Quai n°3
Vingt minutes plus tard, Russel venait de descendre de la voiture de son ami. La gare qu'il connaissait si bien se dressait devant lui. Cela lui rappelait ces matins, lorsqu'en allant travailler, sa route croisait celle de Glen. Et bien entendu, la première fois qu'il lui avait parlé. Tout avait commencé ici, et tout se terminerait ici, pensa Russel. Puis, il s'avança vers le hall de la gare la boule au ventre. Il appréhendait la réaction de Glen. Il espérait qu'il ne lui en voudrait pas trop d'être venu le retrouver avant son départ. Mais il n'avait pas su résister à la tentation. Et puis l'insistance de son meilleur ami l'avait fait céder. Il entra dans le hall qu'il parcourut immédiatement du regard. On n'entendait que les bavardages incessants des voyageurs et le bruit des valises roulant sur le carrelage. Dans un coin, des gens s'entassaient devant les guichets, d'autres attendaient leur café au pied des distributeurs, et quelques enfants chahutaient près des portes automatiques. Mais Glen n'était pas là. L'horloge de la gare affichait presque 17h20. Russel se dirigea vers le panneau des horaires et vit que le départ du prochain train était prévu pour 17h34. Cela lui laissait un quart d'heure. Il se sentait à la fois nerveux et impatient. Il lui faudra probablement trouver une excuse lorsqu'il se fera sermonner par Glen pour son entêtement. Il resta quelques secondes perdu dans ses pensées avant de songer à sortir sur les quais fumer une cigarette. Mais lorsqu'il se retourna, Glen apparut à quelques mètres de lui, les yeux rivés vers le panneau d'affichage, une grosse valise à la main, et son sac sur le dos. Tout à coup, Russel sentit son cœur battre fort dans sa poitrine. C'était le moment. Il ne le quitta pas du regard, jusqu'à ce que celui du jeune homme rencontre le sien. Puis, Glen maintint ses yeux braqués sur lui un instant, comme s'il ne croyait toujours pas ce qu'il voyait. Russel esquissa un sourire timide et désolé. Mais l'autre leva les yeux au ciel face à sa détermination. Il secouait la tête comme pour dire non alors que Russel s'avançait maintenant vers lui.
- Qu'est-ce que tu fais là ? lança immédiatement Glen.
Le jeune homme haussa les épaules :
- J'avais envie de te voir.
- Je savais que j'aurais mieux fait de ne rien te dire, répondit-il un sourire en coin. T'es vraiment têtu.
- Je sais, dit Russel en lui rendant son sourire.
Les deux jeunes hommes se dévisagèrent un instant au milieu de la cohue de la gare. Puis Glen jeta un dernier coup d'oeil au panneau d'affichage :
- Il faut que j'aille au quai numéro trois, je suppose que tu m'accompagnes ?
Russel hocha la tête et ils se dirigèrent vers l'extérieur. Ils marchaient silencieusement, comme deux gamins intimidés. Quelques fois, ils se jetaient de furtifs regards avant de regarder leurs pieds à nouveau. Puis, Glen prit la parole :
- On se croirait dans ces films à l'eau de rose débiles à la Notting Hill ...
- J'ai jamais vu Notting Hill, répondit Russel en riant.
- Moi non plus, mais y'a toujours cette scène-cliché dans une gare ou un aéroport où le gars fait sa déclaration d'amour sous les applaudissements des passants.
- C'est ce qui nous attend ?
- Tu peux toujours essayer, mais si tu veux mon avis, ils nous jetteraient sous un train plutôt que d'applaudir...
Ils pouffèrent de rire en s'avançant d'un pas nonchalant vers le quai de la gare. Là, ils s'arrêtèrent face à face. Russel ne pouvait s'empêcher de sourire, simplement parce qu'il était heureux de retrouver Glen mais aussi parce que son départ imminent le rendait nerveux. Maintenant qu'il se trouvait devant lui, le moment était venu de lui dire quelques dernières paroles en bonne et due forme, histoire de s'alléger le cœur.
- Glen, commença-t-il, je voudrais juste que tu saches que j'ai passé des moments avec toi que je n'oublierai jamais. C'est peut-être niais au possible de te dire ça, mais... Tu m'as apporté beaucoup et jamais je ne regretterai ce qu'il s'est passé, malgré nos disputes.
Glen avait du mal à rester impassible devant ces mots, et ses yeux n'arrêtaient pas de fuir ceux de Russel. Sa gorge se resserrait et sa peine qu'il s'était efforcé de cacher jusqu'ici, ressortait malgré lui.
- J'espère que tu trouveras ce que tu cherches là bas en Angleterre et...
Russel s'arrêta dans son élan en voyant la mine du jeune homme se décomposer instantanément devant lui. Glen flanchait peu à peu, et essayait de cacher ses yeux rougis par des larmes qu'il refusait de laisser couler. Il se sentait faible devant le regard de Russel et il détestait perdre son sang froid de cette façon.
- Tu fais chier, je te jure... Pourquoi t'es venu, bordel, je t'avais dit...
Sa gorge nouée l'empêcha de terminer sa phrase et il préféra se cacher derrière ses mains. Russel était désemparé. Il ne pensait pas que Glen serait aussi affecté, lui qui s'était montré distant lors de leur premier au revoir. Maintenant Russel connaissait son comportement. S'il lui avait interdit de venir c'est que Glen ne voulait pas qu'il le voit dans cet état. Selon lui, montrer ses sentiments était un signe de faiblesse. Il avait perdu sa fierté en tombant amoureux de John, et désormais il en avait trop pour pleurer devant un homme. Mais aujourd'hui, il avait craqué. Et de plus, pour un homme qu'il ne connaissait que depuis quelques mois, et qu'il avait abordé sur un coup de tête, un matin. Il avait bien du mal à se comprendre. Bien sûr, il ne regrettait rien. Il avait simplement redouté ce moment. Il avait pourtant espéré partir de chez Russel comme ça, sans un mot, et s'en aller sans trop de peine. Mais il avait fallut qu'il revienne le voir juste avant son départ...
- Putain, murmura Glen. Mais qu'est ce que je fous...
Russel fut touché par la réaction du jeune homme. Il commençait à sentir à son tour une grande tristesse l'envahir. Pourtant, il faisait de son mieux pour ne pas craquer. Après tout il n'était pas venu le voir pour pleurer... Mais lorsque Glen laissa échapper un sanglot, Russel eut du mal à se contenir. Il s'avança vers lui pour le prendre aussitôt dans ses bras. Il pouvait entendre sa respiration entrecoupée de quelques sanglots. Russel sentait les larmes lui monter aux yeux mais il ne les laissa pas couler. Il serra Glen contre lui, pour tenter de le réconforter tant bien que mal. Puis, celui-ci se ressaisit et relâcha son étreinte pour essuyer ses yeux encore humides. Il n'arrivait pas à détacher ses yeux du sol et le regard insistant de Russel posé sur lui l'embarrassait davantage. Ne sachant plus quoi dire, il sortit une enveloppe en papier kraft de son sac qu'il tendit au jeune homme.
- Je voulais te l'envoyer une fois arrivé là bas mais je ne me souvenais plus de ton nom de famille alors ...
Russel laissa échapper un rire timide. Il détailla l'enveloppe qu'il tenait entre ses mains, les yeux brillants, avant de remercier Glen. Il était touché par cette petite attention.
- Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.
- Tu verras ça en arrivant chez toi, sinon c'est plus vraiment une surprise.
Russel acquiesça, un sourire aux lèvres.
- Je verrai ça alors.
Puis, il ne put s'empêcher de planter ses yeux dans ceux de Glen. Il fallait que cette image lui reste en mémoire. Aussi, il mourrait d'envie de l'embrasser une dernière fois mais il n'osait pas. Le regard des quelques passants sur le quai l'embarrassaient malgré lui. Soudain, une voix robotique féminine retentit pour prévenir les voyageurs de s'écarter de la ligne jaune car le train allait arriver en gare. Glen vérifia le panneau d'affichage au dessus d'eux : c'était l'heure. Russel sentit la tristesse et l'appréhension l'envahir à nouveau. Il avait encore du mal à réaliser qu'il partait si loin. Mais après tout, il ne pouvait le retenir... Le train arriva doucement mais bruyamment pour venir s'arrêter à leur hauteur. Glen tourna la tête en sa direction avant de se tourner vers le brun, qui s'était perdu dans ses pensées.
- Bon, je vais y aller, dit-il.
Russel releva les yeux vers lui et hocha la tête contre son gré. Ils restèrent un instant à se dévisager une fois de plus, sans trop savoir quoi faire. Pourtant tous deux désiraient la même chose. Glen n'osait pas le brusquer, tandis que Russel luttait contre sa timidité. Pourtant le temps défilait et allait bientôt leur manquer.
- Je vais y aller, Russel.
Voyant que le jeune homme ne bougeait pas, Glen se décida à partir avant que son train ne parte sans lui. Il remit son sac sur le dos et empoigna sa valise, tandis que l'autre le regardait, paralysé. Russel savait qu'il le regretterai mais c'était plus fort que lui. Embrasser un homme comme ça, à la vue de tous, le troublait terriblement. Même si Glen était resté, aurait-il pu l'aimer un jour dans un monde de préjugés et de tabous ? Il n'en était pas sûr... Il l'aurait sans doute déçu. Puis il repensa à ce qu'il avait dit à Glen un peu plus tôt, que leur histoire aussi brève soit elle, lui avait apporté beaucoup. Après tout, c'était vrai. Russel avait appris que l'amour n'avait pas de limite et qu'on ne choisissait pas ce genre de chose. Ils avaient partagé et débattu leur vision de la vie durant leurs moments passés ensemble. Russel avait découvert tout cela au travers de la tolérance et l'écoute. Et maintenant, il se retrouvait paralysé devant Glen parce qu'aimer un homme n'était pas socialement acceptable ? Il aurait pourtant voulu faire comme lui, et se foutre des préjugés et des gens. Russel aurait aimé être un peu plus courageux. Il aurait voulu prouver à Glen que montrer ses sentiments n'était pas toujours une faiblesse mais aussi une force. Il n'avait pas honte d'avoir aimé un homme. Et surtout il ne voulait pas décevoir Glen.
- Attends !
Russel rejoignit le jeune homme qui s'était mis en route. Lorsque celui-ci se trouva face à lui, il s'approcha, hésitant, de ses lèvres. Voyant qu'il ne manifestait aucune opposition, il effleura sa bouche. Son coeur battait à tout rompre et il avait chaud. Il s'efforçait de faire abstraction du reste, tandis que Glen, surpris par son geste, se pendait maladroitement à ses lèvres. Il posa sa main sur sa joue et pendant quelques secondes, il s'abandonna à ce baiser inattendu. Russel ferma les yeux pour ne plus se préoccuper de ce qui les entourait. Puis, lorsqu'il mit fin à leur étreinte, ils se regardèrent un instant, se sourirent, et Russel lui vola un dernier baiser avant de le laisser entrer dans un des wagons du train. Il le suivit des yeux, jusqu'à ce que les portes automatiques se ferment. Ils s'échangèrent un dernier regard à travers la vitre, quand une sonnerie retentit tout à coup, annoncant le départ du train. Russel s'accrochait aux yeux de Glen tandis que le wagon s'éloignait doucement du quai. Il ressentit un pincement au coeur en voyant la machine qui filait sur les rails. Sur le quai numéro trois, c'est ainsi que leur histoire s'est achevée en une grise journée d'automne. Russel resta un instant sur le quai, interdit, le coeur lourd. Il ne put retenir ses sanglots plus longtemps et laissa couler quelques larmes, qu'il essuya d'un coup de manche. Il fallait qu'il rentre. Retrouver un peu de chaleur et de compagnie à la maison de Jamie ne pouvait que lui faire du bien... Il jeta un dernier coup d'oeil vers l'horizon, là où le train avait emporté Glen, avant de se mettre en route, les mains dans les poches et les yeux humides. Quelques ados ricanèrent sur son passage, mais Russel ne les vit pas. Son esprit divaguait ailleurs, frappé soudainement par une douce nostalgie...