Eléonore existe à travers moi dans l’unique but de protéger le pharaon ? Je pousse un soupir las et blasé. Il y a un peu plus de vingt-quatre heures, je ne connaissais pas l’existence des objets du millénium et encore moins de l’esprit résidant dans le puzzle de Yugi. En règle générale, je ne crois pas au destin en tant que tel. C’est pourquoi je peine à imaginer que ma participation au tournoi de Kaiba n’est arrivée uniquement dans le but que je rencontre Yugi.

Je me prends brusquement la tête entre les mains et tapote mes tempes.

- « Allez, allez ! Ce n’est pas le moment d’échafauder des théories, ça ne m’aidera pas à sortir de cet endroit ! »

Mais à peine ma voix avait rebondi sur les murs étroits de ce couloir qu’un pant de briques s’affaissent à ma droite, créant un passage supplémentaire.

- « Il suffisait de demander… »

Evitant précautionneusement de me prendre une brique dans le crâne, je m’abaisse et m’engouffre dans le trou sans me poser de questions. Après tout, ce n’est pas comme si j’avais une meilleure solution à proposer.

Contrairement au couloir dans lequel j’ai erré précédemment, la lumière se veut moins agressive. Les cloisons sont incrustées d’une série de lampes à huiles sur un vingtaine mètres à vue d’œil. Une forte odeur âcre emplit mes narines que je masque de mon bras droit. Pieds nus, je m’évertue à éviter tant bien que possible les pierres pointues qui jalonnent le chemin. Passer de l’île perdue de Kaiba à une caverne puante, je me demande finalement si je ne préfère pas retourner à mes duels mortels.

Au bout de la trouée, je parviens enfin à respirer correctement et retire mon bras. Il me faut quelques instants pour reprendre une respiration correcte. Ici, le sol est aplani, au plus grand bonheur de mes pieds qui commençaient sérieusement à souffrir. La pièce se divise en une série d’allées, limitées par de grandes armoires en bois massif.

- « Une bibliothèque ? » Je marmonne en penchant la tête.

Intriguée, je m’avance et effleure du bout des doigts les étagères à ma portée. Pas de poussière. Certaines contiennent des livres aux couvertures rouges, d’autres noirs, d’autres encore ne présentent aucun bouquin. Accoudée à l’une d’elles, j’enfouis une main lasse dans mes cheveux et dégage de mes joues une poignée de mèches blondes collées par la chaleur de ce lieu. Si seulement quelqu’un voulait bien m’expliquer ce que je fiche ici… Résignée à attendre qu’on vienne me chercher, je plonge ma main vers l’ouvrage le plus proche et le retire de sa série. La couverture est rouge, pas d’inscription, seuls des ornements étranges sur la tranche. Je l’ouvre à la moitié et constate que les lignes sont écrites dans ma langue maternelle : le néerlandais. Une sensation à la fois étrange et excitante s’empare de mon bas ventre. Cela fait si longtemps que je n’ai pas lu autre chose que du japonais ou de l’anglais !

Au fil de ma lecture, je remarque que les personnages cités possèdent les mêmes noms et caractéristiques que mon entourage : la femme qui passe son temps libre à tricoter et à reprocher à son mari de ne rien faire de ses journées en dehors du boulot. Ils me rappellent étrangement mes parents du temps où nous vivions en Europe. Le personnage principal, je pense que c’est cette gamine qui écrit tout le temps. Elle commence des projets toutes les dix pages et les abandonne un chapitre plus loin, quelle ratée !

- « Au moins, si je meurs ici, j’ai le temps de lire presque tous ces bouquins… »

Par curiosité, je tourne les pages pour arriver à la fin du livre. On dirait que les disputes entre les deux adultes se sont empirées, mais l’auteur n’en parle que comme une vague habitude. Le dernier paragraphe s’achève de la manière suivante :

 

Ce soir-là, maman m’a rejoint dans ma chambre alors que je mangeais mon riz-ketchup. Elle avait l’air embêtée quand elle s’est assise à côté de moi sur le matelas. Pensant qu’elle ne se sentait pas bien, j’ai déposé mon plat sur l’armoire jonchant mon lit et ai enlacé ses épaules de mon bras, l’attirant contre moi.

- « Ma puce, il va falloir qu’on déménage. » A-t-elle soufflé sans me regarder.

J’ai légèrement reculé, surprise. Ses doigts mutilés par le travail se baladait le long de mes mains, sûrement pour me calmer.

- « Tu veux dire, avec papa et Sébastien ? » J’ai demandé en retour.

Maman a doucement secoué la tête avant d’oser me regarder. Ses yeux bleus se sont ancrés dans les miens tandis que je déglutissais, appréhendant la suite.

- « Non, toi et moi. Ton père et moi allons nous séparer et je veux que tu viennes avec moi. »

Ce qu’il s’est passé ensuite est un peu flou. Je me rappelle vaguement de paroles réconfortantes sur l’avenir, de projet de voyage en Asie et d’opportunités qui pourraient s’offrir à moi. Mais lorsque j’ai repris entièrement conscience, maman était partie se coucher et mes larmes avaient été essuyées sans que je sache comment. Sur mes genoux, mon riz-ketchup désormais froid attendait d’être dévoré. Etrangement, je me sentais apaisée, malgré la terrible nouvelle de quitter mon confort quotidien. C’est comme si une chaleur s’emparait de mon corps pour oublier toute la tristesse de ce moment. Je n’ai plus jamais pleuré à ce sujet, je l’ai simplement accepté.


Je referme le livre des deux doigts. « Riz-ketchup », ça ne fait aucun doute. La ratée, c’est moi. Depuis que j’avais quitté l’Europe pour le Japon, je ne m’étais plus jamais fait ce plat de pauvre, de peur de voir resurgir des souvenirs de ce moment. D’un geste long et fatigué, je me redresse et repose le livre à sa place. J’esquisse quelques pas en arrière et jauge la pile d’ouvrage à ma disposition. Alors tout ça, ce sont mes pensées durant toute ma vie ? Ce qui explique la présence de certaines étagères vides, qui attendent d’être remplies.

Au beau milieu d’une série de bouquins aux couvertures rouges, je remarque que l’un d’entre eux dénotes : une couverture noire. Qu’à cela ne tienne, je me dirige naturellement vers celui-ci et tente de le retirer de son emplacement. Une violente décharge me secoue le bras, je me retire brusquement. Visiblement, je n’ai pas l’autorisation de le lire.

- « Eléonore. »

Cela ne fait aucun doute pour moi que les livres aux couvertures noires s’avèrent être les pensées d’Eléonore. En revanche, je me demande pourquoi ils s’intercalent négligemment entre les miens. D’autant plus qu’Eléonore n’est présente dans mon esprit que depuis le début de la seconde phase du tournoi. A ce moment-là, c’est un véritable puzzle sans queue ni tête qui s’impose à moi. Guidée par mon instant, je retourne à l’entrée de la bibliothèque et feuillette les premiers livres. Quitte à passer le reste de ma vie dans cet endroit, autant s’en remémorer les souvenirs écrits par ma propre personne.


Au bout de ce qu’il me semble être deux voire trois heures, je suis allongée sur le dos en plein milieu d’une allée. Un ouvrage rouge distraitement tenu entre mes doigts, je ne parviens plus à avaler la moindre ligne. En dépit de mon amour pour la lecture, les centaines de fragments de souvenirs ont finalement eu raison de ma détermination. Je lis en diagonale la dernière partie du bouquin avant de le refermer pour le ranger. De toute façon, le prochain sur l’étagère est recouvert d’un tissu noir, donc hors de portée de mon esprit. Tout en replaçant l’ouvrage précédent dans l’interstice, ma curiosité me pousse à insérer mon index et mon pouce sur la tranche du livre d’Eléonore. De légères vibrations apparaissent au niveau de mon poignet. Elles s’intensifient lorsque j’esquisse l’intention de le retirer. Cependant, contrairement à tout à l’heure, j’ai l’impression que le livre se décoche de quelques centimètres. Enhardie par cette constatation, je serre les dents et, à l’aide de mon autre main callée sur l’étagère, je tire de plus en plus fort. Les vibrations se transforment en chocs électriques, douloureux. Mais je ne m’arrête pas pour autant et poursuit jusqu’à ce qu’une nouvelle onde me projette contre la bibliothèque derrière moi.

J’ignore vaguement la douleur quand je remarque que l’ouvrage s’est finalement séparé de sa protection pour atterrir lourdement sur le sol. Mais dès que je me suis approchée de la page ouverte pour en lire les premières lignes, de puissants bourdonnements ont attaqué mes tempes, me faisant perdre l’équilibre et, plus tard, m’ont replongée dans l’inconscient.


Le noir s’atténue progressivement. Ma respiration lente se saccade au fur et à mesure que je reprends conscience des éléments qui m’entourent. Mes cheveux me caressent le visage et aveuglent une partie de ma vision. Je ne comprends qu’à ce moment-là que je me trouve à genoux, le haut du corps penché vers l’avant. Une faible lumière bleutée éclaircit le flou de la scène qui se déroule sous mes yeux. Je cligne des paupières à plusieurs reprises pour atténuer ce brouillard. Ma main gauche prend appui sur un sol dur dont la matière sous mes doigts me rappelle de la moquette spéciale. Ma main droite, elle, serre le manche en bois d’un objet que je ne parviens pas à identifier. Soudain, le bourdonnement qui sévissait dans mes oreilles se calme peu à peu. Je décèle une respiration qui ne m’appartient pas. Elle est très proche, trop proche. Lorsque mes yeux se sont enfin habitués à la semi-obscurité du lieu, je finis par remarquer la silhouette allongée sous moi.

Sa peau est pâle, son regard d’un brun accentué par la lumière extérieure, sa bouche est ouverte mais ne se mue pas. Je me raidis en reconnaissant les traits de Monsieur Maximilien Pegasus, dont les mèches argentées masquent la partie gauche de son visage. Curieusement, il ne bouge pas, mais me fixe droit dans les yeux. Sous la surprise, je manque de laisser tomber l’objet de ma main droite et ne remarque qu’à cet instant qu’il s’agit d’un poignard.

- « Mais qu’est-ce que… 

- Eléonore… »

La voix de Monsieur Pegasus, plus grave qu’à l’accoutumée, me tire un hoquet de surprise. Qu’étais-je sur le point de faire ?

Crois-moi, tu ne le regretteras pas.

E-Eléonore ? Tu es de retour ?

A peine ai-je le temps de lui poser ces questions que me je me sens propulsée en avant, brandissant mon poignard. Cela ne dure qu’une fraction de seconde, la lame se plante à quelques centimètres du visage de Monsieur Pegasus, coupant au passage une poignée de ses mèches argentées. Mon poignet droit se tord de douleur tant dévier la trajectoire de l’arme m’a demandé un effort surhumain.

- « Eléonore ! » Répète l’homme, encore et encore.

Je ne comprends rien sur rien. Gênée par la position dans laquelle je me trouve, je bondis en arrière et me heurte à la porte d’un véhicule. Le milliardaire en profite pour se redresser, sans me quitter des yeux.

- « Je savais que tu reviendrais à toi ! » S’exclame-t-il en agrippant mes épaules.

Prise par surprise, je sursaute et me défais de son emprise puis me relève sur mes deux jambes. La première poignée à ma gauche me permet de sortir de cet engin. Un hélicoptère. Ignorant les appels lancés par Monsieur Pegasus, j’attrape mon sac, arrache la portière coulissante et m’extirpe de l’appareil en sautant. Heureusement qu’il stationnait au milieu d’un emplacement de parking, je n’avais même pas vérifié s’il planait. Un vent violent et glacial frappe ma peau et mes cheveux lorsque je m’enfuis le plus loin et le plus vite possible. Mes poumons brûlent dans ma course effrénée, je ne reconnais aucune des enseignes lumineuses que croise mon regard affolé. Je ne me résous à ralentir l’allure de mon pas que lorsque mes jambes ne parviennent plus à soutenir ma cadence effrénée. Plusieurs passants sur ma route s’arrêtent pour me dévisager avant de repartir. Il faut avouer que cavaler sans raison et s’époumoner comme un bœuf ne renvoie pas la meilleure impression.

Je me réfugie contre le premier pan de mur libre pour reprendre mon souffle. Après avoir passé plusieurs heures à lire des livres de pensées, je n’aurai jamais deviné que je me retrouverai sur le point d’assassiner quelqu’un d’important de sang-froid. Tout en essayant de remettre de l’ordre dans ma tête, j’enfouis ma main dans mon sac, à la recherche de mon téléphone portable. Quand je le trouve enfin, je remarque que mes mains tremblent frénétiquement.

- « Il faut que je me calme… »

Je me murmure ces mots, sachant très bien que la situation dans laquelle je me trouve devrait me faire péter un câble. Serait-ce les dernières épreuves endurées qui me permettent de ne pas paniquer ou bien suis-je devenue folle ?

J’emplis mes poumons d’air avant d’allumer mon téléphone. A peine neuf heures du soir, le soleil est déjà tombé depuis un moment. Je profite de l’appui du mur pour détendre mes muscles et relever le visage vers le ciel. Je suis près du but. Il ne me reste qu’à retrouver le chemin de chez moi, d’embrasser ma mère et de m’effondrer dans mon lit. Du moins c’était mon plan jusqu’à ce que de fortes vibrations surviennent entre mes mains.

- « Allô ? 

- « Myrène, tu es disponible ? »

Je tique autant à la voix qui résonne dans l’émetteur qu’à son énième faute dans mon prénom. Pas de doute, il s’agit bien là de la patronne du Tam-Tam.

- « Pas vraiment, je viens de revenir de… de voyage. »

Après tout, vu les endroits que j’ai visités en l’espace de vingt-quatre heures, cela équivaut bien à un tour du monde pour moi !

- « Dommage, j’ai absolument besoin de toi ! Soso t’attend au bar. Tout de suite ! »

Elle raccroche. Qu’est-ce qui m’empêche de refuser sa demande ? Après tout, je mérite bien de me reposer un petit peu avec tout ce qui vient de m’arriver ! Je comptais reprendre le chemin en direction de la gare la plus proche quand mon téléphone se met à vibrer une nouvelle fois. Cette fois, c’est un message de la part de Zoé.

« Il faut que tu viennes, je t’expliquerai. »

J’enfourne rageusement l’appareil dans la poche avant de mon sac. Pourquoi faut-il que cela arrive aujourd’hui et maintenant ? Bon, ma principale préoccupation est de retrouver mon chemin. Ensuite, j’aviserai.


Il m’aura fallu plus d’une demi-heure pour atteindre le bar au centre-ville de Flem. Mes pieds brûlent autant que ma poitrine. Eléonore m’a complètement abandonnée durant le trajet. De toute façon, je ne comptais pas lui adresser la parole après le crime qu’elle voulait me forcer à commettre. Pourquoi Monsieur Pegasus ? Parce qu’il connait son nom ? Parce qu’il connait son passé et pourrait me révéler les éléments que je ne devrais pas savoir ? Peu importe, cela ne justifie en aucun point de le tuer par l’intermédiaire d’un autre corps que le sien.

- « Enfin ! Tu aurais pu faire un effort ! »

Je sursaute, sur le pas de la porte se tenait la patronne, arborant son air sévère des premiers jours. Prise au dépourvu, je ne réagis pas à sa pique et rentre à l’intérieur du bar. Zoé s’affaire à préparer les cocktails, comme d’habitude, mais elle prend le temps de me saluer d’un bref signe de la main et d’un sourire embêté. La salle est bondée, ce qui explique l’empressement avec lequel la boss me presse de rejoindre le vestiaire. Etonnamment, elle referme la porte derrière elle quand je m’apprêtais à enfiler l’uniforme.

- « Bon, Gislaine, c’est ça ? Si je t’ai fait venir aujourd’hui, ce n’est pas que pour ton service. »

Quand une phrase commence comme la sienne, je suis certaine que la suite ne va pas me plaire.

- « Dernièrement, j’ai reçu beaucoup de demandes de services, divers et variés. Bon, au début je n’y prêtais pas attention mais il semblerait qu’un de mes concurrents fait de l’ombre au Tam-Tam. »

Bras serrés le long du corps, j’attends qu’elle se décide à m’avouer la raison de ma venue. Que veut-elle nous demander comme service ? Qu’on se déguise en bunny girl comme dans certains cafés à thème ? Rien que de m’imaginer dans un costume ridiculement court me donne envie de prendre mes jambes à mon cou.

- « Certains clients aiment qu’on les dorlote un petit peu, tu vois où je veux en venir ? 

- Vous me prenez pour une pute ? » Je lâche un peu précipitamment.

La patronne écarquille des yeux avant de s’insurger.

- « Bien sûr que non ! Voyons, Gislaine ! Depuis le temps que nous travaillons ensemble ! »

Eh oui, en un an elle n’a toujours pas intégré que je m’appelle Lorène.

- « Non, ce que je veux dire, c’est que certains clients vont m’envoyer des demandes de services particuliers par messages. Ça peut simplement venir de personnes qui aimeraient la compagnie d’une serveuse le temps d’un cocktail ou une manière spéciale de s’adresser à eux. Tu sais comme les jeux de rôle ont le vent en poupe de nos jours ! »

J’en suis certaine désormais, cette femme est complètement siphonnée. Comment peut-elle penser que j’accepterai de m’humilier à jouer cette comédie en plus de servir ses foutues boissons hors de prix ? Elle ne semble pas remarquer ma désapprobation car elle continue sur sa lancée.

- « Evidemment, tu seras payée plus cher pour chaque demande. C’est aussi simple que ça ! Soso est déjà au courant, comme elle est au bar, elle commencera au prochain service mais j’ai absolument besoin de toi ce soir ! »

Avoir « besoin » de moi… Mon cerveau ne procède plus rien depuis cinq bonnes minutes. Ironiquement, je repense à mon duel des ombres contre Marek. Ai-je vraiment sauvé ma vie pour finir comme dame de compagnie dans un bar ? Un léger rire gêné s’échappe de ma bouche, je la couvre d’une main par réflexe.

- « Allez, enfile ton uniforme et on y va ! »

Elle aurait fait fureur en Egypte ancienne.

- « Mais, Madame, je…

Elle frappe alors dans ses mains pour couvrir le son de ma voix.

- Hop, hop, hop ! Tu devrais déjà être habillée ! Ne me fais pas regretter d’avoir donné une chance à une empotée. »

Elle pose sa main sur la poignée sans s’enquérir de mon avis sur le sujet. A l’intérieur, je me sens désemparée, incapable d’exprimer le moindre mot de refus. Mes veines bouillonnent de rage et de frustration et il me prend soudainement l’envie de crier dans le vide. En fin de compte, rien a changé depuis le tournoi, je suis toujours aussi incapable de me défendre.

- « Mais, qu’est-ce que… »

Un bruit métallique résonne dans le vestiaire, c’est celui de la poignée de porte coincée. La patronne force à plusieurs reprises de la baisser, plus ou moins violemment. Des injures viennent s’ajouter aux grognements qu’elle poussait. De mon côté, je me contente de l’observer de dos. Une série de bouffées de chaleur s’infusent dans mon corps, probablement la fatigue, l’abandon ou bien les deux. Mon front me fait particulièrement souffrir, je le recouvre de ma main et constate brusquement qu’il s’est illuminé du symbole du millénium.

- « Allez, putain de porte, tu vas t’ouvrir ?! »

Au moment où elle va franchir cette porte, elle te traitera comme l’esclave que je fus autrefois. Elle se servira de toi pour assouvir ses désirs en te faisant miroiter que tu y trouves ton compte.

La voix d’Eléonore vibre si fort en moi que je me demande un instant si elle vient bien de mon être ou si la patronne peut l’entendre. Au vu de son absence de réaction, je comprends donc que je suis la seule à percevoir ses paroles.

Regarde-la, à s’acharner sur cette poignée sans prêter attention à toi une seule seconde. C’est ce à quoi ressemblera ton avenir si on la laisse franchir cette porte. Elle te fera souffrir, sauf si j’agis maintenant. Tu n’as qu’une chose à me dire et je te promets de te…

- « Vas-y. »

A aucun moment, je n’ai montré la moindre hésitation. Ces derniers jours auprès des autres duellistes et d’Eléonore m’ont appris que je n’étais pas obligée de me conformer aux désirs des uns. Bon d’accord, j’ai refusé qu’Eléonore m’oblige à tuer Monsieur Pegasus d’un coup de poignard dans le crâne. Mais après tout, c’est mon corps, n’est-ce pas ?

- « Tu as dit quelque chose, Chimène ? »

La patronne se retourne, une main toujours accrochée à cette poignée. Entretemps, je me suis avancée jusqu’à sa hauteur. D’ici, je peux presque ressentir son rythme cardiaque qui s’accélère. Son regard se porte instantanément sur mon front, brillant de l’œil du millénium. Lorsqu’elle ouvre la bouche pour protester, j’empoigne sa gorge et plaque son corps contre la porte. Sa grande taille n’est pas un frein à mes agissements. Elle s’agite et se débat tant que possible en agrippant mon poignet, insensible aux attaques de ses ongles taillés. Ses yeux se révulsent quand elle s’aperçoit que ses tentatives de s’extraire de mon emprise sont vaines.

- « Toi, sombre âme qui a péché par ses actes, tu ne mérites par de vivre auprès du commun des mortels. Au nom du Royaume des Ombres, je décide de t’envoyer dans un endroit si noir et horrible que tu n’en sortiras qu’une fois repentie. Que le jeu des ténèbres commence. »

Mes lèvres se meuvent à travers les paroles d’Eléonore. Je suis éblouie lorsque le symbole du millénium apparaît brusquement sur le front de la patronne durant un court instant. Ensuite, il s’efface simplement, emportant avec lui l’âme de cette femme. Ses yeux précédemment paniqués deviennent vides et sans éclat. Sentant la force surhumaine d’Eléonore s’amenuir au fil des secondes, je finis par lâcher le cou de la patronne, violacé par le manque de circulation sanguine. Son corps retombe lourdement sur le sol.

- « Désormais, elle ne m’emmerdera plus. » Je constate, le souffle coupé.

Mais la tâche d’Eléonore ne s’arrête pas là. Mes membres se remettent à bouger d’eux-mêmes, tirant sur les mains du pseudo-cadavre pour le déposer dans un coin de la pièce. De loin, on dirait qu’elle dort, l’illusion est parfaite.

- « Maintenant, on a des clients à servir ! »

Le ton beaucoup trop enjoué d’Eléonore me perturbe quelque peu. Après tout, nous venons seulement d’envoyer une âme dans le Royaume des Ombres sans devoir mener le moindre duel.

Une minute…

- « Pourquoi on ne l’a pas fait avec Marek dès le début ? 

- Parce que c’était le destin du pharaon de récupérer les cartes de Dieux Egyptiens. Et pour notre dernier duel, notre victoire aurait simplement permis à l’âme du vrai Marek de retrouver son corps. »

Son explication ne me convainc qu’à moitié, mais je m’en contenterai pour le moment. Une bouffée de fraicheur me surprend lorsque je franchis enfin la porte de la salle. La poignée a cédé dès ma première tentative. J’esquisse un bref sourire, je le savais.

- « Bah dis donc, vous en avez mis du temps ! » S’offusque Zoé, encombrée de deux plateaux à chaque main.

Mon amie dépose rapidement ses affaires sur le bar et dans la hâte attrape quatre verres propres pour commencer la préparation de ses cocktails. J’attrape un des calepins rangés à côté des alcools puis profite de ma proximité avec Zoé pour l’attirer contre moi.

- « Ecoute-moi, c’est important. Ne laisse personne mettre les pieds dans le vestiaire jusqu’à la fin du service. Si quelqu’un te demande à voir la patronne, dis-leur qu’elle a dû partir pour une urgence. Je t’expliquerai tout à l’heure. »

Son corps se raidit au fur et à mesure que je murmure à son oreille. Son état ne dure que quelques secondes, elle me jauge du regard, cherchant une quelconque explication, puis hoche la tête sans me poser de questions. Chaque chose en son temps, je me dirige vers les tables qui hèlent de la main. Le repos ne sera pas pour tout de suite.


- « Est-ce que Madame Yoshida est là ? »

L’homme qui me pose cette question lorsque je récupérais son verre vide sur mon plateau semble agité. D’une quarantaine d’années, il porte une chemise négligemment boutonnée et un pantalon beaucoup trop serré à première vue. Le temps de me remémorer le nom de famille de la patronne, il s’impatiente et jette des regards dans tous les sens.

- « Non, elle est partie en urgence ce soir. Souhaitez-vous que je laisse un message de votre part ? »

Il ne réagit pas directement, trop occupé à se débattre pour enfiler son manteau à la hâte. Ce n’est que lorsqu’il se lève de la banquette qu’il se décide enfin à me répondre.

- « Dites-lui que je n’apprécie pas du tout qu’on se moque de moi et qu’elle n’aura pas l’argent demandé. Elle devrait comprendre. »

Oh. C’est donc le fameux client aux services spéciaux. Je tâche de ne pas montrer ma surprise et feins d’écrire son message sur mon calepin. En vérité, je trace une série d’arabesques sans réel sans, mes yeux se baladent le long de la salle, vide. C’est notre dernier client.

Alors qu’il se courbe pour me remercier et s’apprête à s’enfuir nerveusement, ma main s’abat sur son épaule.

- « Ecoutez-moi bien, psychopathe de mes deux. »

Une nouvelle bouffée de chaleur monte en moi, mon front brûle encore.

- « Vous allez gentiment rentrer chez vous et ne plus jamais remettre les pieds ici. Madame Yoshida nous a demandés de nous « occuper » de tous ceux qui chercheraient à la nuire. Vous vous demandez peut-être comment de simples lycéennes pourraient s’en prendre à vous ? Alors essayez. »

Au fil de ses paroles, ma main se veut plus pressante. J’attire malgré moi ce vieux transpirant pour qu’il saisisse parfaitement la portée des menaces d’Eléonore. Sa technique fonctionne. L’homme semble encore plus paniqué qu’avant. Il bredouille des excuses mélangées à des promesses que je ne parviens pas à comprendre tant il s’exprime rapidement. Sans demander son reste, il se précipite vers la porte de sortie, se heurte à une chaise qu’il s’empresse de replacer en clamant pardon.

Tu n’y es pas allée de main morte, Eléonore.

Après la frustration de ne pas avoir tué Pegasus ce soir, il fallait bien que quelqu’un d’autre prenne à sa place.

Je hausse les épaules. D’un côté, je préfère largement effrayer un inconnu plutôt que de tuer quelqu’un que je suis certainement destinée à recroiser dans un avenir proche.

- « En voilà un énergumène… » Soupire Zoé en remplissant deux verres de jus de fruits.

A-t-elle suivi toute la scène ? J’en doute. Avant de rejoindre mon amie au bar, je veille à fermer l’entrée de l’établissement à clé, loin de moi l’envie qu’un inconnu nous tombe dessus lors de la découverte du cadavre jusqu’à côté.

… A quel moment suis-je devenue aussi je-m’en-foutiste ?

- « Maintenant tu mets des fesses sur ce tabouret et tu m’expliques. »

La voix menaçante de Zoé ne m’impressionne plus mais je fais mine de la croire et obtempère immédiatement. Un sourire en coin, elle me tend un Philippine, un cocktail à base de banane, coco et vanille que j’accepte gracieusement.

- « Tu l’as tuée ? »

Je recrache instantanément ma première gorgée.

- « Non ! Elle est juste… dans un autre monde. »

Pas sûre que cette explication lui convienne. Je prends une profonde inspiration et ancre mon regard dans le sien.

- « Zoé, ce que je vais te raconter maintenant est un secret, d’accord ? Je sais que je peux te faire confiance mais ça va être dur à avaler. Ne m’interrompt pas avant que j’aie terminé, d’accord ? »

Rares sont les moments où je me suis montrée aussi sérieuse envers la grande brune. C’est sûrement aussi pour cette raison qu’elle attend quelques secondes avant de reprendre ses esprits. Sa main se dépose au niveau de mon poignet, je sursaute légèrement, sans la quitter du regard.

- « Qu’est-ce que tu attends ? On a un corps à planquer. »


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