Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin

Chapitre 12

2201 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 12/03/2023 18:53

Sur une petite embarcation à une voile, trois individus étaient en train de s’amarrer à un ponton en bois du lac Nazfériti. Le chef du groupe descendit, c’était un orc imposant au visage cabossé. Les deux humains, bien plus petits et chétifs, le suivirent.


Œil-de-Fer regarda autour de lui. Le camp de la Kapitalrisk était sans-dessus-dessous. Il avança et interrogea un gobelin assis par terre, la tête dans les mains. C’était le contremaître Cozzle.



-       Qu’est-ce qu’il s’est passé, ici ?


-       Nous avons été attaqués. Des druides venus tout droit d’Orneval, apparemment. Nous les avons repoussés, mais à quel prix… Il va nous falloir des mois pour remettre le chantier en état.


-       Avez-vous vu une elfe à l’oreille coupée nommée Otilia ?



Le contremaître Cozzle ne lui révéla pas grand-chose. Il n’avait pas l’énergie de se lancer dans un long récit. Il lui dit simplement qu’elle était partie par le fleuve vers Baie-Du-Butin, et s’éclipsa.



-       Bon, les gars, on remonte sur le bateau. Ah, petite Otilia, tu me donnes du fil à retordre. Mais je te trouverai.



*


Sur le pont de la frégate régnait une triste ambiance. On évaluait les dégâts du navire, on évacuait les blessés, on comptait les morts. Les corps de pirates étaient immédiatement jetés par-dessus bord. Mauzzag était sorti de la cale où il se cachait et avait accouru sur la proue. Il faisait de grands signes à l’une des deux goélettes qui se dirigeaient vers la frégate pour faire leur rapport au commandant.


-       Ohé, du bateau ! cria-t-il. Je dois aller sur le grand navire, là-bas ! Prenez-moi avec vous !


Il insista tant que la goélette s’arrêta. Le quartier-maître le fit monter à bord et l’emmena sur la frégate. Aussitôt sur le pont, Mauzzag se mit à ramasser tout ce qu’il trouvait. Il ne ciblait que les corps de pirates, auxquels on ne faisait guère attention. Un petit couteau par-ci, un bandana de forban par-là… Il en profitait également pour leur faire les poches.


Redescendue de la hune, Otilia s’était assise sur le cabestan. Elle avait ramassé le chapeau tricorne de l’Amiral Firallon et l’avait posé sur sa tête. Elle était à la fois contrariée d’avoir laissé le vertige s’emparer d’elle et fière de l’avoir surmonté.


« C’est un point à améliorer, se dit-elle. Je dois m’habituer à la hauteur. Mais, en-dehors de ça, quelle bataille ! »


Le commandant Orléo Beaurandal faisait le tour du navire pour remonter le moral de ses troupes.



-       Mon commandant, nous avons essayé d’abattre au mousquet le chef pirate depuis le pont, mais impossible de le toucher, lui dit un quartier-maître. Il s’est accroché à un tonneau de vin et a dérivé vers le large. Avec un peu de chance, il mourra de faim en mer, comme le reste des survivants pirates.


-       Je ne pense pas, répondit Beaurandal. Le vent a changé de sens, et va les ramener vers la côte. Ils arriveront en pleine jungle, mais ils arriveront à rejoindre leur camp.


-       Mais ils ont perdu leur navire.


-       Ils en ont d’autres. Tant qu’il vivra, Firallon continuera à infester les mers. Rassemblez les gabiers et dites-leur de remplacer les voiles déchirées.



Le quartier-maître se mit en route et trébucha sur une espingole. La tête de mort gravée sur le manche trahissait son appartenance à un pirate, ce qui suffisait pour qu’aucun matelot du roi n’accepte de la ramasser pour la réutiliser. Il donna un violent coup de pied dedans.



-       Saleté ! Le simple fait de voir ce genre d’objet sur mon navire me rend malade.



Mauzzag surgit devant lui, un grand sourire aux lèvres.



-       Vous avez bien raison, matelot ! lança-t-il. Laissez-moi vous en débarrasser.


-       Qu’allez-vous en faire ?


-       Je… Je vais le jeter par-dessus bord, pardi !


-       Alors pourquoi venez-vous de le mettre dans un sac rempli d’objets pirates ?


-       Hm ? Ah, eh bien… C’est pour les jeter tous par-dessus bord en même temps.



Le commandant alla finalement voir Otilia. Elle lui raconta toute son histoire. Sa flotte se dirigeait vers Hurlevent, mais il accepta de faire un détour pour la déposer à Baie-Du-Butin. Au bout d’une heure de réparations, le navire fut en capacité d’appareiller correctement. Ils sabordèrent le vaisseau pirate pour éviter qu’il ne soit repris et firent voile vers le Sud.


Pendant le trajet, Otilia s’entraîna à grimper sur les cordes. Elle prenait soin de regarder le vide le plus souvent possible pour s’habituer. Autour d’elle, les gabiers s’affairaient. Elle était fascinée par ces intrépides matelots, accrochés aux cordages jusqu’à plus de dix mètres de hauteur, sautant de cordes en mâts sans la moindre peur, tirant savamment sur des treuils et des poulies enchevêtrées de manière incompréhensible, s’encourageant avec des chants marins…


Et quelle vue on avait, là-haut ! Les vagues semblaient toutes petites, on voyait le reste de l’équipage travailler sur le pont comme des fourmis… Entourée de mouettes qui volaient à sa hauteur et qui criaient à pleins poumons, Otilia se dit que si elle avait été matelote, elle aurait voulu être gabière.


En allant dans sa cabine, Orléo Beaurandal croisa le sous-lieutenant.



-       Encore félicitations pour votre première victoire aux commandes d’une flotte, commandant ! On parlera de cet exploit dans tous les salons de Hurlevent, je vous le dis. Votre manœuvre en début de bataille a été déterminante, vous leur avez merveilleusement barré le T ! Réussir à le faire si bien dès votre première bataille, c’est impressionnant.



Orléo avait du mal à cacher sa fierté. Il entra dans sa cabine et laissa s’échapper un soupir de plaisir. Il ouvrit son coffre et ne résista pas à l’envie de sortir son livre préféré, qui lui avait appris tant de choses sur la marine quand il était jeune mousse – notamment à barrer le T – et grâce auquel il avait pu monter en grade si vite.


Il caressa de la main la première de couverture pour enlever la poussière, dévoilant ainsi le nom de l’auteur : « Meldazor ».


-       Allez, je vais me le relire une fois encore, dit-il en souriant.


*


Ils arrivèrent à Baie-Du-Butin à la tombée du soir. Otilia et Mauzzag descendirent, les remercièrent une fois de plus et prirent congé.


-       Bon, dit Otilia, nous avons survécu. Mais nous avons perdu toute trace de Krus Kiskuss. Il doit être chez lui, entouré de dizaines de gardes. Je ne sais pas si nous aurons une chance de l’atteindre. Et encore moins de retrouver tes marchandises.


-       Nous avons toujours ceci, rétorqua Mauzzag en sortant une feuille de papier.


-       Ah, mais c’est l’adresse de l’atelier en ville dont il a parlé à Cozzle ! Tu as pris le temps de la ramasser ? Bien joué ! Peut-être que tes marchandises y sont. Mais dis-moi, quel est ce sac que tu tiens là ? Tu ne l’avais pas hier.


-       Oh, ça ? Ce n’est rien, juste quelques objets sans valeur que j’ai ramassés. Bon, tu veux aller faire un tour dans cet atelier, alors ? Peut-être que Krus y va de temps en temps. Il y a quelque chose à tenter. Enfin, pas ce soir, il faut que je me repose.


Otilia acquiesça. Ils marchèrent un peu sur la rade, et Mauzzag s’assit sur le bord pour regarder le coucher du soleil. Cette vue l’inspira et lui rappela un petit poème qu’il avait appris il y a longtemps. Il rassembla ses souvenirs et récita :


Quitter la terre et prendre la mer,

Naviguer au loin vers d’autres rives.

Se précipiter au port pour monter à bord,

Attends-moi, horizon, j’arrive !

 

-       Hé, mais je les connais, ces vers ! réagit Otilia. Ils viennent d’un roman d’aventures de Meldazor. Son tout premier, si je ne me trompe pas. Il est sorti quand j’avais six ans, c’est la première histoire que j’ai lue toute seule. Ah, que de souvenirs ! On connaît Meldazor pour ses récits d’exploration, mais très peu pour ses poèmes. C’est dommage.


En restant debout, elle regarda elle aussi vers la mer.


-       Ah, quelle bataille mémorable… fit-elle en souriant. Je ne l’oublierai jamais.


Un individu s’approcha d’eux, une bouteille à la main. C’était un elfe de sang. On en voyait très rarement à Baie-Du-Butin.



-       Ah, tiens, des compagnons de boisson ! lança-t-il joyeusement. Salut à vous, camarades ! Vous voulez un peu de rhum ?


-       Eh bien, après tout ce que je viens de vivre, je ne dirais pas non ! répondit Otilia.


Elle prit la bouteille et avala de grandes lampées. En la voyant ainsi, debout sur la rade avec deux dagues à sa ceinture, un chapeau tricorne sur la tête et une bouteille de rhum à la main, n’importe qui aurait pu la prendre pour une authentique pirate.


-       Je me suis battue contre des elfes de sang dans la Péninsule des Flammes Infernales, dit-elle. Je préfère que vous le sachiez.


-       Bah, moi aussi je me suis battu contre l’Alliance, mais ici cela ne compte pas. On est à Baie-Du-Butin. La guerre s’arrête à l’entrée de la ville.


-       Regardez-moi ce coucher de soleil, intervint Mauzzag en prenant la bouteille de rhum. Je ne suis pas marin, mais je dois dire qu’il n’y a rien de plus beau qu’admirer l’horizon, en particulier depuis un bateau. Vous n’êtes pas d’accord ?


-       Non, répondit fermement Otilia. Ce que j’aime voir au loin, quand je suis sur un bateau, c’est le port. Cela signifie que nous arrivons à destination et que je vais pouvoir descendre. Quand je vois l’horizon, c’est que le trajet est encore long.


-       Certains disent que c’est précisément cela qui est beau.



Otilia ne répondit pas. Son mal de mer n’était toujours pas revenu. Ni au cours de la bataille, ni après, ni même pendant qu’elle était captive dans la cale. Cela changeait beaucoup de choses. Elle ne voyait plus la mer de la même manière. Elle ne l’oppressait plus. Et il fallait bien admettre que ce soleil couleur rouge feu, ce ciel jaune et rose qui se reflétait sur les flots, ce n’était tout de même pas mal.



-       Allons, dit l’elfe de sang, ce n’est pas grave si tu n’aimes pas la mer. Cela peut changer à tout moment. C’est une passion qui vous prend subitement, sans prévenir, qui vous attrape les tripes quand vous ne vous y attendez pas et ne les lâche jamais. Comme on dit chez nous, c’est pas l’elfe qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’elfe.



Fatigués, Mauzzag et Otilia décidèrent de rentrer. L’un se prépara mentalement à expliquer à sa femme pourquoi il avait été absent pendant plus d’une semaine, l’autre alla à la taverne du Loup de Mer et s’effondra sur un lit.


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