Quai n°3
Le ciel couvert donnait à la ville un air plus morne que jamais. Le temps était froid et maussade. Il n'y avait presque personne dehors, ce qui n'était pas très étonnant pour un dimanche. Russel était posé à la fenêtre et fumait une cigarette. Désormais, il se sentait vide. Tout à coup, sa vie redevenait comme avant. Il était à nouveau seul dans son petit appartement, au milieu d'une triste banlieue. Glen était sûrement en train de faire ses bagages. Cela faisait maintenant presque une heure qu'il était parti. Et cela faisait une heure que Russel tournait en rond, l'esprit complètement ailleurs. Il se demandait si Glen serait heureux, là-bas en Angleterre. Si la vie serait aussi différente qu'il l'avait espéré. Après tout, il se lasserait sans doute un jour comme il s'était lassé de sa vie ici. Russel ne pouvait pas s'empêcher de se dire qu'il faisait fausse route. Que la vie ne serait pas mieux une fois que le décor aura changé. Parfois il ne faut pas forcément faire table rase du passé pour se construire un nouveau départ. La preuve, Russel avait l'impression que sa vie avait pris une toute autre couleur depuis ces quelques mois. Son appartement était resté le même mais il lui avait paru plus vivant et empli d'une atmosphère plus chaleureuse lorsque Glen avait été là avec lui. Et maintenant, tout était froid, plat et silencieux. Le pays ou l'endroit dans lequel on est n'a aucune importance. La seule chose qui importe est d'être avec la bonne personne. Celle qui peut réchauffer un froid glacial et éclairer un coin sombre. Le tout n'est pas de courir après son bonheur, c'est de le savourer quand il est présent. C'est ce que Russel aurait sûrement dû répondre à Glen lorsqu'il lui avait demandé s'il était heureux. Peut-être qu'il aurait pu le faire réfléchir. Pas pour qu'il reste, juste pour qu'il arrête de vouloir toujours fuir en pensant que la vie est meilleure ailleurs. Le bonheur n'a pas de frontières, il est là n'importe où. Mais maintenant Glen était trop loin pour entendre tout ça. Russel écrasa son mégot de cigarette et ferma la fenêtre. Il entendit une petite musique au loin. Il s'arrêta quelques secondes et fronça les sourcils. Puis, il reconnut la sonnerie de son portable qui était resté tout ce temps dans sa chambre. Il se précipita dans celle-ci et chercha son téléphone dans les draps du lit. Lorsqu'il le retrouva, il décrocha enfin.
- Oui ?
- Eh bah, c'est au bout de la sixième fois que tu te décides à répondre ?!
Il reconnut tout de suite Jamie et son air mécontent au bout du fil. D'ailleurs...
- Oh non... On est dimanche ?
- Ouais et tu devrais déjà être là depuis plus d'une heure ! Qu'est-ce que tu fous, Lois s'inquiétait !
- Oh je suis vraiment désolé !! J'arrive dans dix minutes, d'accord ?
Il raccrocha sans même laisser à son meilleur ami le temps de lui répondre. Quel con ! Il avait tellement été préoccupé par cette histoire avec Glen qu'il en avait oublié l'anniversaire de sa filleule... La date avait déjà été fixée longtemps à l'avance et tout ça lui était complètement sorti de la tête. Il avait un peu honte de lui... Il espérait que Jamie ne lui en voudrait pas trop. Il prit sa veste, et sortit en trombe de son appartement. Lorsqu'il arriva à un arrêt, il dût attendre quelques minutes sous la pluie qui s'était mise à tomber tout à coup. Il monta dans le premier tramway qui passa, en se réjouissant d'y être enfin à l'abri. Il s'assit à côté d'un groupe de jeunes qui étaient en train de rigoler et de parler à tue-tête. De là où il était, il pouvait entendre leur conversation très distinctement. Ils parlaient d'une soirée et d'un certain Mike qui avait vomi après un concours de shooters vodka. Russel levait les yeux au ciel en entendant leurs moqueries et leurs exploits alcoolisés. À leur âge, il profitait de son temps pour aller s'amuser simplement entre amis autour d'un jeu vidéo ou pendant une ballade en forêt. Les temps avaient sans doute changé... Ça l'attristait un peu de s'en rendre compte. Tout à coup, une voix robotique retentit pour signaler le nom de l'arrêt et Russel sortit de ses pensées. Il se leva et attendit l'ouverture automatique des portes. Une fois dehors, il profita du calme qui régnait dans la petite rue excentrée du centre ville pour se vider la tête. Jamie habitait à deux pas d'ici. Sans plus tarder, il se mit en route, les mains dans les poches, mais il se perdit à nouveau dans ses pensées. Glen lui revenait sans cesse en tête. Il l'imaginait faire ses bagages, le voyait dans un train puis un avion, en train de s'enfuir loin d'ici. Russel ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'il se serait passé si Glen était resté. Mais il se rappela à l'ordre : cela ne servait à rien de se poser ce genre de questions. Après tout, ce qui était fait, était fait. Il arriva devant la maison de Jamie, un petit pavillon semblable à tous les autres du quartier. Il s'avança jusqu'à la porte d'entrée en s'efforçant de relativiser: voir du monde lui fera sans doute le plus grand bien. Il toqua trois fois avant de voir le visage de Jamie apparaître.
- Toujours en retard hein ? lança-t-il.
- Je suis vraiment désolé, Jamie. J'avais l'esprit ailleurs... Mais j'ai rapporté un cadeau pour Kate.
- C'est surtout elle qui aurait été déçue de ne pas te voir pour ses 10 ans...
- C'est une grande maintenant, dit Russel en souriant lorsqu'il aperçut la fillette au coin de la pièce.
Elle l'accueillit à bras ouverts, un large sourire accroché au visage. Russel se baissa à sa hauteur et la prit dans ses bras. Il sortit de sa poche un petit écrin blanc sur lequel était écrit "Golden Garden" en lettres dorées. La petite fille la prit dans ses mains avec précaution et l'ouvrit tout doucement. Dedans, une broche dorée en forme de violoncelle, incrustée de petits diamants brillait sur son coussin noir. Kate avait des yeux tout aussi scintillants que son cadeau et sautillait de joie en montrant le bijou à son père.
- Je crois bien que tu as fait une heureuse, dit Jamie en riant.
Russel fit un clin d'oeil à Kate.
- Toute princesse se doit d'avoir ce genre de trésor, n'est-ce-pas ? lança-t-il.
- Oui ! s'exclama la petite fille, le sourire aux lèvres. Merci !
- Au fait, je suis désolé d'être arrivé en retard, dit-il. Il fallait bien que je me fasse pardonner...
Elle lui sourit timidement en regardant le bout de ses pieds.
- Je crois que tu l'es, lança Jamie. Eh bien, maintenant que tout le monde est là, on va manger le gâteau !
- Ouiiii ! s'écria Kate en se précipitant dans le salon.
Dans la cuisine, Lois plantait les 10 bougies sur le gâteau. Celui-ci était recouvert de crème et décoré de quelques roses en pâte d'amandes. Russel entra pour saluer Lois et s'excuser de son retard, une fois de plus.
- Tu es vraiment tête-en-l'air, décidément.
- Oui, en ce moment, je fatigue un peu, dit-il. Désolé...
Elle l'examina du coin de l'oeil.
- Allé, répondit-elle, aide moi plutôt à allumer les bougies.
Ils échangèrent un sourire complice et finirent de préparer le gâteau pour son entrée en scène. Dans le salon, quelques amis et membres de la famille était réunis pour l'anniversaire de Kate. On se racontait des blagues en buvant du champagne et du jus d'orange. Quelques paquets cadeaux n'avaient pas encore été ouverts et patientaient sagement dans un coin de la pièce. Kate trépignait, impatiente de pouvoir découvrir de nouveaux jouets. Dans la cuisine, lorsque toutes les bougies furent allumées, Russel se porta volontaire pour apporter le gâteau au salon. À son arrivée, tout le monde se mit à chanter la fameuse mélodie d'anniversaire, tandis que Jamie s'armait d'un appareil photo pour immortaliser ce moment. Après avoir fait son voeux, Kate souffla ses bougies et tout le monde l'applaudit. Puis, le gâteau fut découpé et servi tandis que la jeune fille ouvrait ses derniers cadeaux. Russel la regardait, amusé. Il avait réussi à oublier le départ de Glen durant quelques instants. Mais malgré tout, il n'arrivait pas à en faire totalement abstraction. Cela passerait au bout de quelques semaines sans doute, se disait-il. Mais pour le moment, tout était encore trop récent. Il se maudissait d'y penser alors qu'il devait être là pour sa filleule le jour de son anniversaire. Sans parler du fait qu'il était arrivé en retard... Il ne se laisserait jamais emporter par ses sentiments à l'avenir. Même si son aventure amoureuse avait été une toute nouvelle expérience pour lui, y penser sans cesse n'était pas la meilleure solution. Il devait redescendre sur Terre et profiter de ces quelques instants avec son meilleur ami et sa petite famille. Tout à coup, Jamie le sortit de ses pensées.
- Tu viens dehors ? demanda-t-il à Russel. Je vais fumer une clope.
Il acquiesça et le suivit jusque devant la maison. Là, Jamie lui tendit une cigarette qu'il accepta volontiers.
- Au fait, dit-il, t'avais pas des choses à me dire ?
Russel fronça les sourcils.
- Comment ça ?
- Quand on était au bar l'autre soir, t'es allé dehors et quand t'es revenu, tu m'as dit que tu rentrais avec quelqu'un.
- Ah oui, ça ...
Russel sentit la gêne le gagner. Il redoutait de tout dévoiler à son meilleur ami. Même si après tout ils se connaissaient depuis leur adolescence. Et Jamie ne l'avait jamais jugé, il avait toujours été là lorsqu'il en avait eu besoin, attentif au moindre problème que son ami rencontrait. Russel se rassura autant qu'il le pouvait avant d'engager la conversation qu'il redoutait tant.
- En fait, j'étais avec Glen... Il m'a abordé à la gare un jour pour m'inviter à une soirée qu'il passait avec des amis... Et ensuite on s'est revus. C'est avec lui que je suis rentré lorsque l'on était au bar toi et moi.
- D'accord. Mais pourquoi tu ne m'as rien dit ? Il s'est passé quelque chose ?
- Jamie... Ça me fait vraiment bizarre de devoir te parler de ça. Je sais que je peux te faire confiance mais...
- Bien sûr que tu peux me faire confiance, le coupa Jamie. Tu peux tout me dire, tu le sais.
- Oui, oui, répondit Russel. Je sais. C'est juste un peu compliqué... Ce mec ne voulait pas simplement se faire un ami. Il me draguait si tu préfères...
- Il est... gay ?
Russel acquiesça d'un hochement de tête. Il redoutait la réaction de son ami.
- Et... ? C'est tout ? demanda-t-il.
- Non, non... On a passé la soirée ensemble à mon appart'...
Il marqua une pause. Il préférait y aller par étape. Puis il se mettait à étudier l'expression de Jamie pour y déceler la moindre gêne. Mais tout ce qu'il voyait sur son visage n'était qu'une envie irrépressible de connaître le fin mot de l'histoire.
- Et en fait, reprit Russel, il m'a embrassé...
Il voyait bien que Jamie ne savait pas trop quoi dire. Ses yeux se perdaient dans le vague. Pourtant il l'écoutait avec une attention et un sérieux presque déstabilisant. Son visage restait figé ; ni choc, ni surprise, ni dégoût. Il avait beau connaître son ami, Russel ne savait pas si cela était bon signe ...
- Comment tu as réagi ? demanda Jamie pour briser le silence.
- Eh bien... Au début j'étais un peu surpris... Il a senti mon malaise alors il a décidé de partir mais je l'ai retenu... Sans trop savoir pourquoi. Ensuite on a parlé pendant un bon moment...
Soudain Russel se tut. Il commençait à devenir nerveux, et son corps le trahissait. Il se passait la main sur le visage, fuyait le regard de Jamie ou regardait ses pieds. Celui-ci le vit tout de suite et essaya de le rassurer.
- Tu sais, dit-il, tu peux m'en parler. Je n'ai pas à te juger, je suis ton ami et si tu as quelque chose qui te pèse sur la conscience, tu peux m'en parler... Je suis là pour ça, mec...
Russel se tourna vers son ami, qui ne le quittait pas des yeux. Il souffla, évacuant ainsi tout son stress et son appréhension. Il se sentait presque coupable d'avoir pu penser que Jamie aurait mal réagi. Mais comme toujours, il était là pour porter avec lui ses fardeaux. Pendant tout ce temps, Glen n'avait pas quitté ses pensées, et Russel n'avait jamais rien dit à personne. Il s'était senti fautif de garder ce secret pour lui seul, et d'avoir menti à Jamie. Mais immédiatement, un soulagement était venu l'envahir après ses quelques mots réconfortants.
- Il s'est passé quelque chose entre vous ? demanda Jamie qui essayait d'aider son ami à se confier à lui.
Après quelques secondes d'hésitation, Russel confirma d'un signe de tête.
- Au début c'était étrange de faire... ce genre de chose... avec un homme. Mais ensuite, c'était presque évident. Je n'ai jamais ressenti ça avec aucun mec auparavant, ça ne m'a même jamais traversé l'esprit. Mais avec lui c'était... Je sais pas, c'était différent...
Jamie l'écoutait toujours, impassible.
- Je suis désolé de te raconter tout ça... Ça doit... te faire bizarre.
- Non non ne t'excuse pas. Je n'y ai jamais réfléchi mais... Je suppose que ça peut arriver. Du moment que tu es heureux avec la personne que tu aimes, tu sais, que ce soit un homme ou une femme ça n'a pas beaucoup d'importance...
- Oui oui je sais, je sais... Je ne pense pas être homo ou quoi, c'était juste... Glen.
Jamie lui tapa l'épaule, un sourire en coin.
- Je comprends pourquoi tu étais si préoccupé en ce moment alors, lança-t-il.
- Oui... Je n'osais pas t'en parler.
- Ne t'en fais pas... En tout cas je suis content que tu m'en parles maintenant. Ça prouve que tu me fais confiance.
- Je n'aurai pas pu te mentir indéfiniment, lança Russel en affichant un petit sourire.
- J'espère pas, répondit Jamie en riant. Mais du coup... Il y a une suite à tout ça ?
Tout à coup, le visage de Russel s'assombrit. Il repensa un instant à Glen qui désormais, devait être en route pour son voyage. Une nouvelle vie l'attendait là-bas et il ne savait pas s'ils se reverraient un jour...
- Non... dit-il.
- Pourquoi ?
- Il est parti en Angleterre.
- Pour quoi faire ?
- S'installer là-bas. Il avait tout prévu depuis un moment déjà...
- Je vois... Vous allez garder contact, non ?
Russel haussa les épaules. Il sentit sa gorge se nouer. Malgré ses efforts, il ne pouvait rien faire contre sa peine.
- Je n'en sais rien, dit-il. Même si c'était le cas ça ne nous mènerait à rien. Je suppose qu'il vaut mieux oublier tout ça pour vivre notre vie chacun de notre côté.
Jamie regarda son ami d'un air triste. Il voyait bien que cela l'affectait, et même si cette nouvelle le surprenait un peu, il ne pouvait s'empêcher de partager sa peine.
- Il part quand ? demanda-t-il à Russel.
- Il est parti en début d'après-midi, il était avec moi à l'appart'.
Il se revit avec Glen, le matin entre les draps, puis au moment de son départ. Ils ne s'étaient échangés qu'un regard, un "salut" regrettable et désolé. Russel aurait voulu le serrer dans ses bras une dernière fois mais il n'avait pas osé. Glen l'avait prévenu que les adieux n'étaient pas son truc.
- À quoi tu penses ? demanda Jamie qui voyait le regard du jeune homme se perdre dans l'air. Celui-ci haussa les épaules :
- On s'est à peine dit au revoir...
D'un geste machinal il jeta un coup d'oeil à son téléphone portable. Glen lui avait dit que son train était à 17h30 ; il était 16h56.
- De toute façon, il part dans une demi-heure... pensa-t-il tout haut.
- Où ça ?
- À la gare. Son train est à 17h30.
Jamie regarda sa montre, puis sa voiture.
- En un quart d'heure on peut y être.
- Quoi ? demanda Russel qui avait du mal à comprendre ce que son ami avait en tête.
- Russel, je vois bien que ça te préoccupe. Alors ce que je te propose c'est de te déposer à la gare. Tu ne sais pas si tu vas le revoir... Ce n'est pas bien de regretter. Alors va lui dire au revoir.
Russel sentit son cœur s'emballer. Il n'aurait pas imaginé que Jamie serait si compatissant. Mais il aurait l'air ridicule, et Glen lui avait fait promettre de ne pas venir le voir à la gare. De plus, c'était l'anniversaire de sa filleule, il ne pouvait pas partir comme ça...
- Non non Jamie, c'est l'anniversaire de Kate, on est tous réunis, je ne peux pas...
- On reviendra juste après, t'en fais pas. Elle a déjà ouvert ses cadeaux.
- Je... Je sais pas si c'est une bonne idée...
- On fait comme tu le sens. Moi ça ne me dérange pas de t'emmener. Tu as sûrement des choses à lui dire, non ?
Russel se mit à peser le pour et le contre. Malgré l'interdiction de Glen, il ne pouvait nier qu'il avait envie de le revoir. Juste cinq ou dix minutes. Juste pour lui dire qu'il avait passé de beaux moments à ses côtés, et qu'il n'avait pas honte de ça. Lui souhaiter bon voyage et que sa nouvelle vie en Angleterre lui convienne. Et revoir une dernière fois ce regard, pour pouvoir s'en rappeler un peu plus longtemps. Toutes les raisons étaient de son côté...
- Alors, on y va ? demanda Jamie.