Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin

Chapitre 14 : L'Hiver Rouge arrive...

6166 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/03/2023 01:31

Les semaines passèrent. Pour subsister, Mauzzag se fit vendeur à la sauvette. Il emportait quelques marchandises dans une toile en soie repliée sur elle-même et attachée à un bâton de bois. Il parcourait la ville avec son petit baluchon pour trouver un endroit où s’installer à l’abris du regard des cogneurs. Cette activité était rigoureusement interdite, et il devait pour éviter d’être repéré s’installer dans des recoins insalubres avec peu de passage.


Il réussit à vendre la figurine dérobée chez Zwawi et un petit couteau pirate, pour un prix très en-dessous de ce qu’il espérait. Personne ne voulait payer cher un objet acheté à un vendeur à la sauvette.



-       Bon, bon, concéda Mauzzag avec mauvaise humeur, va pour neuf pièces d’argent. Mais vous m’arrachez le cœur. Un authentique couteau pirate ayant servi pendant une bataille navale célèbre, cela vaut beaucoup plus.


-       Je n’ai jamais entendu parler de cette bataille, répondit le client. Il faut dire que je ne me renseigne pas beaucoup sur ce qu’il se passe dans le monde. Enfin, j’ai tout de même appris la mort de Kael’thas hier, comme tout le monde.


-       Comment ? Kael’thas est mort ? Il s’agit bien du type qu’ils étaient allés zigouiller sur l’île de Quel’Danas, n’est-ce pas ?


-       En effet. Les aventuriers sont déjà en train de quitter l’île.


-       Bon, enfin une bonne nouvelle. Et cette fois-ci, c’est définitif ? Je veux dire, il n’y a pas de nouvel ennemi à aller abattre à l’autre bout du monde ? Pas de nouveau continent surgi de nulle part à explorer ?


-       Pour l’instant, non.



Dès que le client fut parti, Mauzzag rassembla ses marchandises, referma son baluchon et rentra chez lui. Il sortit une petite feuille et écrivit une lettre adressée à l’ancien domicile de son ami, à Forgefer. S’il était en vie, il repasserait forcément par là en rentrant de Quel’Danas.


Deux jours plus tard, Kebok et Otilia vinrent toquer à sa porte.



-       J’ai une mauvaise nouvelle, dit Kebok. Asseyons-nous. Cela concerne l’Hiver Rouge.


-       Le quoi ? demanda Otilia en s’asseyant.


-       C’est le nom informel que l’on donne à cette journée où tout le monde s’entretue à Baie-Du-Butin, expliqua Mauzzag.


-       Pourquoi l’appelle-t-on l’Hiver Rouge si ce n’est qu’une journée ? Pourquoi ne l’appelle-t-on pas la Journée Rouge ?


-       J’en sais quelque chose, moi ? s’agaça Mauzzag. Et pourquoi dit-on « porter le coup de grâce » à quelqu’un alors que cela signifie l’achever, donc l’inverse de lui accorder sa grâce ? La langue est faite ainsi. C’est tout ce qui te tracasse dans cette histoire ?


-       Je dis juste que ce n’est pas logique.


-       Bref, coupa Kebok, je ne sais pas si c’est le fournisseur de rhum qui s’est vanté de sa commande exceptionnelle, ou Zwawi qui a volontairement laisser fuiter l’information, mais elle est désormais publique. Et elle dépasse déjà les frontières de Strangleronce. Le bruit court partout en Azeroth que cette année, l’Hiver Rouge s’annonce particulièrement brutal. Et tout le monde aura envie de voir ça.


-       En quoi est-ce une mauvaise nouvelle ? demanda Otilia.


-       Les aventuriers revenus d’Outreterre vont vouloir être de la partie. Il paraît qu’ils ont acquis une puissance phénoménale. Qu’ils ont ramassé des objets magiques dont les pouvoirs dépassent notre entendement. Et après avoir passé des années à se battre contre les forces démoniaques de la Légion Ardente, je doute qu’ils aient le moindre souvenir du concept de pitié. Ce sont donc ces gens-là qui vont venir ici, à Baie-Du-Butin, avec l’intention affichée de tuer tout ce qu’ils trouveront…



Otilia prit conscience du problème et déglutit. Elle n’était restée que quelques mois en Outreterre, sans dépasser la Péninsule des Flammes Infernales. Mais elle avait en effet entendu dire, comme tout le monde, que ceux qui avaient exploré ce nouveau monde en entier avaient décuplé leur puissance, appris des sorts dévastateurs, ramassé des armes légendaires capables de tailler en pièces des démons gigantesques…   


Il n’était guère rassurant d’imaginer ces guerriers surpuissants déferler sur Baie-Du-Butin. On racontait que l’un d’eux avait ramassé les glaives d’Illidan lui-même. Un autre aventurier aurait le bâtonnet de sorcier de Kael’thas. Quelles chances avait-t-on face à de tels adversaires ?



-       Mais toi, Otilia, tu sauras leur faire face ? demanda naïvement Mauzzag. Tu es une grande guerrière, toi aussi, non ? Tu es allée en Outreterre. Tu m’as souvent parlé de cette région, comment s’appelle-t-elle déjà ? Le Roc des Flammes Infernales ? Non, pas le Roc… Le Pic ? Le Cap ?


-       La Péninsule.


-       C’est cela ! Tu as combattu des démons là-bas, tu es aussi forte qu’eux, n’est-ce pas ?


-       Oh, tu sais, je n’en ai pas combattu tant que ça… Et la plupart du temps, je n’étais pas seule. Ce qui est sûr, c’est que je ne tiendrais pas trois secondes contre quelqu’un qui a les glaives d’Illidan.



La nouvelle se répandit de plus en plus largement. Certains habitants de Baie-Du-Butin préférèrent quitter la ville le temps de la fête du Voile d’Hiver. Les familles se pressaient au port avec sacs et valises, on voyait des files d’attente devant les bateaux de transport de personnes en direction de Cabestan et de Tanaris.


Les habitants trolls et orcs préféraient se réfugier au campement de Grom’gol, qui leur permettait de rester à Strangleronce. Ils se mettaient à plusieurs pour louer de petites caravanes tirées par des loups ou des raptors, traversaient le tunnel à travers les grands rochers et partaient par la porte Nord de la ville, du côté jungle.


Mauzzag, qui avait de la famille à Gadgetzan, convainquit sa femme et sa fille d’aller s’y cacher quelques semaines. Comme sa maison était vide, il prit l’habitude d’y inviter régulièrement Otilia, Kebok et Oruk pour qu’ils se préparent psychologiquement à l’Hiver Rouge. Ils essayaient notamment de mettre au point une stratégie commune.



-       Faites ce que vous voulez, mais moi, je vais me barricader chez moi, annonça Kebok. Ma maison est particulièrement solide, en plus de se situer dans une allée loin du centre. Or, c’est dans le centre, autour du port, qu’auront lieu la plupart des combats. On peut difficilement être plus en sécurité que chez moi. D’ailleurs, j’ai encore de la place. Si quelqu’un veut se cacher chez moi, je peux bien-entendu rendre service… moyennant une très raisonnable somme calculée au prorata de…


-       C’est tentant, coupa Mauzzag, mais je n’ai plus un sou.


-       Moi, j’ai un dirigeant du Cartel à éliminer, rappela Otilia.



Oruk affirma également sa volonté de sortir se battre. Mauzzag ne savait toujours pas quoi faire. Zwawi avait dit qu’il ferait le tour de ses entrepôts de saisie pour l’aider à trouver ses marchandises. Mais Mauzzag était bien placé pour savoir que la parole d’un gobelin ne valait pas grand-chose, et encore moins celle d’un membre du Cartel.


Que ferait-il si Zwawi ne tenait pas sa promesse ? Otilia aurait sa vengeance, ça, c’était certain. Zwawi avait besoin d’elle pour éliminer Krus Kiskuss. Mais le capitaine des cogneurs pouvait tout à fait oublier Mauzzag, ou bien repousser la chose à plus tard, encore et encore… Puis, finalement, dire qu’il n’a rien trouvé juste pour s’en débarrasser.

Mauzzag le voyait venir. Ah oui, c’est vrai, je lui avais promis quelque chose à lui… Oui, oui, tout à fait, mes cogneurs ont fait le tour des entrepôts, mais ils n’ont rien trouvé... Ah, c’est malheureux, vraiment. Bon, maintenant j’ai à faire. Au revoir. Et hop, ses gardes du corps le congédieraient. Et cela s’arrêterait là. Évidemment que cela se passerait ainsi. C’était gros comme le nez sur la figure.


Le seul moyen était peut-être de profiter de l’Hiver Rouge pour s’introduire dans les entrepôts, qui ne seraient alors plus gardés. Il fallait simplement convaincre Otilia et Oruk de l’accompagner. Seul, il n’avait aucune chance de rester en vie dehors.



-       J’ai une autre mauvaise nouvelle, dit Oruk. Torkhal a été vu à Orgimmar, au départ du zeppelin en direction du campement de Grom’gol. Il se rend donc à Strangleronce. Je pense que nous savons tous pourquoi…



C’était en effet une mauvaise nouvelle. Torkhal était un chasseur tauren très célèbre, ses exploits en Outreterre avaient été rapportés de nombreuses fois. Il avait tout simplement la réputation d’être le meilleur tireur au monde.



-       C’est fâcheux, dit Otilia. Il faudra à tout prix l’éviter. J’ai entendu dire qu’il avait participé à l’assaut du Temple Noir, et que l’une de ses balles avait porté le coup fatal à Illidan – ce qui est probablement exagéré.


-       Il est si fort, ajouta Oruk, que Meldazor l’Explorateur lui-même a composé un petit poème à sa gloire. Je crois que je le connais par cœur :



Il est toujours fatal

D’être la cible de Torkhal.

 

Lorsqu’il vise avec son tromblon,

Sa cible peut bien tenter de fuir,

Si elle est dans sa ligne de mire,

Elle sera criblée de plomb.

 

Il ne connaît ni l’échec ni la peur ;

Lorsqu’il s’en va chasser,

Toute créature devient le gibier

De cet implacable trappeur.


Même à cinq lieues, il vous touche,

Quand Torkhal tire, il fait mouche,

Il est toujours fatal

D’être la cible de Torkhal.


 

-       Merci beaucoup pour ce poème, je suis encore plus rassuré, grommela Mauzzag. Mais va-t-il réellement tirer sur tout ce qui bouge ? Nous ne lui avons rien fait, après tout ! Et si on arrivait à en faire notre allié ?


-       J’en doute fort, répliqua Kebok. Ce sera l’Hiver Rouge. Torkhal n’aura pas d’allié.



Les jours passèrent. Baie-Du-Butin se vidait de ses habitants. Les rues étaient de moins en moins fréquentées, de nombreux commerces étaient fermés. Partout on barricadait les fenêtres avec de grosses planches en bois, on installait de nouveaux verrous pour renforcer les portes…


Otilia s’entraînait tous les jours. Elle s’exerçait à faire des mouvements complexes avec ses deux dagues et à escalader les bâtiments de la ville – cela pouvait toujours servir pour s’échapper ou se placer en position de tir – dont elle essayait d’ailleurs d’apprendre le plan.


Un jour qu’elle était montée sur le toit de la taverne du Loup de Mer, trois individus se jetèrent sur elle et la plaquèrent au sol.



-       Je te tiens enfin, scélérate !



La voix qui avait dit ces mots émanait d’un orc robuste dont le globe oculaire droit était masqué sous un cache-œil noir. Deux hommes plus petits et chétifs la tenaient, l’un immobilisait ses bras, l’autre ses jambes.



-       Cela fait bien longtemps que je te traque, continua Œil-de-Fer, et je vais m’assurer que tu ne t’échappes pas. Regarde la belle hache que j’ai là. Je vais te couper les deux jambes, puis nous allumerons une torche pour cautériser les plaies. Et dans moins d’une heure, nous quitterons le port de cette fichue ville pour te livrer à Firallon.


Elle se débattit, mais Jo la Tremblote et Jack la Rascasse la tenaient fermement. Œil-de-Fer approcha sa hache et la leva doucement.


-       C’est la fin de l’aventure pour toi, petite Otilia.


-       Comment ? improvisa la jeune elfe. Vous me prenez pour Otilia ? C’est une blague j’espère ? Ne me dites tout de même pas que c’est à cause de mon oreille coupée !


-       Eh bien si, précisément, répondit Jack la Rascasse.


-       Combien de fois me confondra-t-on avec elle ? dit Otilia en feignant un air exaspéré. C’est son oreille droite qui est coupée ! Alors que moi, c’est la gauche !


Les deux pirates chétifs se regardèrent. Pris de doute, ils se tournèrent vers Œil-de-Fer, qui semblait également hésiter.


-       Tu te moques de nous, gredine ? s’énerva-t-il. Tu crois pouvoir nous berner ? Jack, c’est bien toi qui lui a apporté à manger le soir où elle s’est échappée ? Dis-moi, de quel côté était son oreille coupée ?


-       Hmm… Eh bien… Je crois que c’était à gauche. À moins que… Non, attendez…


-       Tu dois être absolument sûr, Jack ! le pressa Œil-de-Fer. Si nous amenons la mauvaise personne à Firallon, je t’étripe moi-même ! Alors concentre-toi !


Jack la Rascasse supportait mal la pression, et cette menace ne fit que lui compliquer la tâche. Plus il essayait de se remémorer la scène, plus elle devenait floue. Il avait beau se concentrer, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le visage de Firallon, déformé par la colère, dans le cas où il se tromperait…


-       Alors ?


-       Hmm… Je… Je ne suis pas sûr…


Une goutte de sueur commençait à perler sur son front.


-       C’était la droite ! affirma Otilia. Tu le sais très bien. J’ai vu Otilia à la taverne la semaine dernière, et je peux te dire que c’est la droite. De toute façon, mon oreille est bien plus coupée que la sienne. Elle, il ne lui manque qu’un petit bout. Moi, c’est plus de la moitié.


-       Ah, ça, c’est vrai ! s’empressa de dire Jack, rassuré d’avoir au moins un élément de certitude. Je me souviens bien que son oreille n’était que légèrement coupée. Là, c’est beaucoup plus.


-       Mais… bégaya Œil-de-Fer. Ce n’est pas possible… Mais dis-moi, comment connais-tu autant de détails sur Otilia ?


-       Tout le monde la connaît en ville, on ne peut pas la louper. Elle a déclenché une bagarre générale à la taverne. Je peux d’ailleurs vous aider à la trouver. Si vous me lâchez.


-       Tu lui ressembles tout de même beaucoup, dit Jo la Tremblote.


-       C’est normal, je suis une elfe. Pour les humains, tous les elfes se ressemblent.


-       Voilà qui est bien vrai ! dit Jack en riant.


Œil-de-Fer hésita de plus belle. Voyant que son subterfuge fonctionnait, Otilia se revit dans le campement de la Kapitalrisk, attachée devant Krus Kiskuss. Si ce dernier savait qu’il lui avait sauvé la vie en lui coupant un autre bout de l’oreille…


-       Bon, céda Œil-de-Fer, lâchez-la. Maintenant, parle.


-       Merci. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous la verrez forcément pendant l’Hiver Rouge. Les cogneurs seront plus ivres que jamais, la ville sera sans-dessus-dessous. Otilia a l’intention de rester sur le port et d’affronter quiconque s’y risquera. Elle est vraiment folle, celle-là…


À ces mots, Otilia s’éclipsa.


-       Voilà qui est intéressant, murmura-t-il. D’habitude, il reste toujours quelques cogneurs opérationnels. Cela me donne une petite idée. Suivez-moi, vous autres, on rentre au campement pirate.



La fête du Voile d’Hiver arriva. C’était en réalité une période, qui durait deux semaines, et se terminait au lendemain du jour de l’An Nouveau. Partout sur Azeroth, l’humeur était à la fête. On se déguisait, on s’offrait des friandises, on s’invitait à dîner… Pas à Baie-Du-Butin. La ville était vide et triste.


Cinq jours avant le jour de l’An Nouveau, Mauzzag et Otilia se rendirent comme prévu au poste de cogneurs du secteur Ouest. Ils se présentèrent et furent conduits à l’intérieur. Zwawi les y attendait, entouré de plusieurs lieutenants.


-       Vous voilà ! lança-t-il joyeusement en les voyant. Le grand soir approche, vous êtes prêts ? Cela va secouer…


-       Je suis prête, répondit Otilia d’un air déterminé.


-       Tant mieux, reprit Zwawi. Mes informateurs m’ont dit que Krus Kiskuss n’avait pas l’intention de rester chez lui pendant la fête de l’An Nouveau. Je ne sais pas où il sera. Vous allez donc devoir le trouver. Bien entendu, j’ai également engagé plusieurs tueurs à gages, pour maximiser nos chances. Mais si c’est toi qui le tues, c’est encore mieux. On sait reconnaître les tueurs à gages, au Cartel, et on se demandera qui les a mandatés. Si c’est toi, personne ne me soupçonnera.


-       Et s’il quittait la ville ? demanda Otilia.


-       Impossible. Fuir l’Hiver Rouge serait une honte pour un membre du Cartel. Surtout s’il ambitionne d’être élu second. De toute façon, il ne raterait pour rien au monde un tel spectacle. N’hésitez pas à recruter des hommes de mains. Il risque d’avoir des gardes du corps, et eux ne seront pas ivres.


-       Et qu’en pensent les autres membres du Cartel ? demanda Mauzzag. Cela ne les dérange pas de savoir que leur ville va se transformer en champ de bataille ?


-       Quelques-uns s’inquiètent un peu, c’est vrai. Mais ils ont l’habitude des Hivers Rouges. Celui-là sera juste un peu plus animé que les autres. Ce ne sera pas la fin du monde. Et ils se réjouissent tous secrètement à l’idée d’admirer le spectacle depuis leurs balcons, loin dans les hauteurs, protégés par tous leurs gardes.


-       Et Si Krus Kiskuss faisait de même ?


-       Mes informateurs ne se trompent jamais. S’ils m’ont dit que Krus voulait sortir voir la scène de plus près, c’est qu’il le fera.


-       Bon, conclut Otilia. Autre chose à savoir ?


-       Non, c’est tout. Vous pouvez y aller. Tenez, j’ai quelques friandises pour vous, si vous voulez. C’est cadeau. Après tout, c’est le Voile d’Hiver ! Le Grand-Père Hiver est passé ! Ah, c’est vraiment ma période préférée… Vous savez qu’à certains endroits d’Azeroth, il y a des espèces de machines magiques qui vous changent en gnome rouge ou vert du Grand-Père Hiver ? Cela ne dure qu’une demi-heure, mais c’est bluffant !


-       Je préfère la fête des brasseurs, répondit Mauzzag. On célèbre le houblon, on boit de la bière, les cogneurs font leur travail et on ne risque pas de se faire égorger en pleine rue.



*



Dans une petite tente, le contremaître Cozzle tenait dans sa main une lettre, qu’il relisait pour la vingtième fois.


-       Ah, le fumier ! ruminait-il.


Il l’avait reçue un mois auparavant. Elle était signée du capitaine des cogneurs de Baie-Du-Butin.

Quelqu’un entra dans sa tente.



-       Vous êtes sûr de vouloir faire ça, monsieur le contremaître ? Je sais que je me répète, mais… Et si cette lettre était mensongère ?


-       Et pourquoi le serait-elle ?


-       Je ne sais pas… Peut-être que le capitaine des cogneurs est en conflit avec Krus Kiskuss. Enfin, tout de même, c’est étrange… Une lettre qui arrive de nulle part, et qui affirme sans preuve que Kiskuss est à l’origine de l’attaque des druides sur le camp du lac Nazfériti… Pourquoi Krus aurait-il fait cela ? Comment ?


-       Krus est une canaille, une fripouille, il est capable de tout. De toute façon, cela fait trois semaines que nous préparons cette riposte, on ne va pas abandonner maintenant.


-       Mais pourquoi ne pas viser simplement Kiskuss, dans ce cas ? Pourquoi voulez-vous frapper toute la ville de Baie-Du-Butin ?


-       Cette histoire était la goutte de trop. Ils sont tous pareil, au Cartel. Ils vont payer.



Le contremaître Cozzle se leva et sortit de sa tante. Il était dans un petit avant-poste construit à toute vitesse, tout près de Baie-Du-Butin. Des dizaines de cages à fauves étaient entreposées dehors. Des tigres et des panthères s’acharnaient sur les barreaux à coups de griffes et de crocs.



-       Patience, mes mignons, se réjouit Cozzle. Gardez votre énergie pour la fin de la semaine. Vous allez sortir, ne vous en faites pas !



Autour des cages, des ouvriers construisaient des charrettes. Ils faisaient la chaîne pour apporter les matériaux, sciaient le bois, assemblaient des roues…



-       Plus vite, foutus péons ! grogna Cozzle. Il ne reste que cinq jours avant l’An Nouveau. Il faut construire assez de charriots pour que toutes les cages soient acheminées vers l’entrée de la ville en une nuit !



Le second gobelin sortit lui aussi de la tente et rattrapa Cozzle.



-       Monsieur le contremaître, j’ai oublié de vous dire : je crois que nous l’avons trouvé. Le gorille le plus gros de la jungle. Il n’est pas loin d’ici.


-       Fantastique ! Quelle taille fait-il ?


-       Nos trappeurs ont rapporté que d’après la taille de ses traces, il doit bien faire cinq ou six mètres. Un véritable monstre.


-       Excellent ! Nous avons justement reçu une nouvelle charrette de munitions à produit tranquillisant, n’hésitez pas à en donner à vos équipes. Ah, si nous arrivons à capturer ce gorille, ce sera grandiose ! La ville de Baie-Du-Butin sera mise à genoux. Une cinquantaine de fauves lâchés dans les rues, tranchant et lacérant tout ce qu’ils trouvent, une créature simiesque géante brisant les murs et arrachant les fenêtres…


-       Nous aurons ce gorille, monsieur le contremaître. Certains de nos trappeurs ont fait leurs classes aux côtés du célèbre Hemet Nesingwary. Rien ne peut leur échapper.


-       Parfait, sourit Cozzle. Dans une semaine, la jungle se déversera sur la ville. Elle la frappera de ses crocs, elle la brisera. Cet Hiver Rouge s’annonce épique.



*



Sur une petite île couverte de sable et de crabes au large du Rivage Cruel, deux navires étaient amarrés. L’Amiral Firallon les inspecta rapidement. Il avait perdu son plus gros vaisseau, mais il restait au moins cela.


Il était particulièrement ardu pour un pirate de se procurer un nouveau bateau. Les artisans boucaniers pouvaient confectionner de petites embarcations sans problème, mais le campement de Firallon n’avait pas les moyens d’organiser un chantier naval de grande ampleur pour construire un véritable vaisseau. Il fallait le prendre à l’abordage.

Firallon n’était guère inquiet. Il en capturerait bien un. Il lui restait de nombreux hommes qui n’avaient pas participé à la dernière expédition et qui donc avaient manqué la bataille navale. En comptant les survivants du précédant navire, il y avait bien de quoi faire deux bons équipages.


À quelques centaines de mètres de lui, plusieurs dizaines de boucaniers festoyaient autour d’un grand feu. Un orc robuste passa devant eux, en salua quelques-uns, et se dirigea vers Firallon.



-       Capitaine ?


-       Œil-de-Fer ! Alors, tu l’as retrouvée ?



Œil-de-Fer lui raconta sa traque, puis lui parla de l’Hiver Rouge. Firallon écouta avec intérêt en caressant sa barbe.



-       Intéressant… Je n’ai participé qu’à un seul Hiver Rouge. C’était il y a vingt ans, j’étais jeune marin et j’avais décidé de faire une tournée des tavernes ce jour-là. J’ai vu deux-trois personnes s’étriper, mais ce n’était pas grand-chose. On ne m’a attaqué qu’une fois. Un ivrogne qui titubait, rien de dangereux. Je l’ai abattu d’un seul coup. Mais là, avec ce que tu m’annonces…


-       Et si on attaquait Baie-Du-Butin, capitaine ? Tous ensemble, à bord des deux navires qu’il nous reste. On arrive au port, on débarque et on massacre tout. Ils ne s’y attendront jamais. Et vous pourrez au passage vous occuper de cette jeune elfe.


-       Oui… Ce maudit Cartel Gentepression nous traque depuis trop longtemps. Un débarquement, c’est comme un abordage, mais sur la terre.


-       Je suis avec vous, capitaine, déclara solennellement Œil-de-Fer en tendant son bras vers lui, comme pour sceller un accord fraternel. Frères de la côte.


-       Frères de la côte, répéta Firallon en tendant le sien.



Les deux bras se saisirent, et l’Amiral Firallon se précipita vers les boucaniers qui festoyaient. Il leur expliqua le plan, qui rencontra un vif enthousiasme.



-       Excellente idée, capitaine ! cria Henrik Bouche-de-Morue, qui avait survécu à la bataille. C’est qu’il doit y en avoir, des maisons à piller, là-bas ! Sans les cogneurs, on aura juste à se servir !


-       Ces maudits gobelins vont connaître la fureur de la flibuste ! ajouta un autre pirate en plongeant son gobelet dans un tonneau de rhum.


-       Alors, préparons-nous dès maintenant, commanda Firallon. Commencez à inspecter les bateaux tant qu’il fait encore jour, nous avons une semaine pour faire les éventuelles réparations. Dans une semaine, la mer se déversera sur la ville. Les frères de la côte vont quitter leur île et déferler sur Baie-Du-Butin.



*



Otilia marchait dans le port. Il était désert. Les éclats de rire des fêtards, les corps des ivrognes endormis, tout cela avait disparu. Il ne restait que les loubards et les bandits, et ces-derniers se préparaient pour le grand soir. Ils restaient sobres, sortaient peu, se rassemblaient avec leurs bandes de criminels pour planifier leur Hiver Rouge.


Elle fut rejointe par deux gobelins.



-       Ça approche, dit Kebok.



On commençait déjà à voir des individus nouveaux en ville. Des inconnus qui ne parlaient à personne, arborant des armures de mailles et de plaques comme personne n’en avait jamais vues. Ils étaient là. Ils attendaient.



-       Il faudra se méfier particulièrement des tireurs et des lanceurs de sorts, dit Otilia. Mages, démonistes, chamans… Ils vont se cacher dans les coins et sur les toits. Un moment d’inattention, et hop, un éclair ou une boule de feu sort de nulle part.


-       Moi, c’est ma dernière sortie, annonça Kebok. J’ai fait des provisions, dès ce soir je me barricade chez moi et je ne sors plus jusqu’au lendemain de l’Hiver Rouge. Je rappelle que j’ai de la place, au cas où…



Otilia avait de plus en plus de mal à cacher sa peur. Mauzzag assumait la sienne, et elle l’enviait. Son anxiété augmentait chaque jour, elle était presque tentée de considérer l’offre de Kebok.



-       Nous sommes bien d’accord, avec toi et Oruk, nous allons commencer par entrer dans les entrepôts de saisie ? demanda Mauzzag. Je les ai tous repérés. Espérons que pendant ce temps, tout ce petit monde aura le temps de s’entretuer suffisamment pour libérer un peu les rues. Nous serons un groupe de trois, ce n’est déjà pas mal.


 -  ,Oui, mais il ne faudra pas non plus y rester trop longtemps. Je veux me battre, se força-t-elle à dire comme pour s’encourager elle-même.



Le jour du réveillon de l’An Nouveau arriva. Le petit groupe fit une dernière marche de repérage. Ils s’entraînaient à aller d’un entrepôt à l’autre, repéraient les petites rues cachées, optimisaient leur plan. Partout régnait un silence inquiétant.



-       On y est, dit Oruk. À minuit, les cogneurs se rassembleront dans leurs postes de garde pour festoyer, et cela commencera.


-       Cela durera combien de temps ? demanda Otilia.


-       Toute la nuit et la journée de demain, répondit Mauzzag. Puis progressivement, les cogneurs reprendront leurs esprits et se remettront à patrouiller. De toute façon, à ce moment-là, la plupart des belligérants seront morts. Au final, l’Hiver Rouge prendra plus ou moins fin tout seul. Tout le monde s’entretuera, les rues se videront à mesure que passera le temps…


-       Et le combat cessera faute de combattants.


-       Exactement.



Ces derniers jours, ils s’étaient arrangés pour changer leur cycle de sommeil afin d’être opérationnels toute la nuit. Ils se levaient en pleine après-midi et s’entraînaient à tenir jusqu’au lever du soleil.



-       La nuit sera la période la plus sauvage, expliqua Mauzzag. Les aventuriers seront en forme, enhardis par l’excitation du début. Ils attendent cet événement depuis longtemps, et ils laisseront cours à la violence la plus extrême.


-       Heureusement, nous passerons l’essentiel de la nuit dans les entrepôts de saisie, dit Oruk.


-       Mais la période la plus dangereuse, reprit Mauzzag, ce sera la journée de demain, quand viendront la fatigue et le sommeil. Et pourtant, il faudra tenir.


-       On ne peut pas se cacher et dormir un peu ? demanda Oruk.


-       Dormir où ? Toutes les maisons, toutes les auberges sont fermées et barricadées depuis trois jours. Si on s’endort dans la rue, c’est la mort assurée.


-       Mais les autres aussi seront fatigués, non ? tenta à nouveau Oruk.


-       Pas tous, intervint Otilia. Je connais bien les aventuriers. Beaucoup ont des potions qui leurs permettent d’effacer les effets de la fatigue.



En passant sur un ponton, ils croisèrent un homme encapuchonné qui marchait dans la direction opposée. Il se dirigeait vers la sortie de la ville. Frêle, recourbé, la barbe hirsute, il avait l’air inoffensif. Il avançait en s’aidant d’un bâton et fredonnait une petite chansonnette à l’auteur inconnu qui avait été composée spécialement pour l’occasion :



Si vous restez à Baie-Du-Butin,

Je vous prédis un funeste destin.

L’Hiver Rouge approche à grands pas,

Il est probable que vous n’y surviviez pas.


                                                               

Il arriva à la hauteur du petit groupe. Il les regarda un instant d’un air désolé, comme on regarde des condamnés se diriger vers le bagne. Puis il les dépassa, continua son chemin vers la sortie et reprit sa chanson :



Malheureux ! Il faut se cacher, il faut fuir !

Ou bien cette ville vous verra mourir.

Que vos murs soient solides, que vos verrous soient clos !

L’Hiver Rouge arrive, et ce sera le chaos.



Ils montèrent sur le toit d’une petite maison, ce qui leur donna une jolie vue sur la mer. Ils passèrent les dernières heures du jour à regarder le coucher du soleil à l’horizon. Il reflétait ses teintes de feu sur la mer, qui les faisaient danser au gré de sa houle. C’était peut-être les dernières couleurs qu’ils verraient. Et pour la première fois, Otilia trouva la mer magnifique.


Puis le soleil disparut. Tout devint sombre. Quand minuit arriva, le son d’une corne retentit et les cogneurs quittèrent les rues.


L’Hiver Rouge commençait.



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