Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin

Chapitre 11

5808 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/03/2023 14:49

-       Les pirates appareillent vers nous, commandant. Ils avancent rapidement.


-       Eh bien, sous-lieutenant, je crois qu’on va devoir se battre. Faites branle-bas à l’équipage. Nous allons régler leur compte à ces flibustiers.


-       À vos ordres !



Le commandant referma sa longue-vue. Le grand jour était arrivé. Il était passé par tous les grades de la marine royale ; mousse à seize ans, vigie à dix-huit, canonnier à vingt, puis quartier-maître, sous-lieutenant, capitaine de vaisseau et enfin commandant de flotte. Et voilà qu’arrivait sa première bataille navale à diriger. Son premier vrai défi.


C’était le plus jeune commandant de flotte de toute la marine de Hurlevent. S’il voulait être pris au sérieux, il devait triompher. Qui plus est, l’idée d’annihiler une flotte pirate le réjouissait particulièrement. En bon marin au service du roi, il avait voué toute sa vie une haine sans faille aux boucaniers.


Il alla s’isoler quelques instants dans sa cabine. Il dégrafa son insigne de sa tunique et la regarda. Sur le métal doré étaient gravés son nom et son grade. « Orléo Beaurandal, commandant de flotte de Sa Majesté le Roi de Hurlevent ». C’était le moment de prouver sa valeur.


Sur le pont de la frégate, on sonna le branle-bas de combat. L’équipage se mit à courir dans tous les sens, chacun se précipita à son poste dans un brouhaha typique de l’effervescence pré-bataille. Les chefs criaient des instructions aux sous-chefs qui les criaient aux autres, les gabiers montaient aux cordages pour aller s’occuper des voiles, les canonniers préparaient les mèches et les boulets.


Lors d’un engagement naval, la première étape consiste toujours à regrouper sa flotte. Aucun navire ne doit rester isolé, sous peine d’être pris par l’ennemi. Il faut également la disposer en ligne, car un bateau qui reste derrière ses alliés risque de les toucher en tirant au canon – la plupart du temps, dans ces conditions, il s’abstient tout simplement de tirer, ce qui réduit la force de frappe de la flotte.


Le commandant Beaurandal donna donc l’ordre à ses goélettes de se rassembler en ligne, bord à bord, en ligne perpendiculaire à celle formée par les navires pirates. Les deux flottes fonçaient l’une sur l’autre.


Beaurandal tenta alors une manœuvre difficile. Il fit d’abord hisser le perroquet de fougue sur le mât arrière pour réduire la vitesse. Cette petite voile facilement maniable permettait aux navires de freiner. Les deux goélettes reçurent l’ordre de faire de même. Puis il fit pivoter chaque bateau de quatre-vingt-dix degrés pour positionner leurs flancs face à la ligne ennemie.


Si quelqu’un pouvait observer la bataille depuis le ciel, il aurait l’impression de voir les bateaux former une lettre « t » majuscule, d’où le nom de cette manœuvre : « barrer le T ».


Les bords des navires de Hurlevent, robustes et bardés de canons, faisaient donc désormais face à l’avant du premier bateau pirate. Or la proue d’une unité navale est justement à la fois fragile et dépourvue de canon. La ligne formée par la marine royale était légèrement incurvée, ce qui était encore plus avantageux. La première salve de canons était pour eux, et elle s’annonçait destructrice.


Le commandant Beaurandal observait tout depuis le pont avec la longue-vue. Lorsque sa flotte fut correctement positionnée, présentant à l’ennemi ses majestueuses coques peintes aux couleurs bleu et or de l’étendard du roi, il estima qu’il était temps d’ouvrir les hostilités.



-       Artillerie de sabord, êtes-vous prêts ? cria-t-il.


-       Artillerie de sabord prête ! hurla le chef canonnier.


-       À mon commandement… Feu !



Il ne fut pas nécessaire de transmettre l’ordre aux deux goélettes. En voyant la frégate royale ouvrir le feu, elles firent de même. Les trappes qui fermaient les sabords furent soulevées, laissant dépasser de magnifiques canons dont la bouche était en forme de lion. Ils crachèrent du feu l’un après l’autre dans un bruit terrifiant.


Les boulets filèrent vers les bateaux pirates, qui ne pouvaient pas répliquer du fait de leur position désavantageuse. Le choc fut terrible. Les morceaux de bois arrachés volèrent dans tous les sens, des bouts du pont furent projetés avec une force phénoménale. Surpris par une telle intensité de frappe, Firallon lâcha le gouvernail pour se protéger. Tout était allé si vite, il n’avait rien vu venir.



-       Morbleu, s’exclama-t-il en se redressant, mais c’est qu’ils nous barrent le T, ces maudits rats de cale ! J’avais presque oublié l’existence de cette manœuvre ! À force de n’attaquer que des bateaux marchands, je perds l’habitude des batailles navales…


-       Dégâts sur le mât de misaine, capitaine ! cria la vigie, qui inspectait l’état du bateau depuis son nid-de-pie.


-       Dégâts sur le hauban, capitaine ! ajouta un gabier.


-       Avaries sur la coque ! dit un mousse.



Firallon fit pivoter son vaisseau à bâbord pour présenter son bord et riposter. Il envoya une salve sur la flotte de Hurlevent. La canonnade se poursuivit ainsi un bon moment. La majorité des boulets finissaient dans l’eau, mais tous les navires présents sur le champ de bataille subirent des dégâts à la coque, la voilure et la mâture.


La fumée provoquée par la poudre à canon recouvrit les airs et forma un véritable nuage. On ne voyait plus où l’on tirait, dans quelle direction on naviguait. C’était un problème fréquent des batailles navales, un casse-tête pour ceux qui commandaient des flottes de grandes tailles. Les belligérants durent cesser de tirer.


Dans la cale du navire marchand, une trentaine de personnes étaient entassées, pieds et poings liés. Otilia mordait ses liens avec fureur, les frottait aux lanières de fer des tonneaux d’épices, mais ils ne cédaient pas. Puis elle remarqua les cageots à rongeurs, dont la plupart s’étaient ouvert sous les violentes secousses de la canonnade.

« Les rongeurs ! pensa-t-elle. Voilà la solution. »


Elle rampa jusqu’aux petits animaux et leur présenta ses liens. Les lapins ne furent guère intéressés, mais les chiens de prairie se jetèrent dessus. Ces petits animaux de Mulgore avaient beau être irrésistiblement mignons, ils dévorèrent la corde avec aussi peu de pitié qu’une bande de fauves sur une gazelle. Otilia fut bientôt libre. Elle se leva fièrement et se tourna vers les autres prisonniers.



-       À votre tour ! On se libère tous, on défonce la porte et on jette ces sales pirates par-dessus bord !



Tandis qu’à l’extérieur la fumée se dissipait, il se passa quelque chose qui changea tout : il y eut une saute de vent. Ce phénomène bien connu des marins correspond à un changement soudain et imprévisible de la direction du vent, comme si le ciel changeait d’avis.


C’est dans ces moments que l’on reconnaît les vrais loups de mer. Les sautes de vent représentent une opportunité exceptionnelle pour les capitaines qui savent improviser judicieusement.


C’était le cas de l’Amiral Firallon. Il avait tout de suite repéré la nouvelle direction dans laquelle soufflait le ciel, et, profitant de la fumée qui cachait la bataille, s’était décalé rapidement vers le flanc droit de la flotte ennemie. Il envoya une salve de canons, et ceux qui la reçurent ne comprirent pas d’où elle venait. Le deuxième navire pirate, toujours dirigé par son second, l’imita.


La flotte pirate était désormais vent arrière, la fumée des canons fut donc poussée par le vent vers la ligne ennemie. De plus, lorsque les navires du commandant Beaurandal tiraient, la fumée de leurs propres canons revenait vers eux. Ils étaient donc constamment gênés par ce brouillard artificiel qui les empêchait de viser, les faisait tousser et dont l’odeur de poudre leur piquait le nez. Firallon, lui, opérait à l’air libre.


Il en profita pour manœuvrer afin de couper la ligne ennemie. Au début d’une bataille navale, les navires disposés en ligne s’efforcent de ne laisser qu’un tout petit espace entre chaque bateau afin d’éviter qu’un ou plusieurs bâtiments ennemis ne puissent se faufiler entre eux et couper la ligne.


Malheureusement, la flotte de Hurlevent avait été désorganisée par le choc de la canonnade, et l’Amiral Firallon en profita.


La scène fut terrifiante et magnifique à la fois. Les matelots de la marine royale virent le vaisseau pirate surgir de nulle part au milieu de la brume, comme revenu d’outre-tombe, et fondre sur l’espace qui séparait les deux goélettes. Il passa entre elles, et put donc les canonner toutes les deux en même temps, l’une sur son avant, l’autre sur son arrière. Les dégâts furent considérables.



-       Prenez-donc ça, marins d’eau douce ! exulta Firallon.



Le second navire pirate essaya de faire de même, mais le forban qui tenait la barre n’avait pas autant de talent que Firallon. Il heurta une goélette de plein fouet. Les pirates décidèrent d’en profiter pour l’aborder. Ils se jetèrent sur le pont ennemi en poussant des hurlements sauvages.


Dans la cale, le dernier prisonnier venait tout juste de se débarrasser de ses liens. Otilia avait fouillé la pièce, sans trouver la moindre arme. La canonnade avait provoqué de tels dégâts dans les compartiments qu’il n’était plus nécessaire d’enfoncer la porte, on pouvait quitter la cale par de nombreux trous dans les murs.


En arrivant sur le pont, Otilia retrouva les dagues que les pirates lui avaient confisquées. Les marins libérés furent soulagés de voir que le navire était vide ; tous les forbans étaient partis à l’abordage sur la goélette. La jeune elfe se dépêcha de faire de même pour prendre part à la bataille.


À bord de sa frégate, le commandant Orléo Beaurandal était de plus en plus inquiet. Le sous-lieutenant vint vers lui.



-       Nous attendons les ordres, commandant.


-       Ce pirate est coriace… Je ne m’attendais pas à ce qu’il parvienne à couper ma ligne. Pouvez-vous faire un état des lieux des dégâts sur chaque navire ?


-       Nous déplorons des avaries dans la voilure et la mâture, mais notre coque est intacte. Les deux goélettes, en revanche, sont sérieusement touchées. L’une a été abordée.


-       J’ai vu cela.


-       Le vaisseau-mère ennemi est également lourdement endommagé, grâce à votre manœuvre géniale au début de la bataille. Nous arriverons probablement à le couler. Quant à leur second navire, il n’y a plus aucun pirate dessus, on peut le considérer comme neutralisé.



Une salve de canons envoyée par Firallon fit trembler le sol et les interrompit. Beaurandal perdit l’équilibre ; le sous-lieutenant esquiva de peu un débris en bois.



-       Commandant, regardez ! dit le sous-lieutenant en se relevant. Le vaisseau pirate se rapproche de nous. J’ai l’impression qu’il a lui aussi l’intention de se lancer à l’abordage !


-       Aborder une frégate ? Il n’a peur de rien, décidément ! Qu’il en soit ainsi. On dirait que cette bataille va prendre une autre tournure. La canonnade est terminée, c’est désormais au sabre et au pistolet que tout va se jouer.



Le combat sur la goélette ne dura pas bien longtemps. Quand les pirates s’aperçurent que leur capitaine s’apprêtait à lancer un abordage sur le navire principal de la flotte ennemie, ils voulurent tous le rejoindre. Ils sautèrent à la mer, placèrent leurs sabres et couteaux entre les dents pour pouvoir nager à deux mains jusqu’à la frégate, et se mirent à l’escalader en plantant leurs lames dans la coque.



-       Attendez ! leur cria Otilia. Je n’ai même pas eu le temps de me battre ! Revenez !



Quand Mauzzag vit que les pirates étaient partis, il rejoignit Otilia sur la goélette. Ils se présentèrent rapidement à l’équipage.



-       Des bras en plus, ça ne peut pas faire de mal ! leur dit un matelot. Je suis le second du navire. Notre capitaine est mort pendant la canonnade, c’est moi qui prends les commandes. Allez les gars, allons aider le commandant Beaurandal ! Tous sur la frégate !


-       Tous sur la frégate ! répétèrent les matelots en levant leurs sabres.


-       Gabiers, remontez en haut, tirez sur les cordes, faites-moi bouger ces voiles ! Souquez ferme ! À bâbord, toutes !



Le second se saisit du gouvernail, et la goélette vira de bord. Elle fendit les vagues et fonça vers la frégate.



-       Préparez-vous au contre-abordage ! annonça le second.


-       Allons-y ! cria un matelot en brandissant son mousquet. Abordons les abordeurs ! Pas de quartier !



Otilia exultait. Elle s’était précipitée tout à l’avant du navire pour mieux regarder ce qui l’attendait sur la frégate. Les pirates avaient abordé, le combat s’était engagé sur le pont.


Jusqu’à présent, elle n’avait combattu que sur terre. Les seules batailles navales qu’elle avait croisées se limitaient aux romans de Meldazor l’Explorateur. Elle avait passé des années à les imaginer, les rêver, les lire et les relire, et à en rejouer chaque scène dans le jardin de la petite maison où elle avait grandi.


Les bâtons ramassés sur la pelouse devenaient des épées, les rondins de bois et les souches d’arbres se changeaient en ponts de bateaux sur lesquelles se livraient d’épiques batailles imaginaires qui comblaient sa solitude. Elle jouait ainsi des heures entières, courant, sautant, tournoyant toute seule en effectuant dans les airs des mouvements de combat avec son petit bâton de bois.


Aujourd’hui, c’était devenu réalité.


Le navire s’approcha de la frégate. Otilia tremblait d’excitation. Seule sur la proue du navire, le visage fouetté par le vent et trempé par l’éclat des vagues qui se brisaient sur la coque, elle brandit sa dague en avant, autant par défi envers son ennemi que par hommage à la petite fille rêveuse qu’elle était, et qui avait accompli ce geste mille et une fois avec les bâtons qu’elle trouvait dans le jardin.


L’équipage vira une nouvelle fois, et les deux bateaux se retrouvèrent bord à bord. Les matelots attendaient le signal pour se jeter de l’autre côté. Otilia quitta la proue et courut se mettre en position avec eux. Chaque membre de son corps frissonnait à l’idée de pouvoir crier les deux mots qu’elle avait lus tant de fois, et qui sortirent bientôt de la bouche du second :



-       À l’abordage !



Tout l’équipage répéta la phrase, mais Otilia hurla si fort qu’on n’entendit qu’elle. La joie qu’elle ressentit à cet instant était indescriptible.


Elle prit un léger élan et se jeta sur la frégate. Elle ne sauta pas assez loin pour atteindre le pont, et se rattrapa en saisissant un canon qui dépassait d’un sabord. Elle voulut escalader pour remonter, mais un bras lui saisit la jambe. Un pirate mal rasé aux dents jaunes, qui s’était introduit dans le navire par une ouverture à canon, la tenait et brandissait un poignard.



-       Je vais te lacérer la jambe, espèce de souillonne ! dit-il en riant grassement.



La pointe d’un sabre surgit soudain de son ventre. Un soldat du roi l’avait embroché par derrière. Il retira son sabre et poussa le corps du pirate par-dessus bord.

Otilia continua d’escalader la coque. Un forban sortit d’un autre sabord et la visa avec un pistolet. Il reçut une balle perdue dans le bras, perdit l’équilibre et tomba à l’eau. Il se trouvait donc entre la frégate et la goélette, essayant de nager entre les coques, sans réussir à s’accrocher où que ce soit. Suite à un mouvement de vagues, les deux bateaux se heurtèrent violemment. Le pirate fut broyé.


La jeune elfe continua son ascension et arriva sur le pont. C’était un carnage. On s’égorgeait dans tous les sens, les coups de feu retentissaient et les corps s’accumulaient sur le sol. Elle se lança dans la mêlée.


Elle para un coup d’estoc et planta une de ses dagues dans l’épaule d’un adversaire. Elle plongea au sol pour esquiver un sabre et en profita pour trancher les talons de son propriétaire. Il tomba au sol en hurlant, et Otilia s’empara d’un pistolet attaché à sa ceinture. Elle se releva et tira dans le tas.


Le commandant Orléo Beaurandal n’était pas un excellent bretteur. Il se contentait de tirer au mousquet depuis la dunette arrière. Cette position en hauteur lui donnait une bonne vision de la mêlée. Après avoir abattu un pirate d’une balle derrière le crâne, il repéra un visage vaguement familier. Il plissa les yeux pour mieux voir.

Ce n’était pas seulement le visage. Les vêtements lui disaient quelque chose. Cette large tunique rouge, ce chapeau tricorne noir où paradait un motif de tête de mort… Et cette allure, cette assurance au combat…



-       Sacrebleu, mais c’est l’Amiral Firallon ! Le chef pirate de la Voile Sanglante, le bandit le plus réputé des mers ! Je comprends mieux pourquoi il a réussi à couper ma ligne. Il faut que je l’abatte !



Il décida de ne viser plus que lui. Mais les balles semblaient refuser de le toucher. Lui et ses meilleurs hommes avaient investi le gaillard d’avant à grands coups de sabre, et aucun matelot ne parvenait à les en déloger. Firallon se battait avec furie, alternant habilement son arme tranchante et son arme à feu. Cette-dernière était particulièrement reconnaissable, c’était une magnifique espingole couverte d’or et d’argent, fabriquée spécialement pour lui.


Et Mauzzag, dans tout ça ? Il était resté sur le navire marchand. Caché dans la cale, il ne voulait rien voir ni entendre de la bataille. Il était seul au milieu des cageots et des futailles, et cela lui allait très bien. Il avait au cas où ramassé un petit pistolet sur le pont, mais n’avait pas le moins du monde l’intention de s’en servir.


« Otilia est folle, pensa-t-il. Cette envie de se battre, d’aller au cœur du danger… Ridicule. »


Il regarda son pistolet. Un pirate l’avait probablement laissé tomber pendant l’abordage. Une petite tête de mort était gravée sur la partie en métal.


Mauzzag détestait les armes. Ce vulgaire petit bout de bois et de métal ne lui inspirait que du mépris. Peut-être qu’Otilia le trouverait fantastique, elle qui visiblement n’aimait que la violence. Mais lui avait la nausée à la simple idée de le tenir en main. Il ne comprendrait jamais pourquoi tant de gens aimaient les armes.


Il eut alors une révélation. Oui, beaucoup de gens aimaient les armes. Beaucoup de gens à Baie-Du-Butin aimeraient avoir dans leur salon un authentique pistolet de pirate ramassé lors d’un abordage. Un tel objet ferait sûrement sensation s’il était, par exemple, exposé sur un étal dans un magasin de la ville…


Il vit à côté de lui, posés contre un boucaut d’épices de Tanaris, des sacs vides qui n’attendaient qu’à servir. Il pourrait peut-être en prendre un et aller faire un tour sur le pont pour voir s’il trouvait autre chose. Et quand la bataille serait terminée sur la frégate, il pourrait aller y jeter un œil également…


Combien pourrait-il les vendre ? Cher, probablement. Des armes ayant servi lors d’un vrai combat naval, on n'en voyait pas souvent. Peut-être même que cette bataille deviendrait célèbre. Peut-être qu’on lui donnerait un nom. La bataille du cap quelque chose, ou de la baie de machin-chouette. Oui, peut-être qu’il y avait là une belle opportunité…


Mauzzag imagina la foule se presser autour de son étal, émerveillée, posant mille questions sur les objets entreposés. Ce pistolet a-t-il vraiment servi lors de cette fameuse bataille ? Tout à fait, ma bonne dame ! J’y étais ! Cette arme était dans les mains d’un terrible pirate aux dents jaunes, comme dans les romans. Vous ne trouverez ça nulle part ailleurs !


Il pourrait vendre chaque arme une fortune. Une fortune ! Et il n’avait qu’à se lever et aller les ramasser. Personne ne ferait attention à lui. Après une bataille, les gens sont épuisés, aident les blessés, comptent leurs morts. Il pourrait remplir un ou deux sacs, les cacher le temps de rentrer à Baie-Du-Butin, et à lui l’or et l’argent !


Assis par terre au fond de la cale, Mauzzag se mit à sourire. Ses petites dents pointues exacerbaient son air cupide, et ses yeux brillaient tant que n’importe qui pourrait jurer, en les regardant, voir à la place deux grosses pièces d’or.


Sur la frégate, la bataille faisait rage. Firallon était désormais maître du gaillard d’avant, d’où il tirait à l’espingole sur les matelots du roi. Plus loin sur le pont, Otilia avait mis à sa ceinture le pistolet qu’elle avait subtilisé et se battait à nouveau avec une dague dans chaque main. Elle avait entamé un duel avec un pirate aux bras musclés qui assénaient de grands coups d’épée difficiles à parer.


Elle esquivait, tentait des contre-attaques infructueuses, se déplaçait sur les côtés pour changer d’angle, mais n’arrivait jamais à le mettre en difficulté. Un autre forban l’attaqua par la gauche. Elle dut reculer.


Les deux boucaniers ne voulurent pas la laisser s’échapper et coururent vers elle en beuglant. Elle sauta sur le cabestan pour prendre de la hauteur et arma son pistolet, mais le pirate musclé monta à son tour et lui attrapa le bras. Elle répliqua par un coup de pied derrière son genou qui lui fit plier la jambe et perdre l’équilibre.


Otilia descendit du cabestan et fit une roulade qui lui permit d’éviter, plus par chance que par vivacité, la balle d’un mousquet qui ricocha sur le sol et se logea dans la cuisse du pirate musclé. Mais deux autres forbans vinrent à sa rescousse.


Pour échapper à une mort certaine, la jeune elfe se jeta sur le mât le plus proche, qui se trouvait être le plus gros du navire, attrapa une corde qui passait autour et monta. Les trois pirates la suivirent. Comme ils la rattrapaient, elle se jeta sur une voile proche, glissa dessus et se rattrapa en saisissant une vergue.


Juste à côté passait le cordage d’escalade, cet ensemble de cordes assemblées en croisillons, qui formaient une sorte de toile d’araignée. Elle se jeta dessus et monta toujours plus haut. Des balles de pistolet sifflaient à ses oreilles.


Depuis le gaillard d’avant, l’Amiral Firallon regarda les cordages. Il reconnut Otilia.



-       Mille sabords ! rugit-il. Mais que fait-elle là ? Cette gredine s’est échappée de la cale ! Ah, maudite catin, je vais m’occuper de toi moi-même !



Il essaya de l’abattre à l’espingole, mais les cordes et les voiles gênaient sa vue. Firallon rangea son arme à feu et traversa le pont à toute allure. Il arriva au pied du cordage d’escalade et commença l’ascension.


Otilia fut frôlée par une balle, et la panique soudaine lui fit lâcher les deux mains. Telle une acrobate, elle plia les genoux pour serrer les cordes avec ses jambes, et se hissa à nouveau sur le cordage. Cela lui fit perdre du temps, et les trois pirates qui la poursuivaient étaient des gabiers, ils grimpaient à une vitesse impressionnante. Le premier arriva à hauteur d’Otilia et lui asséna un coup de sabre.


Elle l’esquiva, la lame trancha un bout de corde. Otilia dégaina une dague et réussit à la planter dans le bras du forban. Au passage, elle saisit son tricorne – elle avait toujours adoré les chapeaux de pirates – et le mis sur sa tête avant de pousser son ennemi dans le vide d’un grand coup de pied.


Elle sortit son pistolet et abattit le deuxième pirate qui s’apprêtait à arriver à sa hauteur. Il ne restait plus que le pirate musclé, qui la rattrapa avant qu’elle ne pût recharger. Ils échangèrent quelques coups d’épées prudents, tout en se tenant au cordage, et elle le blessa à la côte. Elle enchaîna avec un croche-patte, et il tomba.


Mais quelqu’un d’autre arrivait. Quelqu’un de bien plus dangereux. Il pointa une espingole vers elle et tira. La balle manqua de peu. Otilia grimpa à toute allure et arriva sur la hune. Firallon la rejoignit.



-       Enfin, je te tiens, jubila-t-il. Je vais t’éventrer et te jeter aux requins !


-       Essaie un peu, pourriture de boucanier !



Le duel s’engagea. La hune était située à presque neuf mètres de hauteur, et l’on pouvait observer leur affrontement depuis l’autre bout du pont.


L’un et l’autre se battait avec une arme tranchante dans chaque main, et personne n’arrivait à prendre l’avantage. Otilia reçut un coup de pied au ventre qui la fit reculer jusqu’à la rambarde de la hune. Elle regarda par-dessus et le vertige la saisit. Elle agrippa la rampe et se figea. La peur l’empêchait de bouger.



-       Eh bien alors, on n’a pas l’habitude de se battre en hauteur ? ricana Firallon. Eh oui, le vertige peut agir à retardement. On arrive à le maîtriser le temps de monter, car on est concentré sur ses mouvements et on ne regarde pas en bas, et une fois arrivé en haut, il nous saisit soudain. Cela arrive.



Il s’approcha d’Otilia et déposa doucement la lame de son sabre sur sa joue. Otilia ne pouvait toujours pas bouger. Elle avait l’impression que si le moindre doigt lâchait la rambarde, elle tomberait dans le vide. Son visage d’ordinaire fier et désinvolte ne montrait désormais que de la peur. Elle était sans défense.



-       Ah ah, pauvre fille ! se moqua Firallon. On dirait que la lionne sauvage est devenue une gentille gazelle ! Avant de te tuer, je dois te remercier. Un duel sur la hune, au sommet du navire, cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps !



Sur le pont, le sous-lieutenant avait repéré Firallon. Il se précipita vers un canon du pont, qui était fixé sur une plateforme pivotante en métal.



-       Moussaillon, écoute-moi ! lança-t-il au canonnier. L’Amiral Firallon est sur la hune. Tourne ton canon vers lui et explose-lui le ciboulot !


-       À vos ordres! Ah, mais… Il y a quelqu’un d’autre. On dirait une elfe. Elle a l’air de notre côté, je ne vais pas la tuer, tout de même!


-       Il n’y a pas d’elfe dans notre équipage. Je ne sais pas qui c’est. Il faut abattre Firallon quoi qu’il en coûte. Fais les sauter tous les deux s’il le faut, mais tire!



Le canonnier s’exécuta. Il visa juste et le boulet s’écrasa sur la hune. La moitié de la plateforme fut pulvérisée. Aucun des individus qui s’y livraient duel ne fut touché, mais une partie du sol qui se trouvait sous Otilia fut balayé. Elle était désormais les deux pieds dans le vide, accrochée à ce qui restait de la hune.



-       Parsambleu, qu’est-ce que c’était que ça ? fit le capitaine pirate.



Puis il vit la situation délicate de son adversaire, et se remit à sourire. Il décida de l’achever à l’espingole. Il arma son arme et la pointa vers elle. Au moment de tirer, un pied le heurta dans le dos.



-       Retourne-toi, infâme ! dit une voix derrière lui. Affronte-moi comme un homme !



Firallon se retourna. Orléo Beaurandal était face à lui.


En bas, le canonnier plaça un nouveau boulet dans la machine et se prépara à faire sauter la partie restante de la hune.



-       Attends ! lui lança le sous-lieutenant. Regarde, c’est le commandant ! Il se bat contre Firallon. Éloigne-moi ce canon et rameute quelques gars, il faut aller l’aider !



Cette hune à moitié détruite n’offrait qu’un bien petit espace pour le duel entre Orléo Beaurandal et l’Amiral Firallon. Ils évitaient de faire des pas sur le côté, envoyaient des coups de sabre en restant stables et peu mobiles et n’hésitaient à se tenir partout où ils le pouvaient.


Otilia réussit à se hisser sur la hune. Encore paniquée, elle resta accroupie sur la plateforme en bois en fermant les yeux. Elle respira trois grands coups, ouvrit les yeux et se leva tout doucement. Devant elle, les deux hommes continuaient à se battre prudemment, craignant plus le vide que la lame ennemie. Orléo toucha le tricorne de Firallon et le fit chuter dans le vide.



-       Voilà qui est dommage ! lança le commandant. Je crois que tu tenais beaucoup à ce chapeau. Et ma vengeance ne fait que commencer.


-       Ta vengeance ? répéta Firallon, incrédule. Mais on ne s’est jamais rencontrés !


-       Ah, je savais que tu ne me reconnaitrais pas, infâme ! Je n’avais que dix-sept ans quand nous nous sommes rencontrés. J’étais mousse sur un petit navire de guerre, une corvette peu armée. Tu nous as abordés, tu as tué les trois quarts de l’équipage, pris le navire et pendu le capitaine à la grande vergue.


-       J’ai fait ça, moi ? Je ne m’en souviens pas. Mais cela me ressemble, en effet.


-       Puis, tu as fait attacher plusieurs matelots, dont moi, à des cordes fixées sur les petites vergues, et tu t’es amusé à nous faire descendre dans l’eau, puis remonter, puis redescendre… J’ai cru me noyer plusieurs fois, j’ai bu la tasse, je ne pouvais plus respirer… c’était horrible.


-       C’est moi tout craché ! s’exclama Firallon en souriant largement.


-       Ah, cela te fait rire, immonde bâtard ? Prends donc ça !



Beaurandal envoya son d’épée en avant, mais le forban l’évita facilement. Il reçut alors dans la côte un coup de pied qu’il n’avait pas vu venir, et qui le plia en deux. Il venait d’Otilia. Elle avait réussi à reprendre ses esprits. Ils étaient désormais deux contre lui.


Il se défendit plusieurs minutes contre leurs assauts furieux, puis il entendit des voix qui se rapprochaient. Les matelots de la marine royale venaient à la rescousse du commandant. Il jeta un regard par-dessus la rambarde pour observer le reste du navire. Ses hommes avaient été repoussés. Plusieurs pirates avaient plongé à l’eau pour s’échapper, s’étaient agrippés à des débris et dérivaient, l’air abattu.


« Ah, ils ont tous fui, les maudits rats de cale ! pensa Firallon. La bataille est perdue. »


Il monta alors sur la rambarde de la hune et se jeta dans le vide. En tombant, il heurta de nombreuses cordes et voiles qui amortirent sa chute, atterrit sur une vergue, et s’en servit de plongeoir pour sauter à l’eau et disparaître.



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