Quai n°3
Glen entra le premier lorsque Russel lui ouvrit la porte. Dans le salon, il s'affala sur le canapé tandis que son hôte se planta devant lui.
- Tu veux quelque chose à boire ?
- Je veux bien une bière, dit-il.
Russel acquiesça avant de disparaître dans la cuisine. Glen regardait tout autour de lui. Rien ne semblait avoir changé depuis la dernière fois qu'il était venu ici. Les mêmes rideaux colorés, les mêmes étagères remplies de vinyles et de bibelots en tout genre. Et ce canapé où il était assis... Non, rien n'avait changé. Il retrouvait une atmosphère qu'il avait aimé la première et dernière fois qu'il était venu ici. Il aimait l'univers de Russel, sa personnalité et sa manie de collectionner les vieux objets. Il aimait sa vision des choses. Prendre soin de toutes ces vieilleries dont les gens voulaient se débarrasser, et leur donner une seconde vie. Dans cela, Glen retrouvait sa générosité et sa sensibilité qu'il appréciait particulièrement chez lui. Il pensa aussi au fait que son appartement à lui ne reflétait rien. Il était blanc et vide, propice à un départ perpétuel. Telle était sa vie. Un départ.
- Tiens, dit Russel en lui tendant une petite bouteille en verre et un décapsuleur.
- Merci, répondit Glen.
Il s'assit à côté du jeune homme et ouvrit la bière qu'il s'était rapportée. Tous deux buvaient silencieusement, et semblaient avoir l'esprit ailleurs. Puis, Glen sortit son tabac pour se rouler une cigarette et en profita pour engager la conversation.
- Sinon, quoi de nouveau depuis ?
- Rien de spécial, répondit Russel. Je travaille, et je sors. Et toi ?
- Pareil, sauf que au final, je sors de moins en moins, dit-il en riant.
- Pourquoi ça ?
- Je sais pas, je me lasse un peu, sans doute. C'est aussi pour ça que j'avais hâte de partir dit-il en léchant la feuille de sa cigarette.
- Tu te lasses de quoi exactement ? demanda Russel en fronçant les sourcils.
- Des gens, et puis de la ville aussi. Fréquenter toujours les mêmes personnes, les mêmes endroits...
- Ça fait partie de la vie, on y est tous confrontés, tu sais.
- Je sais, dit-il en soupirant. Mais je suis comme ça. Il faut que je bouge, j'aime pas la stabilité.
- Ouais... C'est vrai que je peux pas vraiment comprendre, moi je suis ici depuis des années, alors...
Glen haussa les épaules.
- Sûrement, dit-il.
Il laissa un moment de silence flotter dans l'air, puis reprit tout à coup :
- Mais t'as jamais eu envie de partir loin d'ici et de changer de vie ?
- Si, sans doute, répondit Russel. Mais les choses ont fait que je suis resté ici car la vie que je menais me convenait. Et je ne serai jamais sûr de retrouver une sécurité, un job, un logement comme ici. Alors je m'en contente, ajouta-t-il en souriant.
- Et tu comptes rester ici pour toujours ? lança Glen d'un ton moqueur.
- J'en sais rien, moi !
- Non mais... Je sais pas, voir toujours les mêmes gens, et puis la routine, le même train-train, les mêmes journées, les mêmes endroits... Ça te donne pas envie de te barrer d'ici et changer de vie, de voir des choses nouvelles ?
Russel haussa les épaules.
- Tu sais, dit-il, je me suis pas vraiment posé la question parce que j'avais pas de raison de me demander ça. Ici j'ai mon meilleur ami, ma filleule, mon job...
- T'es heureux ?
Russel dévisagea Glen durant un instant, d'un air étonné.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Pour que tu me répondes, dit-il simplement.
Russel se sentait agressé par cette question si soudaine et peu profonde. Comment pouvait-il juger de son propre bonheur, là comme ça ? Il avait aussi l'impression que Glen ne voulait pas le croire. Peut-être qu'il se sentait supérieur avec ces délires de voyages et de bohème. Quelques fois, Russel le trouvait très immature. Alors il lui posa une question qui au fond, lui brûlait les lèvres, avec la même amertume que celle de sa pensée :
- Et toi, tu penses que tu seras heureux là bas, tout seul ?
À ces mots, Glen eut un sourire en coin.
- Tu m'en veux...
- Tu ne tiendras même pas deux jours !
- J'ai pris ma décision !
- Je n'essaie pas de te retenir, Glen. Mais sois réaliste ! Tu te vois, assis dans une chambre d'hôtel, seul, sans amis, sans personne...
- Oui, l'interrompit Glen.
- Je ne te crois pas... Je ne te crois pas, répéta Russel. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'on a toujours besoin de quelqu'un. Tu vas devenir fou là-bas !
Glen soupira.
- Russel, vraiment, je n'ai pas besoin qu'on me fasse la morale, lança-t-il d'un ton glacial.
- En quoi ce sera différent d'ici en Angleterre ?
- Ça le sera.
Russel soupira en constatant que Glen refuserait de céder à ses principes; il était bien trop têtu et fier pour ça. Il partirait de toute façon. Sans savoir pourquoi, Russel sentait qu'il allait faire une erreur. Il savait qu'il ne retiendrait pas Glen de partir, mais il voulait au moins lui ouvrir les yeux sur ce à quoi il ne pensait pas: la solitude. Il l'avait tellement enduré lorsqu'il venait d'emménager ici il y a des années. Il savait que Glen aurait à y passer, lui aussi.
- J'espère que ça ira là-bas, alors, ajouta Russel en buvant une gorgée de bière, les yeux perdus dans le vide.
Glen sentait que la tension était montée d'un cran. Et il n'avait aucune envie de s'énerver ce soir.
- Eh Russel, dit-il, j'ai pas envie qu'on se prenne la tête à cause de ça. C'est pas pour ça que je suis là ce soir, si ?
- J'en sais rien, répondit le jeune homme d'une voix presque inaudible.
Glen sentit immédiatement que Russel n'allait pas bien. Ses yeux n'avaient pas cessé de fixer le plancher et son visage s'était assombri. Tout à coup, il cacha son visage dans ses mains.
- Russel...
Lorsque Glen posa sa main sur son épaule, l'autre se leva brusquement pour se diriger vers la salle de bain. Lorsqu'il se retrouva seul entre les quatre murs de la petite pièce carrelée, il releva la tête pour se retrouver face à lui-même. Le néon au dessus de lui renvoyait une lumière blanche et aveuglante qui donnait à son visage un air plus morne que jamais. Il posa ses mains sur ses joues et se rapprocha du miroir. Il tirait sa peau et semblait inspecter chaque détail de son visage tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes. Alors, il se frotta les paupières encore et encore. Lorsqu'il se trouva un peu moins minable, il se décida enfin à sortir retrouver Glen dans le salon. Celui-ci était maintenant posté devant la fenêtre ouverte, comme lors de leur première soirée. Russel sentit son coeur s'accélérer un peu plus et ses mains devenir moites. Mais sans perdre son sang froid, il inspira un grand coup et partit rejoindre Glen comme si de rien n'était. N'osant pas poser son regard sur lui, il se contenta de regarder droit devant. Tout à coup, la main froide de Glen se posa sur la sienne.
Russel sentit un frisson l'envahir à ce simple contact. Ses doigts se refermèrent alors sur cette main qui cherchait désespérément à se faire pardonner.
- Désolé, marmonna Glen.
- Désolé de quoi ?
- De tout ça...
Russel soupira. Il ne pourrait jamais lui en vouloir pour quoi que ce soit, de toute façon...
- Tu sais, continua Glen, peut-être qu'il vaudrait mieux que je parte maintenant...
À ces mots, Russel se crispa. Il était déçu que Glen pense cela. Car lui, il n'avait pas envie de le voir partir... Demain, il ne serait plus là pour de bon.
- La première fois aussi tu voulais partir, rétorqua Russel.
- Qu'est ce que ça veut dire ça, exactement ? demanda Glen.
- Arrête de t'enfuir, pour une fois.
Russel se tourna face à ce jeune homme qu'il désirait encore, au plus profond de lui... Et sans lui laisser le temps de répondre quoi que ce soit, il plaqua ses lèvres contre les siennes avec l'intention de ne plus le laisser s'échapper. Du moins, pas ce soir...