Jungle et Pirates: La Vie d'Un Marchand À Baie-Du-Butin

Chapitre 4

3322 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/03/2023 21:19

Au fond de sa petite cabine, Otilia se réveilla. Le sol en bois mouillé était particulièrement désagréable, et elle n’aimait pas le balancement provoqué par la houle. Heureusement, le bateau était ancré à quelques pas du rivage, ce qui atténuait le mouvement. Si le navire avait été en haute mer, filant vers l’horizon et heurtant les vagues en plein fouet, Otilia n’aurait pu empêcher le contenu de ses intestins de se faire la malle.


Elle observa le verrou qui scellait la porte. Il était trapu et robuste. Aucune chance de le forcer à mains nues. Elle tâta son bassin et ses jambes pour voir s’il ne restait pas quelque chose, une petite dague, un coutelas… Rien. Son ceinturon, ses poches et ses petits fourreaux cachés étaient vides. lls avaient tout pris.


Cela faisait bien une heure qu’elle s’était réveillée dans cette salle. Sa douleur au dos indiquait qu’elle avait passé plusieurs heures allongée sur le sol.


Les événements de la veille lui revinrent progressivement en mémoire. Dix. Ils lui étaient tombés dessus à dix, les foutus lâches. Des hommes, des orcs, des gobelins. Krus Kiskuss était là, bien entendu. Il les commandait. Alors qu’elle était à terre, il avait dit à l’un d’eux de sortir son couteau et de…


Elle posa sa main sur son oreille gauche, et ressentit une vive douleur. Elle était coupée. Elle ne l’avait pas rêvé, c’était bien arrivé. Krus Kiskuss avait ri, puis avait ramassé le bout d’oreille tombé au sol. « Je le garderai dans une petite boîte pour ne pas t’oublier, avait-il dit en souriant de toutes ses dents sales. C’est tout ce qu’il restera de toi, bientôt. Ou peut-être que je le donnerai à manger aux cochons, je ne sais pas. Allez, bon courage avec les pirates ! Ah ah… ».


L’ordure. Il le paierait.


La seule faille dans cette prison flottante se situait sur le mur face à la porte. Une partie du bois était grignotée et affaiblie. Peut-être qu’elle céderait à quelques coups de pieds bien placés.


Après réflexion, Otilia abandonna cette idée. Elle ne savait pas où elle se situait par rapport à la ligne de flottaison du navire. Si la partie endommagée du mur était immergée, la briser serait une erreur fatale. L’eau s’engouffrerait et elle mourrait noyée.


Elle colla son oreille sur le mur. Peut-être qu’un vrai marin saurait deviner si cette faille se trouvait au-dessus de l’eau. Peut-être qu’en analysant le bruit, le mouvement, ou bien tout simplement en ayant l’habitude de l’agencement des cales de bateau, un matelot aguerri pourrait localiser la surface de l’eau depuis cette cabine et déterminer où elle se trouvait par rapport à la ligne de flottaison.


Mais elle n’était pas matelote. Elle était terriblement malade en bateau, et s’était juré de les éviter le plus possible.


Pourtant, elle avait toujours admiré les vieux loups de mer dont elle lisait les aventures dans les romans de pirates quand elle était petite. Ses scènes préférées étaient celles où le capitaine donnait des ordres à son équipage pour manœuvrer le navire. Hissez la misaine ! Redressez le hauban ! Hé dis-donc, moussaillon, que fais-tu là à tirer au flanc ? Les cordages sont mal noués, refais ce nœud de huit et attache cette corde en nœud de cabestan ! Du nerf !


Elle aurait aimé commander un équipage. Seulement voilà, elle avait le mal de mer. Puisque visiblement la mer la détestait, elle avait décidé de la détester en retour. Elle détestait la plage, les bateaux, l’eau salée, les vagues, les poissons et les fruits de mer, auxquels elle était de toute façon allergique.


Des bruits de pas la tirèrent de ses réflexions. Une clé se glissa dans un cadenas, le verrou s’ouvrit. Un homme entra avec une miche de pain. Édenté, petit, maigrichon, la barbe sale et désordonnée et la tête couverte d’un bandana rouge, il ne lui manquait que le cache-œil noir pour parfaire le stéréotype du sous-fifre pirate.



-       Ah, mais c’est qu’elle est réveillée ! Tiens, un petit quignon de pain pour toi. Les vers qui dépassaient sont tombés en route, mais rassure-toi, il y en a encore plein à l’intérieur. C’est les plus savoureux !



Otilia l’observa. Il semblait faible, elle n’aurait aucun mal à le neutraliser. Un bon coup de genoux dans le nez, il s’effondrerait, elle l’attacherait et l’affaire serait réglée. Elle n’avait pas le pied marin, mais elle se battait admirablement bien. Elle avait été championne de Darnassus en lutte à mains nues, notamment grâce à son jeu de jambes rapide et souple.


Non, se dit Otilia, c’est trop risqué. Il doit y avoir un piège. Ce serait trop facile. Trois autres types doivent se tenir dans la salle voisine, armés jusqu’aux dents, et rappliqueront s’ils ne le voient par revenir. Ils m’égorgeront. Je dois me retenir, je ne dois pas le frapper. Surtout pas. Tiens-toi tranquille et réfléchis.



-       Merci, répondit-elle en prenant le quignon de pain.


-       Dis-donc, tu es bien docile, toi ! On a eu des prisonnières plus revêches. Bah, ce n’est pas étonnant, tu es une elfe de la nuit. J’ai toujours trouvé cette race médiocre, et tu n’as pas l’air de…



Il s’effondra. Le genou d’Otilia avait filé vers son visage et s’était abattu sur son nez. Le coup et la surprise lui avaient coupé le souffle.


Otilia avait en effet quelques petits problèmes d’irritabilité. Elle pouvait perdre rapidement le contrôle à la moindre insulte. Voyant le pirate au sol, elle comprit qu’il fallait improviser rapidement.


Elle le fouilla et retira une grande dague d’un fourreau caché derrière sa cuisse. Elle faisait presque la taille d’une petite épée. Elle le frappa avec le manche sur le sommet du crâne pour l’assommer, le traîna au fond de la cabine et ferma la porte.


Elle se trouvait désormais dans un couloir. Elle avança à pas de loup, monta un petit escalier et retrouva dans une grande cale : c’était la salle des canons. Tout était vide, personne n’avait visiblement remarqué l’absence du pirate édenté.


L’escalier principal qui menait vers le pont était de l’autre côté de la salle. Elle s’approcha prudemment en se cachant derrière les canons et les tonneaux.


Des voix joyeuses émanaient du pont. C’était de toute évidence une beuverie entre pirates. On distinguait des bruits de tonneaux ouverts au pied-de-biche et de choppes qui s’entrechoquaient. Un accordéon jouait une mélodie gaie et des rires surgissaient régulièrement.



-       Vive la Voile Sanglante ! Vive l’Amiral Firallon ! s’écria une voix.


-       Santé ! Répondirent toutes les autres.


-       Et voilà le nouveau tonneau de rhum. Servez-vous !


-       N’est-ce pas magnifique ? s’émerveilla une voix aigüe et grinçante. Un accordéon pour valser, du rhum et de la bière… Que nous faut-il de plus pour être heureux ?


-       Des femmes, je dirais.


-       Pardi, tu as bien raison, Jo ! s’exclama une voix grave et affirmée qui semblait être celle du capitaine. On en a justement reçu une aujourd’hui. Enfin, une elfe. On pourrait peut-être en profiter. Vous deux, allez la chercher.



Deux pirates descendirent l’escalier vers la salle des canons. Otilia plongea sous un cordage de rechange roulé en boule. Comme il ne la couvrait pas entièrement, elle plaça en plus quelques petites caisses sur le dessus, certaines contenaient des cordelettes et des écrous, d’autres de la poudre à canon.


Les deux hommes traversèrent la cale et descendirent vers la cabine où elle était enfermée quelques minutes plus tôt. Ils comprendraient rapidement la situation. Il fallait agir. Elle ne pouvait pas aller sur le pont, les pirates étaient y réunis. Elle avait déjà entendu parler de cet Amiral Firallon. On racontait des choses terribles à son sujet. Il valait mieux ne pas avoir affaires à lui.


Alors que faire ? Sauter à travers un hublot ? Ils étaient trop étroits. À moins que…



-       Par tous les crabes puants du Rivage Cruel ! s’écria une voix qui venait de la cabine.


-       Elle a assommé Jack la Rascasse !



Ça y est, se dit Otilia. Ils savent. Je n’ai plus le choix, il faut tenter un hublot.


Avant qu’elle n’ait le temps de sortir de sa cachette, les deux hommes firent irruption dans la salle des canons. Elle resta dissimulée le temps qu’ils montent sur le pont. C’était maintenant ou jamais. Elle se précipita sur le hublot le plus proche. Il était en effet serré, mais elle arrivait à s’enfoncer petit à petit.



-       Comment ? rugit l’amiral quand il apprit la nouvelle. Aux armes, les gars ! Fouillez le navire !



Ils descendirent dans la cale en catastrophe au moment même où les pieds d’Otilia disparaissaient à travers le hublot. Le fracas de leurs pas et leurs cris de colère les empêchèrent d’entendre le bruit de son corps qui tombait à l’eau.


Elle voulut se diriger vers le rivage, mais elle était mauvaise nageuse. Les vagues l’emportèrent vers un petit îlot composé uniquement d’un peu de sable et d’un palmier. Elle y vit une carcasse humaine couverte de crabes.


De tout ce qui se rapportait à la mer, les crabes étaient ce qu’elle haïssait le plus. Ces charognards vaseux et leurs horribles pattes cartilagineuses la répugnaient profondément. Leur manie de s’enfouir dans le sable, leurs sales petits yeux globuleux, leur détestable façon d’avancer sur le côté et de s’empiler sur les cadavres pour se goinfrer de chair pourrissante…


« Qu’on les ébouillante tous et qu’on les serve en salade ! Pesta-t-elle intérieurement. C’est tout ce qu’ils méritent. Enfin, qu’on les serve à d’autres. Moi, je n’y toucherai pas. »


En s’éloignant de ce spectacle dégoûtant, elle vit quelque chose qui lui donna de l’espoir. Un petit radeau en bois était échoué sur la plage. Elle s’en saisit, le mis à l’eau et se jeta dessus.


Le soleil commençait à se coucher. On voyait encore assez bien, mais cela ne durerait pas longtemps.



-       La voilà ! hurla une voix au loin.



Elle se retourna. À bord d’une petite barque, quatre pirates se dirigeaient vers elle. L’Amiral Firallon était à leur tête.



-       Reviens ici, espèce de garce ! cria-t-il.



Ils étaient encore assez loin. Otilia rama de toutes ses forces avec ses deux mains. Mais elle était maladroite, ses gestes étaient mauvais, et elle n’arrivait pas à manœuvrer son radeau. Il voguait où bon lui semblait, en changeant souvent direction.



-       Allez, assez plaisanté, dit l’amiral Firallon. Jo la Tremblote, fais parler ton tromblon. Dégomme-la !



Il tira plusieurs coups de feu, qui finirent tous dans l’eau.



-       Applique-toi, bon sang ! Vise mieux !


-       Désolé… C’est qu’on y voit de moins en moins…


-       Raison de plus pour te dépêcher ! Tire !



Otilia était complètement dépassée par la situation. Elle s’aplatit sur son radeau et se couvrit la tête. Jo la Tremblote devait bien porter son nom, car il ne visa pas une fois correctement. Ni Otilia ni le radeau ne furent touchés, les balles plongeaient dans l’eau les unes après les autres.


Les vagues gênaient la barque pirate, la faisaient changer de cap, les rameurs avaient le plus grand mal à la repositionner. Le radeau d’Otilia s’éloigna de ses poursuivants. Sa peau violette et ses longs cheveux bleu roi épousaient les couleurs du soir et faisaient d’elle une cible difficile à distinguer.  Au bout d’un certain temps, l’obscurité se fit plus forte et les pirates durent abandonner leur course.


Ne les entendant plus, Otilia releva la tête et se mit en position accroupie. Elle voyait encore le rivage au loin, mais sa vision devint de moins en moins nette. Elle essaya désespérément de rediriger son radeau, mais elle n’y parvint pas. La mer l’entraînait vers le large. Bientôt la nuit tomba complètement, et elle ne vit plus rien.


Impuissante, elle regarda la lune prendre sa place au sommet du ciel. Saisie d’un accès de rage, elle frappa son radeau avec ses deux poings.



-       Krus Kiskuss, espèce de sale raclure morbide de fin fond d’égout puant ! hurla-t-elle à l’horizon. Tu crois que tu vas t’en tirer ainsi ? Hors de question !



Elle se remit à ramer frénétiquement. Elle ne devait pas abandonner. Krus Kiskuss devait payer. Étonnamment, elle ne ressentait aucun mal de mer. Sa fureur de vivre l’en avait préservé. Pour se donner du courage, elle fredonna une chanson qu’elle adorait quand elle était petite, composée sur un vieux poème de marins explorateurs dont l’origine se perdait dans les âges.



À la voile, à la rame ou à la nage,

Quand le vent et la pluie frapperont nos visages,

Nous maintiendrons le cap en faisant face à l’horizon

Et franchirons tempêtes, typhons et tourbillons.



Sur son petit radeau, Otilia n’était pas protégée des vagues qui l’éclaboussaient régulièrement. L’obscurité les rendait encore plus menaçantes. Difficiles à discerner, elles se tortillaient dans la nuit, formaient des ombres mouvantes aux intentions maléfiques, puis surgissaient soudain, impitoyables masses d’eau noire s’ouvrant comme la bouche d’un monstre marin pour la dévorer, et s’abattaient sur elle.


Elles lui giflaient le visage, l’aveuglaient, lui piquaient les yeux. L’eau était glacée. Otilia fut bientôt entièrement trempée, et l’air frais de la nuit sur sa peau mouillée amplifia considérablement la sensation de froid. Elle était gelée, frigorifiée, et tremblait autant de peur que de froid.


Mais elle continuait de chanter.



À la rame, à la nage ou à la voile,

Nous voguerons vers l’inconnu en suivant les étoiles,

Ni la nuit ni la brume ne sauront nous égarer ;

Nous les traverserons à bord de nos voiliers.



Le froid se fit plus intense. Son corps grelottait, ses mains étaient engourdies. Autour d’elle, on ne voyait plus rien. L’horizon n’était plus que ténèbres, plus qu’une abîme noire menaçante, un désert au sol mouvant qui semblait décidé à l’engloutir.


Mais elle chantait toujours.



À la nage, à la voile ou à la rame,

Je jure sur ma vie, je jure sur mon âme,

Jusqu’à ce que mon dernier soupir glisse vers le néant,

Je dompterai les flots, les vagues et l’océan.

 


Elle avait faim et soif. Elle sentait ses bras s’affaiblir, ses gestes s’amoindrir. Le froid continuait de la faire souffrir, et cette mer noire et sombre la terrifiait. Pourquoi la lune produisait-elle une lumière si faible ? Cette garce ne pouvait-elle faire un effort ? Qu’elle aille au diable, elle aussi !



-       Krus Kiskuss… murmura-t-elle. Ordure… Fumier… Attends un peu que je te retrouve…



Une vague la fit chavirer. Elle remonta sur son radeau, trempée, grelottante, abattue. Elle avait perdu son cap. Elle essaya de chanter à nouveau, mais sa bouche engourdie l’en empêcha.


Bientôt, ses bras l’abandonnèrent. Elle devait faire une pause. Elle s’allongea sur le dos en fermant les yeux.



-       À… à la.. v… voile, à… à l… la… rame…



Elle s’arrêta. Elle ne pouvait plus chanter. Sa bouche tremblait de froid, comme le reste de son corps. La faim et la soif desséchaient sa gorge. De toute façon, elle mourrait de froid bien avant de mourir d’autre chose. Et cette obscurité impitoyable qui continuait de l’entourer, de l’oppresser…


Cela ne servait à rien. Elle ne savait plus où elle était, où elle allait, où était le rivage. À quoi bon ramer ? Elle n’avait de toute façon plus d’énergie. Il n’y avait plus d’espoir. Il ne restait plus qu’à se laisser errer sur l’océan, dans le noir total, et attendre la mort. Krus Kiskuss avait gagné.


Elle ouvrit les yeux une dernière fois. Le ciel était couvert d’étoiles. Elles étaient belles, scintillantes, merveilleuses. Elles seraient les dernières à la voir vivante. Seraient-elles tristes ? La pleureraient-elles au moins un peu ?


Bien sûr que non, semblaient répondre les étoiles. Nous nous foutons que tu meures, que tu souffres, que tu pleures. Sais-tu combien de marins nous ont supplié de les sauver, tandis que leur navire sombrait dans les profondeurs ? Nous les avons regardés mourir, et nous n’avons rien fait. Les humains s’imaginent que nous leur portons chance, mais que sont vos vies pour nous ? Quand tu seras morte, nous serons toujours là, nous serons toujours belles, et nous t’oublierons. Vous vous éteignez, nous perdurons. C’est ainsi.


Alors qu’Otilia s’apprêtait à fermer les yeux pour la dernière fois, elle tourna sa tête sur le côté. Elle vit une étoile plutôt étrange. Elle ne brillait pas comme les autres, n’était pas de la même couleur, et surtout, était plus basse. Beaucoup plus basse. Si basse qu’on pouvait presque se demander si…


Elle releva soudain la tête et plissa les yeux. Ce n’était pas une étoile. C’était une flamme. La flamme du phare de Baie-Du-Butin. Tranquillement, doucement, la mer la ramenait vers la ville. Elle était sauvée.


Alors, dans un ultime effort, elle se leva. La joie l’envahit. Une joie violente, féroce, l’exultation d’être en vie. Puis elle laissa place à une colère froide. Debout sur son radeau, elle regarda Baie-Du-Butin qui se rapprochait et dont elle distinguait déjà le port, serra sa dague dans sa main, et, allant chercher les dernières forces qui restaient dans les tréfonds de son être, arracha ces quelques mots à sa bouche déformée par le froid, la souffrance et la haine :



-       Krus Kiskuss… J’arrive.



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