Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin
Mauzzag fit un saut chez lui avant d’aller voir Krus Kriskuss. Il n’était pas inquiet pour son magasin, Zgwirg se débrouillerait très bien. Il nota l’adresse sur un bout de papier, prépara son discours, se changea pour enfiler des vêtements plus chics. Sa femme entra dans la maison, tenant sa fille par la main.
- Qu’est-ce que tu fais ici en pleine journée ? demanda-t-elle d’un ton accusateur. Tu n’es pas à ton magasin ? Tu sais que la petite a encore perdu un kilo ? Nous n’avons plus rien à manger, et toi tu rentres en pleine journée te reposer ?
- Bien sûr que non ! Je… J’ai subi un vol. Enfin, pas vraiment un vol, mais… Le tableau que j’ai acheté hier… On me l’a pris ce matin.
- Comment ? Le tableau qui devait nous sauver ? Ce n’est pas possible ! Tu as vu ce qu’il reste dans le garde-manger ? Plus qu’une pomme et trois poissons séchés. Encore du lutjan à longues mâchoires, évidemment. Le moins cher et le plus fade de tous les poissons. Je n’en peux plus !
- Ne t’en fais pas, je m’occupe de tout. À ce soir.
Il sortit, passa devant son magasin pour donner quelques mots d’encouragement à Zgwirg et prendre un objet au hasard. Il essaierait de l’échanger contre le tableau.
Pour aller chez Krus Kiskuss, il fallait monter. Baie-Du-Butin était construite de manière verticale, les maisons s’empilaient les unes sur les autres, posées sur des grandes plateformes en bois qui formaient plusieurs niveaux de hauteur dans la ville, comme les étages d’un immeuble.
Ces différents étages étaient soutenus par d’énormes poteaux et piloris, eux aussi en bois, placés partout dans la ville. On les voyait sans cesse quand on marchait, on les contournait, on écrivait dessus, les enfants s’amusaient à les escalader.
Ces interminables plateformes et pontons en bois, serpentant les uns sur les autres à travers la ville, étaient si nombreux qu’ils formaient autant de petits plafonds couvrant en partie les rues des niveaux inférieurs. C’était particulièrement pratique lors de la saison des pluies, on pouvait faire une partie du chemin en passant sous ces passerelles. Il y avait bien entendu de nombreux trous dans les planches, et l’eau ruisselait violemment sur les côtés, mais cela atténuait malgré tout le désagrément des moussons.
Ajoutez à cela d’innombrables escaliers pour monter d’un étage à l’autre, des poutres et des passerelles pour relier les plateformes, et vous obtenez Baie-Du-Butin : un dédale incompréhensible de bois, de planches, de poutres et de clous dans tous les sens pour les fixer les unes aux autres.
Pour finir le tableau, des filets et des rampes en cordages sécurisaient les passerelles. Le panorama de la ville faisait penser à une sorte d’énorme navire déstructuré.
En montant, Mauzzag profita de la vue. D’un côté, il y avait la mer, avec les mouettes qui planaient et virevoltaient dans les airs en chantant à tue-tête, et de l’autre la grande falaise et les cascades à travers lesquelles le fleuve de Strangleronce se jetait dans l’océan.
« C’est beau, en haut, se dit-il. Une jolie vue, pas de foule qui se presse dans tous les sens, pas de tire-poche qui subtilise les bourses… C’est sympathique de faire partie du Cartel Gentepression. »
Il arriva devant la demeure des Kiskuss. Chose très rare, elle avait un petit jardin avec quelques palmiers. Devant la grille, deux gobelins armés vinrent vers lui.
- C’est pour quoi ? demanda l’un d’eux.
- Je suis Mauzzag, commerçant d’art réputé à Baie-Du-Butin. Je viens parler affaires avec monsieur Kiskuss.
- On ne te connait pas. Dégage.
- J’ai vendu un tableau d’Outreterre rarissime à monsieur Kiskuss ce matin. Il est ravi de cette acquisition et je souhaite à nouveau discuter d’art avec lui. Il serait fort contrarié que vous m’empêchiez de passer.
Les gardes se regardèrent. Ils avaient en effet vu un tableau entrer le matin-même, et savaient qu’il avait provoqué un vif enthousiasme. Ce gobelin était très bien renseigné. De plus, il était bien vêtu, parlait avec assurance, aucune hésitation ne se décelait dans sa voix ni dans son regard. C’était peut-être en effet un gobelin d’affaires proche de Krus Kiskuss.
- Bon, suis-nous. Tu resteras devant la porte d’entrée pendant que nous ferons demander monsieur Kiskuss.
Mauzzag obéit, traversa le jardin et arriva devant la maison. Krus arriva. Il était vêtu d’une simple robe de chambre qui laissait penser qu’on l’avait tiré du lit. Ses longues oreilles pointues étaient parsemées d’anneaux d’or et d’argent. Il arborait un large sourire – il y avait effectivement de quoi être heureux, dans sa situation.
- De quoi s’agit-il ?
- Je vous souhaite le bonjour, monsieur Kiskuss, dit Mauzzag en essayant d’adopter le même sourire. Je suis le propriétaire du tableau de Nagrand qui vous a été amené ce matin. Voyez-vous, je suis dans une situation difficile en ce moment, j’ai vraiment besoin de…
- Je ne vois pas de quoi vous parlez. Ce tableau appartient à mon fils.
Comme s’il avait senti qu’on parlait de lui, le fils apparut.
- Hé, mais c’est le marchand d’hier ! Qu’est-ce qu’il fait ici ?
- Apparemment, il veut récupérer son tableau, dit le père.
- Je suis prêt à vous donner autre chose en échange ! intervint Mauzzag. Regardez ce magnifique portrait, il a été fait par un artiste de grande renommée. Je vous l’offre ! En revanche, j’ai vraiment besoin de ce tableau, je me suis ruiné pour l’acheter et…
- Mais vous me l’avez déjà montré hier, ce portrait ! Je vous ai dit qu’il était laid et que le type dessiné dessus ressemblait à un crapaud. Je n’en veux pas.
- Mais… Qu’est-ce que vous avez tous à dire ça, à la fin ! Il ne ressemble pas à un crapaud ! Maintenant, rendez-moi mon tableau !
- Ça suffit, intervint Krus. Messieurs, mettez-le dehors.
Il referma la porte. Les deux gobelins armés l’attrapèrent et le traînèrent dans le jardin jusqu’à la grille d’entrée. Il se débattait en hurlant et en insultant Krus Kiskuss, qui heureusement ne pouvait pas l’entendre.
- Voleur ! Rends-moi mon tableau, espèce de rat puant ! Je vais révéler l’affaire à tout le monde ! Cartel ou pas, je m’en moque ! Crois-tu que j’aie peur de toi ?
- Visiblement non, répondit un garde, mais tu devrais. J’ai de la peine pour toi, mon gars. Cela ne m’étonnerait pas qu’il te l’ait effectivement volé, ce tableau. Cela lui ressemble. Mais tu devrais lâcher l’affaire.
En rage, Mauzzag s’en alla. Il traversa dans l’autre sens les ponts, passerelles et escaliers qui lui avaient permis de monter si haut, et repassa devant son magasin. Zgwirg dormait, affalé sur la table d’exposition. Comment lui en vouloir ? Aucun client ne venait, alors qu’il dorme. Ce petit gars faisait en général du bon boulot, il avait bien droit à une petite sieste.
Il déposa sur la table le portrait qu’il avait emporté. Il regarda quelques instants le visage grossièrement dessiné au fusain. C’était vrai qu’il ressemblait un peu à un crapaud.
Comme il n’avait pas le cœur à rester ici, il décida d’aller prendre une bière. Il en avait besoin. Zgwirg finirait bien par se réveiller. Il traversa quelques rues et entra dans la Taverne du Loup de Mer.
Il prit une pinte et s’installa seul à une table. Un crieur privé arriva avec un rouleau de papier à la main.
- Silence, braves gens ! J’ai une grande nouvelle ! L’assaut sur le Temple Noir a été donné hier. La bataille fut terrible, sauvage, impitoyable ! Guerriers et magiciens, de la Horde comme de l’Alliance, ont combattu ensemble et remporté la victoire ! Illidan est mort !
Des hourras retentirent dans toute la taverne, suivis de violents bruits de choppes qui se heurtaient les unes aux autres.
« Je pourrais peut-être me reconvertir en crieur privé, si je mets la clé sous la porte, pensa Mauzzag. Je me demande si cela gagne bien... »
Son annonce terminée, le crieur alla s’installer à une table. Une bonne dizaine de personnes se précipitèrent pour lui parler, lui demander s’il en savait plus, si leurs proches partis en Outreterre étaient toujours en vie, s’ils allaient bientôt rentrer en Azeroth.
- Allons, allons, répondait-il, je ne sais pas tout, non plus ! Mais j’aurai vite de nouvelles informations, ne vous en faites pas. Je suis le meilleur crieur privé de la ville, je suis toujours le premier informé. C’est pour cela que la Taverne du Loup de Mer fait appel à moi.
« Cela a vraiment l’air agréable, comme métier, se disait toujours Mauzzag. Et je suis sûr que j’apprendrais vite. Mais il faudrait connaître le salaire… »
- Eh oui, continuait le crieur privé, ce n’est pas un métier facile. La plupart de mes concurrents s’informent auprès d’habitants lambda à Hurelvent ou Orgimmar. Merci la fiabilité ! Ces-derniers attendent que les crieurs publics envoyés par les autorités délivrent l’information, puis ils leur écrivent. Moi, je travaille en partenariat avec les crieurs publics eux-mêmes ! Quand ils reçoivent les informations, ils m’écrivent une lettre immédiatement, avant-même d’aller en place publique. Cela coûte plus cher, mais c’est plus rapide et plus fiable.
Il marqua une pause. Mauzzag se glissa alors dans la conversation.
- Et dites-moi, j’aimerais savoir… Si ce n’est pas indiscret… Au niveau financier, je me demandais… C’est une bonne situation, crieur privé ?
- Oh, vous savez, je ne crois pas qu’il y ait de bonne ou de mauvaise situation…
Le crieur se lança alors dans un long monologue, sans donner le moindre chiffre. Mauzzag comprit qu’il n’aurait pas l’information. Il prit congé, monta à l’étage et s’assit sur la première chaise libre. À la table derrière lui, un homme richement vêtu parlait de manière solennelle à ses camarades de tablée :
- Oui, je vous le dis, aujourd’hui est un grand jour pour notre entreprise ! Nous avons ouvert notre dixième poissonnerie ! Ah, si mon arrière-grand-père pouvait voir cela…Il n’aurait jamais pu imaginer un tel développement quand il a créé Jorris Père et Fils.
« Si cet homme est l’héritier des poissonneries Jorris Père et Fils, il doit être sacrément riche ! » pensa Mauzzag.
- Oui, mon arrière-grand-père serait fier… continua-t-il. Malheureusement, je n’ai plus une seule image de lui… De son vivant, il avait fait faire son portrait par un artiste de grande renommée, vous savez ! Mais mon père l’a vendu lors d’une brocante. C’est dommage. Je paierais cher pour le retrouver.
Mauzzag écouta avec de plus en plus d’intérêt.
- Oui, je paierais très cher… Je suis même prêt à donner une petite fortune. Ce n’est pas l’argent qui manque, de toute façon. Quand je pense que certains se moquaient de mon arrière-grand-père… ils disaient qu’il ressemblait à un crapaud.
Mauzzag bondit de sa chaise. Avait-il bien entendu ? Il se précipita vers cet homme.
- Monsieur… je… le portrait !
- Oui ?
- J’ai le portrait ! Celui de votre arrière-grand-père ! Enfin, je crois l’avoir ! Je l’avais même dans la main, tout à l’heure, où est-il… Ah, oui, je l’ai reposé sur mon étal en revenant de chez Krus. Ne bougez surtout pas, je reviens !
Il partit en courant sans dire un mot de plus. Il cavala à travers les rues de Baie-Du-Butin, enjambait chaque obstacle, montait et descendait quatre à quatre les marches de chaque escalier.
Il n’en revenait pas. Cela ne pouvait être vrai. C’était trop beau. Cet affreux portrait dont personne ne voulait… Oui, il l’avait bien acheté dans une brocante, il s’en souvenait ! C’était bien celui-là ! Une petite fortune, avait dit l’homme à la taverne… Et si c’était cette fois-ci réellement la fin de ses problèmes ?
Lui qui n’espérait que survivre un peu plus, pourrait même… devenir riche ? Il osait à peine y penser. Quoi qu’il en soit, il pourrait le vendre cher. Comme il serait fier, ce soir, en rentrant chez lui ! Sa femme s’attendrait à le voir arriver les mains vides, comme d’habitude. Pas cette fois. Il aurait une grosse bourse bien remplie de pièces d’or, un énorme bouquet de fleurs, et l’emmènerait manger un sanglier rôti avec la gamine.
Il jubilait. Il n’en voulait plus à Krus Kiskuss. Qu’il le garde, ce tableau. C’était finalement le petit portrait tout moche qui ferait sa fortune.
Il arriva devant son magasin, essoufflé. Cinq cogneurs de Baie-Du-Butin entouraient son étal. Ils remplissaient une caisse en bois avec les objets.
- Que faites-vous ?! s’écria Mauzzag. Laissez ma marchandise !
- Vous êtes le propriétaire ? demanda un cogneur. Nous avons un mandat de saisie. Toute votre marchandise est confisquée.
- C’est… c’est une blague ? Non, attendez ! Vous ne pouvez pas !
L’un des cogneurs le poussa pour l’écarter.
- Cela ne sert à rien de protester, monsieur. Estimez-vous heureux. Nous avons reçu l’ordre de saisir vos produits, mais pas de vous arrêter. Vous restez libre. Cependant, si vous essayez de vous opposer à notre intervention, nous pouvons vous emmener en cellule.
- Mais… Pourquoi ?
- Vous n’êtes pas autorisé à connaître la raison. Nous prenons la marchandise, c’est tout.
- Mais c’est insensé ! Est-ce que… Est-ce que je peux au moins garder un objet ? Un seul ! Le petit portrait au fusain, là ! Je peux le prendre ? Juste celui-là ! Je vous laisse tout le reste !
- Vous ne pouvez rien garder. Maintenant, du vent.
- Est-ce que je peux au moins savoir où vous les emportez ? Dans une sorte de fourrière ? Je vais devoir payer une amende pour les récupérer, c’est ça ? Je peux le faire tout de suite, on gagnera du temps.
- Vous ne pourrez pas les récupérer, ni savoir où on les emmène.
- Non ! Attendez !
Les protestations de Mauzzag furent vaines. Toute sa marchandise fut mise dans la caisse, et les cogneurs s’en allèrent. On lui défendit formellement de les suivre. Abasourdi, anéanti, il s’effondra au sol.
- Je sais très bien qui vous envoie ! hurla-t-il soudain, bien que les cogneurs aient depuis longtemps disparu. Vous êtes les laquais de Krus Kiskuss ! Vous êtes ses chiens, ses esclaves ! Allez au diable !
Il resta au sol plusieurs heures, désespéré. Ce portrait était sa dernière chance. Tout était fichu. Il n’avait même plus de magasin. C’était un désastre.
Il finit par se relever lentement. Il resta debout sans bouger, regardant dans le vide. Puis il se mit à errer dans Baie-Du-Butin. Il marcha au hasard, sans but, les bras ballants. Il faisait de temps en temps des pauses pour s’assoir sur un banc, puis repartait.
Il ne voulait pas rentrer chez lui. Sa femme lui demanderait s’il avait récupéré le tableau. Il ne voulait pas lui annoncer la nouvelle. Et sa fille… Peut-être aurait-elle encore perdu un kilo ?
La nuit tomba. Mauzzag ne voulait toujours pas rentrer. Il continuait à se déplacer au hasard, marchant lentement, comme un zombie. Il arriva au port. Il ne faisait jamais vraiment froid à Strangleronce, quelle que soit la période de l’année, mais l’air de ce début de nuit était un peu plus frais que d’habitude.
Tandis qu’il marchait le long du port, une ombre humanoïde s’approcha. Comme il faisait noir, Mauzzag ne put déterminer s’il s’agissait d’un humain ou d’un elfe.
- Hé, toi, le gobelin, tu n’aurais pas un truc à grignoter sur toi ?
- Non, rien, désolé.
Son accent indiquait que sa langue maternelle était l’elfique, et sa voix suggérait qu’elle était de sexe féminin. Elle retourna s’assoir quelques mètres plus loin. Elle avait allumé un petit feu près d’un ponton. Mauzzag fut étonné. Il faisait certes un peu frais, mais pas au point d’avoir besoin d’un feu pour se réchauffer.
La lumière des flammes dévoila quelques couleurs : elle avait la peau violette et de longs cheveux bleu roi.
Mais il se replongea vite dans ses pensées. Il était tard, il allait bien falloir rentrer. Il ne pouvait pas passer la nuit dehors. Il allait falloir affronter le regard de sa femme…
- Ordure de Kiskuss ! Sois maudit ! pesta-t-il à voix haute avant de se mettre en route.
Aussitôt, l’elfe qui se réchauffait près du feu se leva.
- Qu’as-tu dit ? demanda-t-elle. Tu es un ennemi de Krus Kiskuss ?
- Après ce qu’il m’a fait, c’est le moins qu’on puisse dire.
- Je me présente, je m’appelle Otilia.