La voix de l'ombre - Livre III : Au-delà des brumes
Chapitre 21 : Au cœur de la rébellion.
Lorsque Keera se réveilla, elle était étendue sur une paillasse à même le sol. Elle scruta son environnement, et cru reconnaître un ensemble de peaux de cuir orné de peintures représentant des crânes.
- Ah, tu es réveillée, gronda une voix rauque qui entra et s'assit près d'elle.
- Thrall ? fit-elle en se redressant. Mais, nous ne sommes pas en Pandarie, je me trompe ?
- Non, Vol'jin t'avait fait suivre, et ses espions t'ont retrouvée en haut d'une falaise dans la Vallée des Quatre Vents. Tu es à Durotar, au Village de Sen'jin.
Le regard de Keera s'attarda sur une étrange forme enroulée dans des bandelettes pâteuses. Une forme petite mais large.
Thrall suivit son regard, et répondit à la question qu'elle ne posait pas :
- Tu étais si cramponnée au corps de ton ami que les Sombrelance n'ont pas pu t'en défaire. Ils vous ont téléportés ainsi tous les deux, après avoir réussi à éloigner le serpent-nuage noir qui t'enroulait.
Keera resta silencieuse. Elle avait pleuré Hermand si longtemps qu'elle en avait perdu la notion du temps. Et tout naturellement, Saja l'avait retrouvée et protégée. Elle s'en souvenait à présent.
- Combien de temps s'est écoulé depuis l'explosion des mines du Val ? demanda-t-elle d'une voix plate.
- Bien des lunes mon amie. Et étant donné l'état de putréfaction du corps de ton ami, les sombrelance l'ont embaumé. Nous avons estimé que tu déciderais de l'endroit où il devait reposer.
Keera réprima un sanglot. Obnubilée par la perte d'Hermand, tout comme la perte d'Orgrim il y avait des années, elle avait omis qu'elle n'était pas seule, et qu'elle pouvait compter sur des amis sûrs et bienveillants.
Elle fixa Thrall avec reconnaissance, tandis qu'il lui prit la main.
- Keera, je t'ai auscultée moi-même, afin de m'assurer que ton corps s'était bien remis.
Elle comprit alors ce qu'il allait lui dire. Et son air désabusé attrista l'orc qui poursuivit néanmoins :
- Je suis vraiment désolé, je n'ai rien pu faire.
Les yeux embrumés, Keera détourna le regard. Elle avait espéré que celui-ci naîtrait dans de bonnes conditions, même si elle s'était demandé dans quel contexte il vivrait. Mais apparemment, elle était vouée à ne jamais donner la vie. Bien que cette fois-ci, elle l'avait perdu suite à une explosion suivie d'un éboulement. Et à part elle, qui pouvait survivre à cela ?
Touché par la détresse de son amie, qui venait de perdre un ami cher ainsi que son enfant, Thrall posa sa main sur son épaule.
- Je vais te laisser reprendre tes esprits, Keera. Je vais avertir Vol'jin que tu es réveillée, et que tu dois reprendre des forces. Nous parlerons plus tard.
Sans rien ajouter, il se leva, puis quitta la tente. Il garda pour lui ses questions, et attendrait un meilleur moment pour l'interroger au sujet du père de l'enfant qu'elle avait perdu, et la prévenir de l'avancement de la rébellion qui s'organisait.
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Quelque chose se préparait à Orgrimmar, c'était une évidence. Les dissensions dans la Horde avaient été rapportées au roi Wrynn, qui avait envoyé deux des meilleurs agents du SI:7 sur place, à Durotar, afin d'enquêter sur la situation.
Amber et Sully avaient l'habitude d’œuvrer ensemble. Particulièrement efficaces et redoutables, l'humaine et le nain comptabilisaient à eux deux un nombre impressionnant de missions à haut risque menées à bien. C'était donc tout naturellement que le roi Varian s'était tourné vers eux pour enquêter sur les failles du commandement de Garrosh, et les rumeurs de rébellion de certains membres de la Horde.
Depuis Durotar, les plans de Garrosh étaient déjà visibles. D'immenses machines de guerre étaient en construction, et des ravitaillements en bois, minerais et armes étaient convoyés depuis les Tarides à un rythme inquiétant.
De plus, et cela confirmait les premiers rapports, de nombreux prisonniers trolls étaient encagés, voire attachés à des piquets, là, juste devant l'entrée de la cité. La nouvelle de la disparition de leur chef, Vol'jin, en avait peut-être amenés à s'insurger, mais en vain. Les deux espions virent même une orque particulièrement cruelle arracher les oreilles de l'un d'entre eux, qu'elle attacha à une corde pour lui en faire un collier de trophées.
À la nuit tombée, les deux agents se cachèrent sur les hauteurs du Ravin Asséché. D'ici, la vue était imprenable, et leur camouflage restait efficace. Cela faisait plusieurs jours qu'ils étaient arrivés à Durotar, et un premier rapport s'imposait.
- C'que t'écris au roi, vaut mieux p't'être le formuler autrement non ?
- T'occupe, rétorqua Amber. Le roi aura besoin de détails sur les agissements des orcs contre leurs propres alliés. Surtout les trolls. Et cette orque-là, c'est Zaela, la chef des Gueule-de-Dragon, fit-elle en désignant la tortionnaire du doigt.
- Tout juste, vous êtes bien renseignée, émit une voix derrière eux.
Tous les deux dégainèrent leurs lames empoisonnées et prêtes à s'enfoncer dans la gorge de la femme qui se tenait accroupie près d'eux. À l'évidence, elle maîtrisait le vent, car son odeur ne leur était pas parvenue. Et son pas silencieux les rendit admiratifs.
- Qui êtes-vous ? demanda Amber qui peinait à entrevoir le visage dissimulé sous la capuche.
- Oh non, je suis déçue, fit Keera qui retira son capuchon. Vous connaissez Zaela et pas moi, dit-elle sur un ton désappointé.
- Keera Marteau-du-Destin, formula Sully, les yeux écarquillés.
Amber se reprit, légèrement rassurée, quoi que personne ne pouvait vraiment connaître les intentions de la princesse.
Keera les observa baisser leur garde, puis dit :
- Je vous ai déjà vus, aux côtés de l'amiral Rogers, à la Forêt de Jade, reprit la princesse avec méfiance. Puis-je savoir ce que vous faites ici ?
- En effet, répondit Amber. Nous avons accompagné la flotte de l'amiral. Et notre mission ici ne vous regarde pas.
- Amber, elle a aidé l'Alliance en Pandarie, émit Sully. Elle a mené les nôtres jusqu'à la Cloche Divine. Et si elle voulait notre mort, on n'serait plus là.
Le nain disait vrai. Amber se souvenait que Sully avait déjà croisé la princesse au Territoire du Lion, et le lui avait rapporté. Mais de là à lui faire entièrement confiance.
- Je ne suis pas là pour vous empêcher d'espionner Garrosh, les rassura Keera. Je veux juste connaître vos intentions.
Les deux espions échangèrent un regard. Puis Amber prit la parole :
- Le roi Wrynn nous envoie enquêter sur les agissements de Garrosh. Il a eu vent de mésententes dans les rangs de la Horde, et cherche un moyen d'arrêter Hurlenfer en exploitant d’éventuelles failles. Savez-vous seulement ce qu'il recherche au Val de l’Éternel Printemps ?
- Le pouvoir des mogus, qu'il pourra utiliser contre l'Alliance, répondit Keera.
- Exactement, et nous devons rassembler des informations sur ce qu'il se passe ici, reprit Amber. Notre roi doit se préparer pour défaire une bonne fois pour toute ce monstre.
Comprenant que ces deux agents étaient dignes de confiance, et particulièrement loyaux envers Varian, Keera leur confia une missive à lui remettre.
- Le contenu confirme vos craintes, ainsi que l'existence d'un mouvement de révolte mené par Vol'jin lui-même.
- Il n'est donc pas mort ? questionna Sully.
- Il a survécu de peu à une tentative d'assassinat, et se cache en attendant son heure, confia la princesse. Mais je doute qu'il réussisse une insurrection sans l'aide de l'Alliance.
- Voilà pourquoi vous nous avez approchés, comprit l'humaine.
- J'ai besoin que votre roi sache que plusieurs Chefs de la Horde tentent de former une coalition contre Garrosh, et qu'une entente sera indispensable pour réussir à le détrôner. Puis-je compter sur vous pour lui remettre la missive ?
- Nous lui remettrons, assura Amber. Mais de là à garantir son soutien et sa confiance à Vol'jin...
- Je sais, et cela ne dépendra pas de vous, ajouta Keera. Et sachez que si vous souhaitez me contacter, il existe une ferme entre ici et Tranchecolline. Rokar, le fermier, est digne de confiance, et saura me faire parvenir votre message.
Sur ces mots, Keera les quitta, espérant que son message convaincrait Varian de l'importance d'une collaboration étroite avec les rebelles. La missive était également la preuve qu'elle avait survécu à l'explosion de la mine au Val, même si elle n'était pas sûre que l'Alliance ait eu connaissance de sa présence dans l'expédition. Dans le doute, cela permettrait à Varian de se rassurer, et de garder espoir.
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Yarall était stationnée dans les Tarides du Nord. Sur ordres du Chef de guerre, elle assurait la sécurité des gobelins ingénieurs qui construisaient les démolisseurs, énormes machines de guerre capables de catapulter de gros rochers. À présent affiliée à la garde kor'kronne, bien malgré elle, l'orque pouvait au moins se targuer de ne plus se trouver dans l'entourage direct de Malkorok, qui était trop occupé à diriger le ravitaillement qui arrivait à Orgrimmar.
Elle apprit qu'il avait mené l'excavation du Val et trouvé une relique que les kor'krons gardaient en attendant que le Chef de guerre n'exploite son pouvoir.
Mais la construction d'un bunker souterrain à Orgrimmar même occupait tout le temps de Malkorok, si bien que Yarall pouvait aller et venir à son gré.
- Eh là ! Les fauves approchent ! Je voudrais pas être croqué moi ! fit l'un des ingénieurs à l'encontre de l'orque.
Le gobelin sortit Yarall de ses rêveries. Elle dégaina sa hache, puis occis le guépard des plaines qui s'était approché trop près des démolisseurs.
Refaisant surface, elle arpenta le site qui présentait plusieurs constructions visant à pomper le pétrole des sols. Ces énormes réservoirs gobelins étaient identiques à ceux qui avaient été détruits à la Halte de la Domination en Pandarie. Yarall avait d'ailleurs appris de Malkorok que la femelle qui en était à l'origine était Keera, la veuve de Marteau-du-Destin. Elle vouait une véritable fascination pour cette femme que beaucoup admiraient encore parmi les orcs. Seuls les kor'krons qui étaient totalement sous l'influence de Malkorok crachaient sur elle, arguant qu'elle était une traîtresse à qui on ne pouvait faire confiance.
Soudain, un messager d'Orgrimmar vint à sa rencontre.
- Yarall, des ordres du chef des kor'krons, fit l'orc en direction de la jeune femelle.
- Dis-moi ?
- Tu dois accompagner le prochain convoi en partance pour Orgrimmar. Malkorok t'a spécialement mandée.
- Bien, nous allons bientôt partir, le convoi est presque prêt, acquiesça l'orque.
Par les Ancêtres, elle savait bien ce que Malkorok avait en tête. Et elle ne trouva aucun moyen de lui échapper. C'était un ordre direct, et elle devait s’exécuter sur le champ.
Consciente qu'il n'y avait rien à y faire, Yarall se fit violence, et organisa les préparatifs.
La caravane de minerais et de pétrole était prête à partir. Quatre kor'krons escortaient le convoi en plus de l'orque résignée.
- En avant ! cria le chef du convoi.
La troupe se mis donc en route vers l'est.
La chaleur aride était étouffante. Les orcs en armure suaient à grosses gouttes, tandis que la caravane avançait, tirée par un kodo assoiffé. Il ne faudrait pas plus de quelques jours pour atteindre Orgrimmar.
Ils passèrent entre la Videfange et la montagne pour rejoindre l'Avant-poste de Potuyère, un petit détachement gobelin servant à dépanner les machines de guerre et fournir la Horde en matériel d’ingénierie.
La troupe poursuivit jusqu'à un chemin en pente descendante, lorsqu'un des orcs reçut une hache en pleine tête. Sur le qui-vive, les autres attrapèrent leurs armes, mais furent impuissants face aux flèches venant de l'arbre sur leur gauche.
- Des trolls ! Ils sont...
Mais le kor'kron fut abattu à coup de hache par Yarall, qui était à présent la seule survivante. Elle s'avança après avoir jeté son arme au sol.
- Ne me tuez pas, je ne suis pas de leur côté !
- Ta hache, elle a servi à tuer un des tiens, fit le troll qui s'avança vers elle en la tenant en joue à l'aide de son arc. Pourquoi qu'on te croirait ?
- Parce que je peux vous aider, répondit l'orque. Moi aussi, je souhaite la mort de Garrosh et de ses kor'krons. Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez !
- Ça, c'est pas à nous d'en décider.
Et l'un des trolls assomma la jeune orque.
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Le soleil se couchait sur le Village de Sen'jin. Keera, qui était assise sur la plage, contemplait les Îles de l’Écho, le foyer des trolls sombrelance séparé de Durotar par un estuaire comprenant quelques îlots.
- Vol'jin et Chen discutent de la marche à suivre pour sécuriser la route vers Tranchecolline, annonça Thrall qui s'assit aux côtés de la princesse.
- Nous ne sommes pas très nombreux, Thrall, s'inquiéta-t-elle.
- Ce n'est qu'une mission de reconnaissance, fit l'orc.
Keera se tourna vers lui pour lui faire face.
- Comment va ta famille ? Tu les as laissés avec le Cercle Terrestre ?
- Ils vont bien, sourit Thrall. Durak semble raffoler du lait de sa mère. Et les Esprits m'en soient témoins, voici un breuvage qui va le rendre fort.
- Je n'en doute pas, sourit à son tour la princesse.
- Keera, je peux te poser une question ? (elle le dévisagea et hocha la tête) C'est à propos de ton enfant. Enfin, plutôt du fait que tu sois tombée enceinte.
- Tu veux savoir qui était le père ?
- Si tu voulais que je le sache, tu me l'aurais déjà dit, affirma le chaman. C'est plutôt que je ne m'attendais pas à ce que, enfin...
- Tu as l'impression que j'ai trahi Orgrim ? Tu penses qu'on ne peut aimer à nouveau ?
- Tu connais notre manière de penser, Keera. Les orcs révèrent leur chef, et sa veuve tient un rôle particulier. Elle est intouchable, et dévouée à la cause de son défunt compagnon. Même si tu n'es pas orque, très peu parmi nous seront capables de comprendre que tu puisses en aimer un autre.
Keera soupira. Elle connaissait le dicton qui disait qu'un orc n'aimait qu'une fois. Elle ne s'était donc pas attendue à ce qu'ils conçoivent qu'elle en aime un autre. En revanche, que Thrall, qui avait été éduqué par les humains, ne comprenne pas cela...
- Je pensais que toi, entre tous, tu serais à même de comprendre, fit-elle sans cacher sa déception.
- Je sais que tu as vécu l'enfer après sa mort, et que tu mérites d'être heureuse, reprit-il. C'est juste que, pour moi, vous représentiez toute la beauté et la force d'un amour sans frontières. Rien ne semblait pouvoir vous séparer.
- À part la mort, cracha-t-elle.
- Non, même la mort, Keera.
- Thrall, je ne vais pas chercher à me justifier car, comme tu dis, chacun a droit au bonheur. Il est vrai que je ne m'attendais pas à ressentir à nouveau de l'affection pour un homme, et j'ai longtemps lutté contre ces sentiments. À présent, même si cette histoire se vit dans l'ombre, je l'assume pleinement, et j'en ai besoin. Et même si ça n'était pas le cas au début, je n'y vois plus aucun mal.
Thrall parut réfléchir. Son amie avait raison. Et il avait hésité à lui en parler. Mais le couple qu'elle avait formé avec Orgrim était si symbolique pour lui, si pur et si précieux, qu'il lui en voulait presque de cette trahison.
- Le père était-il au courant pour l'enfant ? demanda Thrall.
- Non, il ne l'était pas.
Thrall la regarda avec étonnement.
- Ce n'était pas son souhait que tu mettes un jour son enfant au monde ?
- Nous n'avons même jamais évoqué la question en réalité, expliqua Keera. Avant de m'en rendre compte, je n'avais pas songé aux conséquences. Mais il est vrai que notre histoire est assez récente.
- De quelles conséquences parles-tu ?
Keera ne se voyait décemment pas raconter à Thrall la vérité. Il peinait déjà à appréhender sa liaison avec un autre qu'Orgrim, il ne comprendrait sûrement pas que son amant se trouvait être le roi de Hurlevent, et le chef de l'Alliance.
Keera repensa à ses premières réflexions concernant la venue de cet enfant. Elle avait commencé à réfléchir à propos de la réaction de Varian, puis de son possible souhait de garder l'enfant près de lui, même s'il n'était pas un enfant légitime, et donc reconnu comme son héritier. Elle s'était imaginé que cela pourrait lui nuire, ainsi qu'à l'Alliance, car le roi de Hurlevent entretenant une relation avec la veuve du Chef de guerre qui avait détruit son royaume il y a longtemps ne pourrait plus inspirer que mépris et incompréhension.
Elle ne s'était cependant pas attendue à ce que cette incompréhension puisse également venir de la Horde, ou en tout cas de Thrall.
- C'est sans importance, Thrall. Sache juste que je tiens à cet homme, et qu'il est tout à fait honorable et digne de confiance.
- Dans ce cas, je n'insisterai pas, Keera. Personne n'est au courant de la perte de ton enfant, et je garderai le secret.
- Merci Thrall. Je te fais confiance. Et peut-être qu'un jour, je pourrai te révéler son identité.
Tous deux gardèrent le silence, et écoutèrent le bruit de la mer ondulant tranquillement sous l'effet de la brise qui la caressait.