Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin

Chapitre 13

6248 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/03/2023 16:57

À la demande de Mauzzag, ils avaient décidé de se laisser quelques jours de repos. Ce-dernier subit d’abord les foudres de sa femme, puis se rattrapa en lui montrant les objets qu’il avait ramassés. Après plusieurs heures de conversation, il parvint à la convaincre à moitié.



-       Bon, finit-elle par dire, mais cette fois-ci cela a intérêt à marcher ! À chaque fois, c’est la même chose. Le tableau de Nagrand devait nous rapporter gros, on te l’a volé. Puis tu m’as dit que l’héritier des poissonneries Jorris Père et Fils était prêt à payer une fortune ton petit portrait tout moche au fusain, mais qu’on t’avait saisi ton étal avant que tu n’aies le temps de le lui vendre. Je n’en peux plus !


-       Cette fois-ci, c’est la bonne, je te le promets ! L’Amiral Firallon est le pirate le plus recherché au monde, il y a son portrait partout en ville. La nouvelle de sa défaite va faire grand bruit, cette bataille deviendra célèbre. Les bourgeois s’arracheront mes objets, je te l’assure. Et sinon, dis-moi… Tu n’as pas reçu de courrier de mon ami gnome pendant mon absence ?


-       Non, toujours pas.


-       C’est ce que je craignais. Pourtant, maintenant qu’Illidan est mort, tous les aventuriers sont censés rentrer sur Azeroth…


-       Ah non, il y a du nouveau ! Il y a une île, maintenant. Au nord des Royaumes de l’Est. Je ne me rappelle plus de son nom, mais tous les aventuriers vont là.


-       Comment ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?


Mauzzag sortit en ville, alla à la taverne du Loup de Mer. Un crieur privé avait dû y passer, les gens sauraient. Il entra, s’installa au comptoir et demanda autour de lui.


-       Oui, tout à fait, confirma le patron en nettoyant ses verres, ils foncent tous vers une île au nord de Lune d’Argent.


-       L’île de Quel’Danas, précisa un client assis à côté de lui. Le crieur nous a annoncé ça hier.


-       Mais cela ne s’arrêtera jamais ? s’emporta Mauzzag. Qu’est-ce qu’ils vont bien faire là-bas ?


-       Ils pourchassent un puissant sorcier, apparemment.


-       Kael’thas Haut-soleil, ajouta le patron en continuant de laver ses verres. Il s’est réfugié dans un endroit appelé le Plateau du Puits de Soleil. Ils vont aller lui faire la peau là-bas. C’est ce que le crieur nous a dit.


-       Ouais, c’est ce qu’il nous a dit, répéta le client. Enfin, moi tu sais, toutes ces histoires, ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. Tant que je peux venir m’arracher la trogne à la taverne…


-       Ah, misère… se lamenta Mauzzag. J’attendais le retour d’un ami gnome parti en Outreterre… Il n’est pas près de revenir, je crois…


-       Oh, toi, je crois qu’il te faut un petit remontant, dit le patron. Allez, prends un petit rhum. C’est offert par la maison. Juste le premier verre, je précise.


Mauzzag descendit d’une traite le verre que le patron lui tendit.


-       Voilà ! applaudit le client assis à côté de lui. Allez, ne t’arrête en si bon chemin, reprends-en un ! Encore un p’tit verre pour s’mettre la tête cap sur d’autres horizons ! On va te le faire oublier, ton ami gnome. Allez, si tu en reprends un, je te suis.


-       Au point où j’en suis… concéda Mauzzag. Patron, encore un rhum !



Après quatre verres, il quitta la taverne. L’alcool ne lui avait pas remonté le moral.



-       L’île de Quel’Danas… Kael’thas Haut-soleil… bougonna-t-il. Je t’en foutrais, moi !



Il donna un violent coup de pied dans une carcasse de poisson puis rentra chez lui. Après une sieste pour décuver, il prit son sac rempli d’objets pirates et alla vers son magasin.


« Qu’il aille donc à Quel’Danas, pensait-il. Je n’ai plus besoin de sa marchandise gnome, j’ai de quoi vendre suffisamment là-dedans. »


Mais en arrivant à son emplacement, il eut une mauvaise surprise. Quelqu’un d’autre y était. Un gobelin avait installé quatre tables recouvertes de poissons.


-       Excusez-moi, dit-il d’une voix forte, je crois que vous êtes à mon emplacement.


-       Non, je ne pense pas, lui répondit le vendeur. J’ai acheté avant-hier un bail commercial de trois ans pour cet emplacement. Il était disponible.


-       Non, il ne l’était pas ! s’énerva Mauzzag. Je suis ici depuis vingt-quatre ans ! Alors faites-moi le plaisir de rassembler vos poissons et de déguerpir !


-       Du calme, monsieur. Je vous dis qu’il était disponible. Je vais me renseigner au bureau de commerce du Cartel toutes les semaines depuis cinq mois. Cinq mois ! À chaque fois tout est pris. Mais il y a trois jours ils m’ont indiqué que cet emplacement était libre. C’est le Cartel qui le dit. C’était le seul emplacement disponible dans toute la ville. J’y suis, j’y reste.


-       Non, vous n’y restez pas ! Ceci est mon emplacement, et j’ai bien l’intention de le récupérer ! Je ne laisserai pas le premier venu me le prendre, surtout si c’est pour y vendre des poissons ! On est à Baie-Du-Butin, bon sang ! Je pense qu’il y a suffisamment de marchands de poissons comme ça, non ?


-       Oui, mais moi c’est différent. Mes produits sont uniques. C’est le poisson le plus frais de la ville. Comme vous pouvez le voir à cette bonne odeur, j’apporte une fraîcheur nouvelle qui...


-       Cette bonne odeur ? Ça pue la vieille morue à trois kilomètres !


Le vendeur de poisson, piqué au vif, vint coller son visage à celui de Mauzzag d’un air menaçant.


-       Qu’est-ce que tu as osé dire ? Il n'est pas frais, mon poisson ?


-       Regarde donc par toi-même, gros balourd ! fit Mauzzag en empoignant une truite et en l’écrasant sur le visage de son interlocuteur.


Les deux gobelins s’empoignèrent violemment. Les marchands voisins accoururent pour les séparer.


-       Calmez-vous, enfin ! dit une humaine en attrapant Mauzzag par les bras. Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Quel genre de sauvage peut bien se battre pour une histoire de poisson pas frais ? Ils sont fous ces gobelins…


Tandis que l’on tirait Mauzzag le plus loin possible, il continuait de crier et d’insulter le marchand en se débattant.


-       Espèce de sac à boue ! Vire ta poiscaille moisie de mon emplacement !


Ce raffut attira l’attention de deux cogneurs qui passaient par là. Mauzzag se calma instantanément et partit. Il se força à rester silencieux mais rageait intérieurement.


« Ah, les chiens galeux ! Ils ont vendu mon emplacement ! Est-ce que cela s’arrêtera un jour ? »


Il n’eut pas le courage de rentrer l’annoncer à sa femme. Il alla à la taverne du Loup de Mer et chercha Otilia. Il ne la trouva ni au rez-de-chaussée ni à l’étage, alors il alla voir les chambres. Après avoir toqué à six portes, il tomba sur elle.



-       Je n’ai plus besoin de me reposer, lui dit-il de but en blanc. Je veux aller à l’entrepôt de Krus Kiskuss dès maintenant. Et si je n’y trouve pas mes marchandises, j’y fouterai le feu, pardi !


-       Eh bien, quel enthousiasme ! Cela fait plaisir ! Bon, on y va quand ?


-       Quand tu veux. Laisse-moi juste ce soir pour trouver quelques bras en plus, et c’est parti. Dis-moi un jour. Demain, après-demain… Je te laisse le choix dans la date.

Ils décidèrent d’y aller le lendemain à la nuit tombée. Mauzzag se précipita dans les tavernes interlopes de la rade à la recherche de Kebok. Il ne le vit pas, mais il réussit à recruter Oruk. C’était mieux que rien.


Le lendemain soir, tous trois se retrouvèrent devant l’Ancienne Capitainerie. Mauzzag sortit le petit plan.



-       C’est un peu en hauteur, derrière la Tannerie du Grand Sud, dit-il à Otilia et Oruk.



Ils arrivèrent rapidement à l’adresse. Il y avait en effet un petit entrepôt. Otilia repéra une faiblesse sur le toit. Comme le bâtiment était bas, ils montèrent facilement – bien qu’il fallût porter et même lancer Mauzzag jusqu’en haut.


Oruk sortit de son sac deux petites scies. Il en donna une à l’elfe et tous deux se mirent au travail. Une petite ouverture fut taillée et ils s’engouffrèrent. Comme il faisait noir, Oruk sortit de quoi allumer deux petites torches.


Autour d’eux, il y avait principalement des matériaux de construction. Mauzag ne trouva malheureusement pas ses marchandises. Mais en longeant le mur, il vit des barreaux en fer. Derrière eux, une petite pièce close.



-       On dirait une prison, dit-il à ses deux compères.


-       Cela ne m’étonne pas, répondit Oruk. Chaque membre du Cartel a ses petites cellules privées et secrètes en plus de la prison officielle. Ah, mais il y a un gobelin qui dort dedans… Mais c’est Kebok !


Il s’était exprimé si fort que cela réveilla le prisonnier.


-       Oruk ? Mauzzag ? s’exclama-t-il. Vous êtes venus me délivrer ! Je n’en reviens pas ! Je vous revaudrai ça !


-       Heu… Oui, effectivement, on est venus pour te délivrer ! répondit Oruk. Pour cela, et rien d’autre. Mais pourquoi es-tu ici ?


-       Oh, disons que j’ai oublié de payer quelques commissions ici et là… Et je ne l’ai même pas fait exprès. J’ai mal fait mes calculs. Il y a tellement d’impôts et de pots-de-vin, on s’y perd…


-       Je suis bien d’accord, confirma Mauzzag. Il m’arrive aussi de me tromper, surtout quand il s’agit des impôts. On n’est jamais très fort pour ce calcul.


-       Quelqu’un arrive ! s’inquiéta Otilia. Cachez-vous derrière les rondins de bois, éteignez les torches !


En effet, bientôt la porte s’ouvrit. La jeune elfe reconnut la voix de Krus Kiskuss. Elle serra le manche de ses dagues, mais les voix autour de lui indiquaient qu’il était accompagné d’un grand nombre de personnes. Des orcs entrèrent dans l’entrepôt en portant des poutres en bois.


-       Mettez-les sur la gauche, ordonna Krus Kiskuss.


C’était précisément sur la gauche que se trouvaient les trois compères. Mais les orcs étaient trop occupés à porter les poutres et à se plaindre pour les remarquer.


-       Nous faire porter des matériaux en pleine nuit… grommelait l’un. Pour le même salaire, bien entendu…


-       Oui, bien entendu… appuyait un autre.


-       Allez, du nerf ! s’agaça Krus Kiskuss. Il reste du travail, il y a les tonneaux à charger !


-       Pfff… Du travail, encore du travail…


Les orcs posèrent les poutres et allèrent chercher les tonneaux. Au bout de quelques temps, ils purent rentrer chez eux. Krus resta, avec un autre gobelin et quelques gardes du corps.


-       Bon, concernant notre petite affaire, expliqua Krus, il faudrait passer à l’action la semaine prochaine. Il y aura une grande vente d’objets de décoration à L’Ancienne Capitainerie. Il y sera.


-       Vous êtes sûr de vouloir faire cela ? s’enquit le gobelin qui l’accompagnait. Zwawi est tout de même le chef des cogneurs de Baie-Du-Butin, ce n’est peut-être pas très prudent de s’en prendre à lui…


-       Et alors ? Techniquement, je suis plus élevé que lui au sein du Cartel. Certes, avoir le chef de la police pour ennemi n’est jamais sans risque. Mais le jeu en vaut la chandelle. Te rends-tu compte que j’ai une petite chance d’être nommé second du Cartel ? Juste en-dessous du Baron Revilgaz ! Rien que cela ! Cela revient presque à en prendre le contrôle. Tout le monde semble être de mon côté, sauf lui. Alors je dois le discréditer. Il ne saura même pas que cela vient de moi.


-       Alors soit. Nous exécuterons le plan la semaine prochaine. Tous les papiers compromettants sont dans la statue. Mais mes équipes ont quelques doutes… Cette statue est vraiment très laide. Un gros chien peint entièrement en jaune canari… Zwawi n’en voudra jamais chez lui.


-       Si, si, fais-moi confiance, affirma Krus. Zwawi est un idiot. Il sait qu’il a une réputation de brute – amplement méritée – suite à ses méthodes à la tête des cogneurs, alors il veut se rattraper en achetant des pseudo-objets d’art pour se distinguer. Des lapins rouges, des ours verts… Il croit que cela fait de lui quelqu’un de raffiné… Quel tocard. Si ton faux vendeur lui présente les arguments que je lui ai indiqués, Zwawi l’achètera.


-       Bon, si vous le dites. Mais il y a encore une chose… Comment comptez-vous vous y prendre pour que les cogneurs fouillent sa maison et trouvent les pièces compromettantes ? Ils ne vont pas perquisitionner leur chef !


-       Ne t’en fais pas, c’est moi qui me charge de cette partie-là. Si une accusation est suffisamment grave et publique, le Cartel peut ordonner une descente de cogneurs sans passer par Zwawi. J’attendrai la grande assemblée annuelle, dans trois mois. Ah, comme j’ai hâte qu’ils explosent cette statue et qu’ils y trouvent ces papiers !



Ils quittèrent l’entrepôt et fermèrent la porte. Les trois individus cachés dans l’ombre attendirent en silence qu’ils se soient suffisamment éloignés.



-       Eh bien, dit Kebok, c’est qu’on apprend des potins intéressants ! Et, sinon… Vous pouvez me libérer, maintenant ?


-       Tu as entendu ça, Mauzzag ? s’exclama Otilia. Je crois qu’on tient enfin notre moyen d’atteindre Krus Kiskuss !


-       Ah ? Non, je t’avoue que je ne vois pas comment.


-       C’est simple ! Nous allons prévenir ce Zwawi du sale coup que lui prépare Krus, et nous lui proposerons de l’éliminer pour lui. S’il est vraiment le chef des cogneurs de Baie-Du-Butin, il pourra nous faciliter la tâche !


-       S’il veut le tuer, il enverra simplement ses cogneurs, tu ne crois pas ?


-       Qu’il les envoie, alors, tant que je peux les accompagner pour assister à sa mort. Et lui cracher une dernière fois au visage.


-       Oui, ce plan me paraît pas mal ! appuya Kebok, toujours appuyé sur les barreaux de sa prison. Et, du coup… La clé de la cellule se trouve là, sur le tabouret… Si quelqu’un peut…


-       Et qui te dit qu’il nous croira ? se méfia Mauzzag. Qui te dit qu’il ne nous fera pas exécuter sur-le-champ ? Il paraît qu’il a des méthodes de brute…


-       C’est ça ou rien ! s’agaça Otilia. Il faut essayer. Tous les jours je vais regarder mon reflet dans la mer et je vois mon oreille coupée. Elle ne repoussera jamais, Mauzzag. Tu comprends cela ? Jamais ! Je dois me venger, quitte à tout tenter !


-       C’est la plus grosse clé du trousseau, tenta à nouveau Kebok. Vous ne pouvez pas la louper. Il suffit juste de la prendre et de…


-       Et mon magasin ? rappela Mauzzag. En quoi ton plan me rend-il mon magasin ?


-       Eh bien, répondit Otilia, tu ne m’as pas dit que c’était les cogneurs qui avaient saisi tes marchandises ? Si ce Zwawi en est le chef, il pourra les retrouver sans problème !


-       C’est vrai, bien vu, admit Mauzzag. En revanche… Comment va-t-on faire pour s’adresser à Zwawi ? Et pourquoi accepterait-il de nous parler ?


-       Moi, je peux vous arranger une petite entrevue, intervint Kebok.


Tous deux se retournèrent.


-       Tu peux faire ça, toi ? demanda Mauzzag.


-       Oui, je peux. Tu sais, je traîne depuis longtemps dans des affaires un peu louches. Principalement de la contrefaçon. Oh, ce n’est pas grand-chose, mais cela m’a amené à traiter avec des gens qui vont bien plus loin. Et à un certain niveau d’implication dans les activités illégales, il est indispensable d’être en termes complices avec le chef des cogneurs. En passant par eux, je peux vous aider à rencontrer Zwawi. Mais bon, pour cela… Il faudrait que je sorte de cette prison.


Mauzzag se précipita sur le tabouret, prit la clé et ouvrit la cellule.


-       Merci, dit Kebok. Bon, je ne vous promets pas la lune non plus, mais… Si Zwawi est à la grande foire d’objets de décoration de l’Ancienne Capitainerie, je peux sûrement vous obtenir un petit moment avec lui.



Comme ils n’avaient plus rien à faire dans l’entrepôt, ils rentrèrent tous chez eux. Quelques jours plus tard, ils se retrouvèrent à la taverne du Loup de Mer.



-       Il nous accordera vingt minutes lors de la foire, leur annonça Kebok. On se présentera à lui et il nous écoutera.



Le jour de la foire arriva. Otilia, Mauzzag et Kebok se rassemblèrent à l’entrée de l’Ancienne Capitainerie. La foire avait déjà commencé. Ils se faufilèrent parmi la foule pour essayer de trouver Zwawi. Seul Kebok savait à quoi il ressemblait, alors ils le suivirent. Ils se dépêchaient pour le trouver avant qu’il n’achète la statue piégée.

Zwawi se trouvait au fond du bâtiment. Il regardait avec intérêt les différents objets qui se présentaient à lui, secondé par un conseiller expert en art. Son regard s’attarda sur un modèle de chien entièrement peint en jaune.



-       Très cher monsieur, je vois que vous avez remarqué mon objet d’art ! lui dit le vendeur. Vous avez l’œil, vous ! Cette statue est absolument unique.


-       Ce n’est qu’un chien peint en jaune, dit le conseiller de Zwawi. Il n’est pas particulièrement beau.


-       C’est de l’art ! répliqua le vendeur. C’est moderne. Un énorme chien jaune au milieu de votre salon, voilà qui prouve que vous avez du caractère, que vous cassez les codes ! Cela prouve à tout le monde que vous avez du goût, que vous êtes un vrai amateur d’art.


-       Tout de même, continua le conseiller. Monsieur Zwawi, en tant que fidèle conseiller, je ne peux m’empêcher d’exprimer ma réserve. C’est plutôt laid. Et très cher.


-       Laid et cher ? protesta le vendeur. Mais qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que l’argent ? Tout cela n’est-il pas subjectif ? Le tout-venant se contenterait d’objets à la beauté classique, à un prix classique. Mais vous, monsieur, vous êtes au-dessus de cela. Votre goût et votre raffinement sont supérieurs. Vous êtes le genre de personne qui a un chien jaune dans son salon. Car vous savez apprécier l’art. Et casser les codes.


-       C’est bon, n’en dites pas plus, intervint Zwawi. Je le prends.


-       Vous êtes sûr, patron ? protesta son conseiller.


-       Oui. Il faut savoir décider vite. J’ai déjà passé suffisamment de temps ici. Et le temps, c’est de l’argent.

Kebok et les autres avaient du mal à avancer parmi la foule. Il fallait jouer des coudes et s’imposer. Le gobelin aperçut Zwawi et se dirigea vers lui, non sans se faire bousculer plus d’une fois, suivi de Mauzzag et Otilia.



Kebok arriva au niveau de ses gardes du corps. Ces-derniers, voyant bien qu’il ne s’agissait pas d’un marchand, lui bloquèrent le passage et lui firent injonction de se présenter et de dévoiler ses intentions.



-       Je suis Kebok. Je vous remercie de signifier ma présence au capitaine des cogneurs, nous avons convenu de nous rencontrer aujourd’hui.

Ils transmirent le message et Zwawi ordonna de les laisser passer.


-       Faites vites, leur dit-il fermement.


-       J’irai droit au but, se lança Mauzzag. Nous avons la preuve que Krus Kiskuss vous a tendu un piège pour vous discréditer auprès du Cartel.



Zwawi prit tout de suite Mauzzag au sérieux. Les coups bas étaient fréquents au sein du Cartel, et il arrivait qu’ils soient déjoués in extremis suite à l’intervention d’un informateur sorti de nulle part. Un ennemi d’ennemi, un membre du complot qui retournait sa veste… Tout était possible. Zwawi ne négligeait jamais une nouvelle source d’information.



-       Je vous écoute.


-       Krus Kiskuss a placé des documents compromettants dans une statue, continua Mauzzag. Un complice sera chargé de vous la vendre. C’est un gros chien peint en jaune canari. Si vous le voyez, ne l’achetez pas !


-       Ah, c’est embarrassant… Je l’ai acheté il y a vingt minutes. Mes domestiques sont en ce moment-même en train de l’emporter chez moi.



Zwawi leur réclama plus de détails et ils restituèrent aussi fidèlement que possible la discussion qu’ils avaient interceptée.



-       Bon, conclut le capitaine des cogneurs, je ne vois qu’une chose à faire. Nous allons immédiatement rentrer chez moi et ouvrir cette statue. Vous allez venir avec nous, tous les trois. Et j’aime autant vous dire que vous avez intérêt à dire vrai.



Ils quittèrent l’Ancienne Capitainerie et se mirent en chemin. Kebok, Mauzzag et Otilia, entourés de gardes du corps, n’avaient d’autre choix que de les suivre. Zwawi habitait dans les hauteurs de la ville, comme tous les membres du Cartel. Ils entrèrent dans une imposante maison aux murs décorés de dorures et dont le jardin offrait une vue somptueuse sur la mer.


Le salon était magnifique. Paré de coquillages de tous les côtés, muni de larges fenêtres d’où on pouvait regarder l’océan, il créait une ambiance marine véritablement envoûtante. Plusieurs modèles réduits de voiliers étaient entreposés sur des meubles et des tables basses.


Trois éléments venaient cependant gâcher ce superbe décor. Trois statues. Un ours peint en vert, un lapin rouge, et le fameux chien jaune. Elles traînaient là, au milieu, gâchant l’harmonie de la pièce, agressant l’œil des visiteurs par leur couleur vive et leur absence totale de beauté.



-       Bon, dit Zwawi. Que quelqu’un aille chercher une scie. Nous allons ouvrir cette statue. Vous vous rendez compte que s’il n’y a rien, je ne pourrai pas vous laisser partir. Vous pourriez être de faux informateurs, faire partie d’un complot destiné à monter Krus Kiskuss et moi l’un contre l’autre... Je serais donc obligé de vous torturer pour faire cracher le morceau. Qui plus est, j’aurais découpé ma toute nouvelle statue à cause de vous, et cela me mettrait très en colère.



Les gardes du corps qui les entouraient furent rejoints par d’autres. C’était plus de vingt gobelins armés qui les encerclaient désormais. L’élite des cogneurs de Baie-Du-Butin. Trois autres étaient positionnés au fond de la pièce et versaient de la poudre à canon dans leurs espingoles. On commença à scier la statue.


Mauzzag fut envahi d’un vilain doute. Après tout, il n’avait pas vu l’intérieur de ce chien. Puis une idée folle le traversa. Une idée ridicule, impossible, mais dont il n’arrivait pas à se défaire. Et si Krus Kiskuss avait menti ? Et si, encore plus ridicule, il avait su que Mauzzag l’observait dans l’entrepôt ce soir-là, et avait tout inventé pour le mettre dans cette situation ?


La statue fut coupée en deux. Zwawi plongea sa main à l’intérieur. Mauzzag retint sa respiration. Le capitaine des cogneurs tâta un peu, et fronça les sourcils en regardant Mauzzag. Ce-dernier faillit s’évanouir. Puis il sortit lentement sa main. Elle était pleine de papiers.



-       Eh bien, il semblerait que vous ayez dit vrai ! Alors, qu’avons-nous là ? Hm… Des fausses lettres qui m’inventent une correspondance, on dirait. Voyons… Tiens, j’apprends que je suis en train d’organiser un complot pour renverser le Cartel. Comme c’est crédible ! Ah, Krus Kiskuss, vieux coquin rabougri ! Tu pensais vraiment que cela allait fonctionner ?


Zwawi parcourut toutes les lettres.


-       Ah, quelle fripouille ! Je savais que sa fourberie n’avait aucune limite, mais de là à imaginer ça… Vieux carambouilleur, tu vas me le payer ! Quant à vous, je reconnais que vous m’avez été utiles. Je suis désormais votre allié.


-       Merveilleux ! se réjouit Mauzzag. Si je puis vous demander un tout petit service… Je suis commerçant, et ma marchandise a été saisie par les cogneurs il y a quelques semaines. Très probablement à la demande de Krus Kiskuss. Cela vous dit-il quelque chose ? Y aurait-il moyen de les récupérer ?


-       Oh, je fais régulièrement des choses ce genre pour rendre service à des collègues du Cartel, j’ai probablement dû le faire pour Krus Kiskuss. En revanche, il y a de grandes chances que ta marchandise ait été détruite. Ou jetée à la mer. Enfin, je peux toujours essayer de faire le tour de mes entrepôts de saisie, on ne sait jamais. Je m’occupe d’abord de Krus Kiskuss, et ensuite on verra.


Mauzzag blêmit. Ses réserves s’épuisaient de plus en plus. Il n’osait pas faire le calcul exact, mais il était possible qu’il perde sa maison d’ici quelques semaines.


-       Et aussi, il y a une histoire d’emplacement commercial… tenta-t-il. Ils ont loué mon emplacement à un autre marchand, et il n’y en a aucun autre dans toute la ville…


-       Ah, ça je n’y peux rien. Je ne m’occupe que des cogneurs. L’organisation de la vie économique de Baie-Du-butin, c’est plutôt le domaine de Krus.


-       J’ai moi aussi une petite requête, intervint Otilia. J’aimerais m’occuper de Krus Kiskuss moi-même. J’aurais juste besoin que vous créiez une occasion.


-       Pas de problème, cela m’arrange. Si mes cogneurs sont impliqués, on saura que cela vient de moi. Je vais te la créer, ton occasion ! Faites quérir mon administrateur en chef, dit-il à un de ses majordomes.


-       Tout de suite, répondit ce-dernier. Je crois qu’il se trouve actuellement dans l’entrepôt de saisie du secteur Sud, j’y vais de ce pas. Je reviendrai avec lui dans deux heures.



En attendant, il fit visiter son salon à ses trois nouveaux alliés. Il s’étendait avec fierté sur l’histoire de chaque objet. Un globe terrestre sur trépied, une grande malle de voyage maritime, un sextant… Puis il ouvrit une armoire et sortit le clou de la visite.



-       Une authentique lettre de marque ! s’exclama-t-il, surexcité. Comme je vous l’ai dit, avant d’entrer au Cartel, j’étais armateur de bateaux dans la marine marchande. Ma société s’appelait la Compagnie du Kalimdor Oriental, car je commerçais surtout avec Durotar, les Millepointes, Tanaris et les Tarides. Quand la guerre entre l’Alliance et la Horde a éclaté, je me suis essayé à la guerre de course.


-       Vous avez donc été corsaire ? demanda Kebok, admiratif.


-       Techniquement oui, mais je n’étais que l’armateur, je restais à terre. J’ai obtenu cette lettre de marque signée de la main du roi de Hurlevent, j’ai recruté un équipage un peu plus guerrier, et hop, voilà mon navire devenu corsaire ! Comme j’étais fier ! Mon équipage a fait plusieurs prises au large de Durotar. Les orcs sont vraiment piètres marins.


« Une lettre signée de la main du roi de Hurlevent… pensa Mauzzag. Voilà qui pourrait se vendre très, très cher. Si, par le plus grand des hasards, je pouvais la subtiliser… »


-       J’ai cependant dû arrêter, continua Zwawi. Cela déplaisait à l’amirauté du Cartel. Cela contrevenait à sa politique de neutralité. Désormais, plus aucun armateur ne pratique la guerre de course à Baie-Du-Butin.


Zwawi rangea la lettre de marque dans l’armoire, qu’il ferma à double tour. Otilia, n’y tenant plus, lui demanda quel était son plan pour abattre Krus Kiskuss.


-        Comme vous le savez, répondit-il, c’est bientôt la fin de l’automne. Dans un peu plus d’un mois, nous célébrerons la fête du Voile d’Hiver. Il arrive qu’à cette occasion, mes cogneurs boivent un peu trop. On les retrouve à décuver dans la rue, à dormir par terre au lieu de faire leur travail. Certains en profitent pour s’entretuer en toute impunité. Cette année, je vais m’arranger pour amplifier le phénomène.


Mauzzag et Kebok se regardèrent. Ayant tous les deux grandi à Baie-Du-Butin, ils connaissaient bien cet événement. À chaque fois, pendant la période du Voile d’Hiver, les cogneurs s’octroyaient un soir de beuverie – souvent le réveillon de l’An Nouveau – qui devenait l’occasion de tous les règlements de compte au sein de la petite pègre. Les aventuriers de la Horde et de l’Alliance en profitaient aussi pour s’affronter. Lorsque l’on était simple commerçant, on ne risquait en revanche pas grand-chose. Il suffisait de rester chez soi.


Le majordome revint avec l’administrateur en chef. C’était lui qui était chargé de l’entretien des installations et de l’approvisionnement des cogneurs, autant en armes qu’en nourriture.



-       Ah, te voilà, dit Zwawi. Commande-moi vingt-cinq caissons de rhum explosif pour la période du Voile d’Hiver. Mes cogneurs ont bien travaillé cette année, ils méritent de s’amuser un peu.


-       Vingt-cinq caissons ? répéta l’administrateur en chef. Il n’y en a jamais eu autant. Est-ce bien raisonnable ? Vous savez ce qu’il se passe dans les rues, en général, quand les cogneurs sont ivres…


-       C’est précisément l’objectif. Tiens, rajoutes-en moi encore cinq. J’en prendrai peut-être une bouteille ou deux pour mon réveillon. À Baie-Du-Butin, le rhum, c’est comme le gras : c’est la vie !


-       C’est pas faux.



Pendant qu’ils discutaient, personne ne faisait attention à Mauzzag. Ce-dernier fit quelques pas dans le salon. Il n’allait bien évidemment pas tenter de voler la lettre de marque de Zwawi, ce serait de la folie. Il prit tout de même plaisir à l’imaginer trôner sur son étal au milieu des pistolets et couteaux pirates. Sur un meuble bas, des dizaines de petites figurines de bateaux étaient entreposées, un peu en désordre. Mauzzag en mit une dans sa poche.


Kebok, Otilia et Mauzzag furent congédiés pour le moment. Zwawi leur indiqua de se présenter au poste de cogneurs du secteur Ouest cinq jours avant l’An Nouveau pour recevoir plus de détails. Il fallait donc encore attendre un mois.


Otilia était satisfaite, mais les deux gobelins ne cachèrent pas leur inquiétude. Le réveillon de l’An Nouveau était un mauvais moment à passer pour les habitants de Baie-Du-Butin, mais il n’était jamais arrivé que la totalité des cogneurs de la ville soient ivres en même temps. Cette année-ci, cela serait le cas. La violence se déchaînerait dans les rues comme jamais auparavant.



-       Tu ferais mieux de t’entraîner le plus possible au cours du mois qui vient, dit Mauzzag à Otilia. Le Voile d’Hiver s’annonce sanglant.



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