Quai n°3
Glen s'était levé pour aller préparer deux cafés dans la cuisine. Accroupi devant le petit réfrigérateur, il cherchait une brique de lait, en rêvassant. Dès qu'il la trouva, il avança le bras pour la saisir et referma la porte. Puis, il remarqua des lettres en plastiques aimantées sur celle-ci. Il sourit, en pensant à l'idée diabolique qui venait de lui traverser l'esprit et replaça les lettres autrement. Il contempla sa bêtise, fier de lui et se releva pour finir de préparer le café. Il versa un peu de lait dans chaque tasse avant de les poser sur un plateau et de partir dans la chambre les apporter au lit. Russel, qui venait de se réveiller, se releva doucement pour s'asseoir. Glen s'assit à côté de lui en faisant attention de ne rien renverser et posa le plateau sur les draps.
- Bien dormi ?
- Ça va, répondit Russel en se frottant les yeux.
- Je t'ai entendu ronfler toute la nuit...
- N'importe quoi !
Glen se mit à rire en voyant la mine boudeuse du jeune homme.
- Eh, tu pourrais me dire merci, j'ai apporter le café ! lança-t-il en lui tendant une des tasses fumantes.
- Rattrape-toi, rétorqua Russel en la prenant dans ses mains.
Glen le regardait boire son café, un sourire aux lèvres.
- Quoi ? lança-t-il.
- Rien. J'ai pas le droit de te regarder ?
- Bois ton café, ça va refroidir.
- Bien chef, répondit Glen en riant.
Quelques rayons de soleil passaient entre les rideaux de la chambre pour venir éclairer le mur. D'innombrables photos et cartes postales le remplissaient, toutes représentant différents paysages. Le regard de Glen les parcourait avec attention.
- Ce sont des cartes de pays dans lesquels t'es déjà allé ? demanda-t-il.
- Y'a de tout, répondit Russel.
- Comment ça ?
- Il y en a de pays que j'ai déjà visité et d'autres, de ceux que j'aimerais visiter. Et il y a aussi des cartes que j'ai reçu.
Glen le regardait maintenant avec de grands yeux.
- Alors il est là, ton côté aventurier... murmura-t-il.
- Quoi ? demanda Russel.
- J'aime bien.
- Qu'est ce que tu aimes bien ?
- Le fait que tu aies l'envie de voyager, de découvrir.
- Bien sûr que j'en ai envie, dit Russel. J'aimerais voyager plus souvent...
- Alors fais-le, rétorqua Glen.
- Si seulement c'était aussi simple...
- On devrait toujours pouvoir trouver du temps pour ça...
Et alors, les deux jeunes hommes se perdirent dans leurs pensées, au milieu de décors paradisiaques et lointains imprimés sur quelques bouts de carton. Russel repensa tout à coup à l'Angleterre...
- Tu prends le train aujourd'hui ? demanda-t-il.
- Oui, pour aller à l'aéroport, répondit Glen.
- À quelle heure il est ?
- Pourquoi tu veux savoir ?
- Comme ça.
Le jeune homme soupira :
- Si je te le dis, tu me promets de ne pas vouloir m'accompagner ou quoi que ce soit, d'accord ? Je déteste les au revoirs.
Russel haussa les sourcils.
- D'accord... dit-il.
- Je pars vers 17h30.
L'autre hocha la tête et dans un réflexe, jeta un coup d'oeil à son réveil: il était bientôt midi.
- Je suppose que tu repars bientôt alors.
- Oui, je ne vais pas tarder... On peut déjeuner ensemble si tu veux.
Russel esquissa un petit sourire: ils passeraient encore un peu de temps ensemble. Il avait encore du mal à se dire que Glen aurait disparu la semaine prochaine. Il baissa la tête, et noya son regard dans sa tasse de café, l'air pensif. Son sourire avait disparu... Glen le dévisageait :
- Au lieu de faire la tête, tu vas nous faire un truc bon à manger pour ce midi. Je t'aide, si tu veux.
Russel releva le menton et se mit à rire.
- T'as faim ? demanda-t-il.
- Tu peux pas savoir à quel point, répondit Glen en l'embrassant.
Les deux jeunes hommes finirent leurs cafés au milieu du lit, sans un mot. Puis, ils se levèrent en direction de la cuisine après s'être habillés. Russel sortait les casseroles, les assiettes et les couverts tandis que Glen fumait sa cigarette à la fenêtre, l'air pensif.
- Des pâtes, ça te va ?
- Oui, t'inquiète pas.
Russel fit bouillir un peu d'eau, avant de préparer une sauce qu'il avait inventé, un soir de créativité. Glen s'approchait de lui, et posait sa tête sur son épaule pour le regarder faire. Cette présence l'embarrassait quelque peu.
- Si tu veux, tu... peux aller mettre la table... dit Russel.
- D'accord, répondit l'autre en s'exécutant.
Cinq minutes plus tard, ils s'installèrent à table pour manger.
- Tu réalises des projets d'art en ce moment ? demanda Russel.
- Euh ouais, répondit Glen sans trop de conviction. J'en avais commencé un mais j'ai un peu laissé tomber...
- Pourquoi ça ?
- J'avais plus trop de temps pour ça...
- Qu'est ce que c'était ? Une peinture ?
- Non, balbutia Glen. Des enregistrements...
- Des enregistrements ? répéta Russel.
- Ouais, mais c'est un peu compliqué à expliquer, dit-il avec un petit sourire.
- Explique moi.
- Comme si tu t'y intéressais vraiment !
Les deux jeunes se mirent à rire.
- Mais si, je m'y intéresse ! rétorqua Russel.
- Tu vas sûrement me prendre pour un mec bizarre...
- Pourquoi ? C'est des enregistrements de quoi ?
Glen pouffa de rire soudainement.
- Tu me fais peur Glen, lança Russel en riant. Je m'attends au pire avec toi.
- Non, mais... C'est juste qu'avant, lorsque je couchais avec un inconnu que je rencontrais en soirée ou peu importe, je lui demandais de parler de nos ébats le lendemain. Comment c'était, s'il avait aimé ou non et pourquoi. Et je l'enregistrais.
Russel fut un peu surpris et embarrassé par cette réponse. Il hésita quelques secondes.
- Et... commença-t-il. Il y a un sens derrière tout ça ?
- J'avais dit que tu allais me prendre pour un mec bizarre, lança Glen.
- Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Je te demande juste quel est le sens de tout ça.
- Eh bien, tu vois, pour moi, quand tu couches avec un inconnu, tu es comme une toile blanche sur laquelle tu essaies de projeter une image idéalisée de toi-même. Ça se ressent dans les gestes, l'attitude de l'autre, et dans ses réactions. Et c'est cette image qui m'intéresse. J'essaie de la faire ressortir en parlant de ça avec la personne...
- Hm hm...
Glen se sentit un peu gêné par l'expression perplexe de Russel qui le dévisageait, en fronçant les sourcils.
- Comme tout artiste qui parle de son travail, j'ai l'air con, dit-il en riant nerveusement.
- Juste un peu, répondit Russel en souriant. Mais plus sérieusement, tu vas en faire quoi de ces enregistrements ? Les passer en boucle ?
- Je ne sais pas encore, je ne sais même pas si je terminerai ce projet un jour.
- Ouais...
Glen remarqua que Russel se perdit tout à coup dans ses pensées.
- Qu'est ce qu'il y a ? demanda-t-il.
- Rien, je me disais juste que tu ne l'avais pas fait avec moi. Tes enregistrements...
- Non, je ne l'ai pas fait... Je n'avais pas envie de t'enregistrer.
- Pourquoi ?
- Parce que... Tu aurais sûrement pensé que j'étais taré ou une sorte de pervers. Je n'avais pas envie que tu penses ça de moi. Ceux avec qui j'ai fait ces enregistrements étaient des gars qui ne cherchaient que du sexe, et pareil pour moi. Je savais pertinemment que je ne les reverrais jamais. Alors je me foutais de ce qu'ils pensaient de moi. Mais avec toi j'estime que c'est différent... Je n'avais pas planifié de te mettre dans mon lit, tu sais, dit-il en riant. J'avais juste envie de te connaître...
Tom fut touché par ces mots. Tout à coup, il se rappela ce qu'il avait dit à Glen lorsqu'ils s'étaient disputés sur le quai un matin: "J'étais quoi moi pour toi ? Un plan baise comme un autre, c'est ça ?". Il réalisait maintenant qu'il avait été un peu plus que ça à ses yeux durant ces quelques moment passés ensemble. Et que même si Glen était du genre à vivre sans aucune attache, ils s'étaient indéniablement attachés avec le temps. Ils avaient parlé, ri ensemble, s'étaient embrassés, puis disputés... Ils avaient aussi pensé l'un à l'autre durant des mois. On n'imagine jamais à quel point on peut s'accrocher à une personne en si peu de temps. D'ailleurs Russel n'y croyait pas avant. Mais maintenant il savait que c'était possible. Et il appréhendait toujours le départ de Glen. Ils se regardaient sans plus rien dire, et un délicieux silence s'installait alors pour les faire savourer ces dernières minutes. Après avoir mangé, Russel roula un joint et ils s'installèrent tous les deux dans le canapé du salon. On n'entendait rien, mis à part le bruit de la ville qui s'engouffrait par la fenêtre ouverte face à eux. Ils fumaient l'un après l'autre et fermaient les yeux pour mieux sentir les effets de la douce drogue qui leur montait à la tête. Ils se mirent à parler de tout et de n'importe quoi, se rappelant des soirées bien arrosées en riant à tue-tête ou débatant sur leur vision du bonheur. Et même s'ils n'étaient pas d'accord sur tout, ils ne pouvaient s'empêcher de parler ensemble. Ils se bouffaient des yeux avec un sourire triste. Quelques fois, ils s'embrassaient de longues minutes, et s'enlaçaient en oubliant le temps qui lui, défilait toujours plus vite. À 14h30, Glen se décida à partir. Il rassembla ses affaires, mit sa veste, et se dirigea vers la porte d'entrée. Russel le suivit, complètement perdu dans ses pensées. Ils sortirent sur le pallier de l'appartement. Aucun des deux n'arriva à articuler un seul mot. Ils se dévisageaient, d'un air timide, les mains dans les poches. Ce silence presque embarrassant ne faisait qu'alourdir l'atmosphère. Puis, Glen releva la tête, murmura un "salut" presque inaudible avant de tourner les talons pour se diriger vers l'ascenseur. Russel, lui souhaita bon voyage. Ils s'échangèrent un dernier regard et Glen disparu au bout du couloir. Comme il l'avait fait la première fois, Russel partit à la fenêtre pour le regarder partir. À la différence qu'il ne le reverrait peut-être jamais..