Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin
- Elle avait une oreille coupée, vous dites ?
- Oui, et cela ne l’empêchait pas de se battre comme une furie ! Ha, quelle bagarre…
Dans la grande salle de la taverne du Loup de Mer, Œil-de-Fer et les deux autres pirates envoyés par l’Amiral Firallon discutaient avec des clients.
- Vous savez, les bagarres générales sont assez rares, au final, continua l’un des clients. Elles forcent le tavernier à fermer plusieurs jours pour remettre les lieux en état.
Et si on le fait trop souvent, on le ruine. Alors on évite. Et à force d’éviter, on n’en fait jamais. Alors quand cette jeune elfe à l’oreille coupée a déclenché celle de l’autre soir, on s’est lâchés !
- Ouaip’, ajouta l’un de ses camarades de tablée. Cela faisait presque deux ans qu’il n’y avait pas eu de bagarre générale au Loup de Mer. Deux ans !
- C’est normal, c’est la plus grande et la plus fréquentée de la ville, les cogneurs ne sont jamais loin. Dans les petites tavernes miteuses du port, il y en a beaucoup plus souvent.
- Et dites-moi, intervint Œil-de-Fer, comment s’appelle-t-elle, cette elfe à l’oreille coupée ?
- Hum… Quelque chose comme… Oti… Ota…
- Otilia, corrigea son camarade de tablée. Elle loge à l’étage, je l’ai vue au moins trois soirs de suite cette semaine. Je lui ai même parlé hier.
- Elle loge ici ? répéta Œil-de-Fer. Voilà qui est intéressant… J’aimerais la rencontrer, vous savez où est sa chambre ?
À côté de lui, les deux pirates tendaient l’oreille. Jack la Rascasse avait machinalement posé la main sur le fourreau de son poignard.
- Pas de chance, elle est partie en bateau ce matin pour le lac Nazfériti.
Œil-de-Fer et ses deux acolytes sortirent de la taverne. Sur un mur près de l’entrée, il vit une affiche qui représentait le visage de l’Amiral Firallon. « Recherché mort ou vif pour actes de piraterie et de barbarie » disait le sous-titre. Une deuxième affiche était censée représenter son équipage. Les visages étaient assez mal dessinés, mais Œil-de-Fer et Jo la Tremblote étaient vaguement reconnaissables. Jack la Rascasse était en revanche complètement raté.
Machinalement, Œil-de-Fer les arracha et les chiffonna.
- Le lac Nazfériti… Très bien. J’arrive, petite Otilia. Tu ne m’échapperas pas.
*
Mauzzag et Otilia mirent le pied à terre. Ils se trouvaient vraisemblablement dans un chantier. Des gobelins s’affairaient bruyamment, transportaient du bois, poussaient des brouettes de sciure et de copeaux, entraient et sortaient d’un bâtiment qui ressemblait à une scierie. Otilia, comme tous les elfes, détestait les chantiers. Elle regarda l’eau du lac et fronça les sourcils. Elle était sale, boueuse, pleine de déchets organiques et métalliques.
- Dis-moi, dit-elle à Mauzzag, Gwizz t’a dit comment s’appelait l’organisation à laquelle il appartient ?
- Ah, non, je n’ai pas pensé à demander. Il faut dire que je n’étais pas dans mon état normal ce soir-là. Cette liqueur qu’il nous a servie m’a mis cul par-dessus tête.
Comme ils parlaient du loup, il arriva.
- Bienvenue dans le campement de la Kapitalrisk ! s’exclama Gwizz.
- La Kapitalrisk ? s’écria Otilia. Vous travaillez pour la Kapitalrisk ?
- Qu’est-ce qu’il y a de choquant là-dedans ? demanda Gwizz.
- Qu’est-ce qu’il y a de choquant là-dedans ? répéta-t-elle. Vous ne voyez pas ce qu’il y a de choquant à travailler pour cette bande d’ordures, ces massacreurs qui rasent les forêts, dévastent les plaines, souillent les rivières et polluent les lacs ? Ces sacs à fiente qui provoquent des catastrophes naturelles, qui détruisent tout sur leur passage pour construire leurs sales chantiers ?
- Allons, comme vous y allez… se défendit Gwizz. Il faut bien exploiter les ressources pour que la société fonctionne. Nous fournissons des matières premières dans le monde entier pour la construction. Tenez, savez-vous que l’intégralité des bateaux marchands de Baie-Du-Butin sont faits avec notre bois ? Officiellement, le Cartel Gentepression condamne nos agissements, mais ils font affaires avec nous en sous-main. Ils savent que nos matériaux sont les meilleurs. Vous pouvez donc nous remercier, c’est grâce à nous que vous avez des bateaux.
- Il se trouve justement que je déteste les bateaux.
Otilia s’éloigna rageusement et alla s’assoir seule au bord du lac. Mauzzag, qui avait toujours eu un peu peur d’elle, et en particulier de ses colères, n’osa pas aller la voir. Au bout d’une heure, elle se leva et retourna voir les deux gobelins.
- Bon, c’est simple, dit-elle avant qu’ils n’aient eu le temps d’ouvrir la bouche. Je suis là pour éliminer Krus Kiskuss. C’est la seule chose qui compte pour l’instant. Alors occupez-vous de me l’amener, et je fermerai les yeux sur le reste – pour cette fois.
- Je ne demande pas plus, répondit Gwizz. Suivez-moi, je vais vous présenter au contremaître Cozzle. C’est lui qui est en contact avec Krus, il vous dira tout.
Ils le suivirent à travers le chantier. On entendait le son strident de la machine à découpe située dans la scierie, des coups de hache, des voix dans tous les sens. Les troncs d’arbres étaient amenés dans le dispositif de découpe par des gobelins positionnés dans des automates commandés par des manivelles.
Ils étaient impressionnants. Les gobelins qui les pilotaient étaient à près de trois mètres de hauteur. Les automates avaient pour main gauche une pince capable de porter n’importe quoi, et pour main droite une énorme scie circulaire. Sur le plus proche, on remarquait aisément la fierté du pilote, perché sur son siège, jouant savamment de ses manivelles sous le regard admiratif des simples bûcherons de la Kapitalrisk qui se trouvaient autour.
- Ah, je vois que vous avez remarqué nos déchiqueteurs ! dit Gwizz avec enthousiasme en voyant Mauzzag fixer ces impressionnantes machines. Nous en avons une petite dizaine dans le chantier, nous en sommes particulièrement fiers. Une authentique création de la Kapitalrisk ! On parle souvent des ingénieurs gnomes, mais nous gobelins sommes largement à leur hauteur.
Otilia avançait en se bouchant les oreilles et en regardant le sol. La vue de ces rangées de souches d’arbres soigneusement tranchés lui était déjà insupportable, mais le déchiqueteur l’avait achevée. Elle commençait à imaginer ces monstres d’acier s’acharner sur ces pauvres arbres, faisant tourner leurs horribles scies hurlantes sous le rire diabolique d’un pilote gobelin aux dents pointues. C’était pour elle la définition de l’horreur.
Ils pénétrèrent l’enceinte d’un grand bâtiment aux murs de fer installé sur la rive du lac. Les ouvriers gobelins s’affairaient dans tous les sens, taillant des clous et polissant des planches de bois fraîchement sorties de la scierie. D’autres balayaient le sol pour éjecter les restes et déchets vers le lac.
Des quantités de copeaux de bois, de tas de poussière, de sciure et de clous cassés étaient ainsi précipités dans l’eau sous le regard outré d’Otilia. Les ouvriers allaient également y vider des bassines d’huile de graissage usagée, après s’en être servie pour lubrifier les scies circulaires.
Le groupe monta sur des rampes en métal jusqu’à l’étage. Otilia fit l’erreur de regarder la couleur de l’eau autour de l’édifice. Elle était noire. Mauzzag remarqua l’exaspération de la jeune elfe et commença à craindre la suite.
- Il faudrait vraiment que tu évites de te mettre en colère devant le contremaître, lui glissa-t-il tout bas. Nous avons besoin de lui.
- Oui, oui, je sais. Cette fois-ci, je resterai calme.
Ils arrivèrent à l’étage. Sans surprise, le contremaître Cozzle était un gobelin. Bien vêtu, se tenant droit, il était occupé à étudier des plans de construction de baraquements dans la jungle environnante.
- Bonjour, contremaître, lança Gwizz.
- Ah, tiens, te voilà. Ce sont les deux personnes dont tu m’as parlé dans ton dernier courrier ?
- Oui, ce sont eux. Otilia et Mauzzag.
Cozzle sourit largement en dévoilant ses dents pointues et abîmées.
- Parfait, parfait. Je vous souhaite la bienvenue.
- Abrégeons les présentations, coupa Otilia. Dites-moi où est Krus Kiskuss.
- Ah, je vois que vous ne perdez pas de temps ! Tant mieux. Mon prochain rendez-vous de négociation commerciale avec Krus aura lieu dans une semaine. C’est à ce moment qu’il arrivera. Ne vous en faites pas, nous avons de quoi vous loger en attendant.
- Une semaine ? s’étrangla Otilia. Il va falloir rester dans cet endroit maudit pendant une semaine ?
Mauzzag lui jeta un regard de reproche. Elle s’en rendit compte et se calma.
- Je m’excuse, reprit-elle. Nous attendrons.
- Allons, cela ne fait rien ! s’exclama le contremaître. Je me doute bien qu’une elfe de la nuit ne doit pas être ravie de loger dans un campement de la Kapitalrisk. Vous défendez les arbres, les forêts, tout ça… Mais ce que nous faisons est utile à la société. Et nous agissons en respectant les paysages autant que possible. J’affirme même que la Kapitalrisk est irréprochable.
- Irréprochable ? répéta Otilia en serrant les poings. La Kapitalrisk, irréprochable ?
- Otilia, s’il-te-plaît… commença Mauzzag, inquiet.
- Voilà bien la meilleure blague de l’année ! s’emporta-t-elle. Irréprochable ! Et les boues rouges que vous avez déversées dans le Loch Modan et le lac des Carmines il y a cinq ans ? Des centaines de personnes ont été contaminées, il y a eu au moins vingt morts ! Sans parler de ces cadavres de murlocs qu’on a vu flotter pendant des semaines ! C’est irréprochable, ça ?
Mauzzag rougit et s’écarta d’Otilia. Il regarda le contremaître Cozzle d’un air désolé, mais ce-dernier n’avait pas l’air dérangé le moins du monde.
- Bla bla bla… répondit Cozzle avec mépris. C’est marrant, c’est toujours la Kapitalrisk qui a le mauvais rôle. C’était il y a cinq ans, madame Otilia. On peut avoir une deuxième chance ?
- Une deuxième chance ? s’écria-t-elle. Parce que vous croyez que c’est votre première ignominie ? Combien de fleuves et de rivières avez-vous contaminés ? Et ces hommes de main que vous avez payés en Kalimdor pour chasser par les armes des tribus autochtones et vous emparer de leurs sols ? Et ces kobolds qui crèvent tous les jours dans vos mines, étouffés par le charbon, ensevelis sous des éboulements, emportés par des coups de grisou ? Vous êtes des ordures, des criminels, et je vous souhaite de crever la gueule ouverte !
Otilia se retourna et s’en alla en renversant un meuble d’un violent coup de pied. Les trois gobelins se regardèrent dans un silence quelque peu gêné.
- Je m’excuse pour son comportement, dit Mauzzag.
- Cela ne fait rien, répondit Cozzle. Nous avons l’habitude de ce genre d’accusations infondées. Dès que le moindre cours d’eau est perturbé, c’est la même chanson. Mais toutes les catastrophes naturelles ne viennent pas de la Kapitalrisk, vous savez.
- Oui, je connais cette théorie...
Ils changèrent de sujet et bavardèrent quelques instants. Puis le contremaître Cozzle accompagna Mauzzag vers le petit bâtiment où il logerait. Otilia avait dû s’isoler dans un coin, on ne la voyait nulle part sur le chantier.
- Voici comment les choses vont se passer, reprit le contremaître. Dans une semaine, Krus Kiskuss arrivera sur notre embarcadère à bord de son bateau privé. Il a confiance en nous, il viendra sans garde du corps. On l’emmènera dans mon bureau à l’étage, où vous serez cachés. Vous pourrez alors vous occuper de lui.
- C’est compris. Et sinon, je voulais vous demander… Voyez-vous, je suis moi aussi dans le commerce, j’ai un petit magasin à Baie-Du-Butin. Mais les affaires vont mal… Avez-vous un conseil, vous qui avez une carrière si brillante à la Kapitalrisk ?
- Ah, vaste question, dit Cozzle en souriant, sensible à la flatterie. Si vous voulez un conseil, je vous dirais de ne pas essayer de multiplier les clients à tout prix. Essayez plutôt de fidéliser au maximum ceux que vous avez déjà. Moi, mes partenaires commerciaux, je les chéris. Je leur fais des cadeaux avant chaque négociation. C’est ça, le secret.
Le contremaître s’en alla, un petit sourire aux lèvres.
Otilia ne reparut que le soir. Pendant toute la semaine, elle s’isola dans sa chambre et refusa de parler à qui que ce soit. La veille du grand jour arriva. Mauzzag avait de plus en plus de doutes. Le soir tomba, et n’y tenant plus, il alla frapper à la porte de la chambre d’Otilia.
Elle ouvrit. Elle avait tracé à la dague un dessin de Krus Kiskuss et s’entraînait à viser sa tête.
- Je dois te parler, dit Mauzzag. Quelque chose cloche.
- Qu’est-ce que tu racontes ? Nous touchons au but. Demain, je règlerai son compte à cette ordure de Kiskuss. Bien entendu, je m’arrangerai d’abord pour qu’il nous dise ce qu’il a fait de tes marchandises confisquées. Je peux être très convaincante avec mes dagues.
- Toute cette histoire sent mauvais. Tiens, par exemple : Gwizz nous avait affirmé que Krus Kiskuss arriverait à pied en traversant la jungle, et le contremaître Cozzle m’a dit qu’il arriverait par bateau.
- C’est tout ce qui te tracasse ?
- C’est important ! J’avais cru comprendre qu’on déguiserait la mort de Kiskuss en accident dans la jungle. Mais le contremaître semblait dire qu’il venait tout le temps en bateau, chaque année. Gwizz devrait le savoir. C’est étrange.
- Tu réfléchis trop.
- Ce n’est pas tout. Cozzle m’a dit qu’il traitait bien ses partenaires commerciaux. Qu’il leur faisait des cadeaux, que c’était le plus important dans les affaires. Pourquoi voudrait-il soudainement tuer Krus ? Je veux dire, un client comme lui, bien placé au sein du Cartel Gentepression, c’est précieux… Chaque fois que des travaux sont lancés dans la ville, Krus peut s’arranger pour que les matériaux soient achetés à la Kapitalrisk. Pourquoi le tuer ?
- Parce qu’ils ont conclu un pacte avec l’un de ses ennemis au sein du Cartel, Gwizz nous l’a dit ! C’est tout à fait cohérent. Arrête d’inventer des problèmes.
- Moi je dis qu’il y a anguille sous roche. Et s’ils veulent vraiment le tuer… Pourquoi nous confier la tâche à nous ? Enfin, je veux dire, il y a des tueurs à gages à profusion à Baie-Du-Butin. Il est facile d’aller en recruter dans les milieux interlopes des bas quartiers, dans les tavernes crapuleuses de la rade. Pourquoi nous ? Je suis commerçant, je n’ai pas l’air d’un tueur.
- Toi non, mais moi je suis une guerrière. Il a dû le voir tout de suite. Écoute, je dois être en forme pour demain. Bonne nuit.
- Comme tu voudras. Mais je répète qu’il y a anguille sous roche.
Elle ferma la porte. Mauzzag, toujours inquiet, retourna dans sa chambre et finit par trouver le sommeil. Le lendemain, ils se levèrent de bonne heure et se préparèrent à passer à l’action.