Quai n°3
- Alors, comment ça va, le boulot, tout ça ?
- Ça se passe, répondit Russel nonchalemment. La routine quoi.
- Ouais on connaît tous ça à un moment, je suppose.
Jamie sirotait tranquillement sa bière, assit en face de son ami.
- Y'a pas mal de monde ce soir, dit-il en balayant la pièce du regard.
En effet le bar était bondé. Pas si surprenant pour un samedi soir, pensa Russel. Un brouhaha fait de musique et d'éclats de voix remplissait la salle tandis que dehors, les fumeurs se rassemblaient en cercle pour discuter. Russel et Jamie étaient assis dans un coin, autour d'une table étroite et cherchaient maintenant un nouveau sujet de discussion.
- T'es sûr que ça va toi ? demanda Jamie. T'as pas l'air en forme.
- Tu me poses toujours la question, dit Russel. Ça va, un peu fatigué, c'est tout.
- Et toi tu remets toujours tout sur le dos de la fatigue. J'ai l'impression que quelque chose te préoccupe.
- Non ça va, répondit Russel en haussant les épaules.
Jamie marqua une pause.
- Pourquoi tu ne me dis rien ? dit-il.
À ces mots, Russel se sentit un peu mal à l'aise. Des images de Glen et de lui lui traversèrent l'esprit. Il se revoyait en train de l'embrasser durant la première et dernière nuit qu'ils avaient passé ensemble, lorsque leurs corps s'enlaçaient sur le canapé du salon. Une chaleur qui l'envahit tout à coup lui rosit les joues et il se cacha derrière ses deux mains, en soupirant. Il se laissait trop vite embarquer par ce genre de pensées. D'ailleurs pourquoi repensait-il à tout cela ? Était-ce vraiment cela qui le préoccupait ?
- Allé, dis moi ! insista Jamie.
- Dire quoi, Jamie ?! Y'a rien à dire !
- Quelle tête de mule, j'te jure !
- C'est toi qui te mets des idées en tête !
- Tu sais quoi Russel ? Je suis ton meilleur ami depuis qu'on est gosses, je commence à te connaître, et je vois bien que quelque chose ne va pas ! Tu parles pas ou peu, t'as toujours l'air d'être ailleurs et triste et ... Désolé de te dire ça, mais t'as une tête de déterré !!
Russel baissa la tête et soupira encore une fois. Jamie avait sûrement raison. Ses insomnies lui donnaient cet air morne et fatigué et toute cette histoire avec Glen le travaillait, le préoccupait. Il fallait qu'il se l'avoue, au moins à lui même. Devant le regard accusateur et obstiné de son ami, il préféra détourner les yeux. Des voix attirèrent son attention. Au comptoir, un groupe d'amis levaient leurs verres pour trinquer ensemble à un quelconque événement, sans doute. Mais quelque chose tracassait Russel. Il semblait reconnaître ces visages. Alors, il chercha dans sa mémoire où avait-il bien pu les voir. Sans les quitter du regard, il les inspecta tous curieusement, jusqu'à en reconnaître un pour sûr. Son cœur s'accéléra tout à coup et ses mains devinrent humides. Glen et ses amis buvaient un verre à quelques mètres de lui. Ils riaient tous et parlaient tellement fort que Russel pouvait entendre la plupart des choses qu'ils disaient depuis sa table.
"- Alors trinquons au déménagement de Glen ! J'espère que ça ira là bas, sans nous !".
Lorsqu'il entendit le mot "déménagement", sa gorge se noua. Glen allait sûrement bientôt partir en Angleterre, il avait tout prévu. Russel le voyait sourire, alors que lui n'en avait pas la moindre envie. Son cœur semblait lui envoyer à chaque battement une sorte de décharge ; la douleur de la peine, de la déception, de la colère, sans doute. Il se serait bien levé pour aller lui dire ce qu'il pense de lui et de son comportement puéril qu'il déteste tant. Oui, il aurait bien voulu soulager sa conscience en lui faisant avouer ses torts.
- Je reviens, lança-t-il à Jamie en s'efforçant de rester impassible.
Il se leva d'un air maladroit et traversa la salle, les yeux rivés au sol, jusqu'à la porte des toilettes. Une fois à l'intérieur, il s'avança jusqu'au miroir. Puis, il releva la tête et se retrouva face à lui même. Une horde de pensées défila alors dans son esprit. Des pensées de colère, car Glen l'avait embrassé un soir, avait causé le trouble dans sa petite vie routinière et fuyait maintenant comme un voleur. Il ne pouvait pas le laisser comme ça après ce qu'il s'était passé entre eux. Et Russel avait du mal à se faire à l'idée d'une rencontre inachevée. Il aurait aimé lui parler, il ne savait pas vraiment de quoi ni ce que cela lui apporterait mais il aurait aimé parler sérieusement avec Glen. Il avait le sentiment que depuis leur rencontre, tout ce qui leur arrivait n'était que le résultat d'actes irréfléchis, et d'impulsions dictées par leur désir ou leur crainte. Glen ne prenait d'ailleurs rien au sérieux s'il décidait de partir comme ça. Tous les deux étaient différents, et ils ne voyaient pas les choses de la même façon apparemment. En voyant son visage dans le miroir, Russel comprit les réflexions de Jamie. Il était plutôt blafard et des cernes se creusaient sous ses yeux noirs. La fatigue ne lui avait pas fait de cadeau. Il s'observa longtemps, et se trouva de plus en plus lamentable, attristant et déplorable, à la limite du ridicule. Un homme amoureux, quoi de plus navrant ? Il s'était toujours laissé écraser par la moindre inquiétude, le moindre sentiment et tout semblait prendre des proportions énormes. Peut-être que la présence de Glen ce soir lui offrait la possibilité d'avoir une discussion honnête avec lui, une bonne fois pour toute. Il devrait se lancer avant de regretter de n'avoir rien fait une fois que Glen sera loin de lui. Il fallait qu'il lui parle. Alors sans réfléchir plus longtemps, il se ressaisit et sortit à la hâte des toilettes. Son regard chercha immédiatement le bar mais plus personne n'était assis au comptoir. Il tourna la tête de tous les côtés jusqu'à retrouver Glen, qui se dirigeait vers la sortie, une cigarette entre les lèvres. Il se lança à sa poursuite et heurta deux ou trois personnes sur son passage. Alors qu'il était en train de se diriger vers la sortie, Jamie le regarda passer en se demandant ce qui lui prenait. Russel lui fit un bref signe de la main et continua son chemin. Une fois dehors, il retrouva Glen en train de fumer et de parler avec ses amis, les mains dans les poches, l'air de rien. Russel se précipita sur lui et lui saisit fermement le bras. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, le visage de Glen se décomposa.
- Russel ... ? balbutia-t-il. Qu'est ce que tu ...
Mais le jeune homme l'interrompit.
- Faut que je te parle.
Glen ne répondit rien, tandis que les autres les regardaient, stupéfaits.
- Viens, ajouta Russel.
- D'accord, répondit-il en soupirant.
Ils s'écartèrent du groupe pour rejoindre un coin un peu plus à l'abri des regards. Une fois seuls, un silence emplit de gêne et d'embarras s'installa entre eux. Mais Russel décida de le rompre le premier.
- Alors comme ça tu déménages ? lança-t-il.
Glen baissa la tête :
- Oui ...
- En Angleterre ?
Il hésita puis hocha la tête, avec l'air d'un enfant qui se fait réprimander. Russel ne savait plus quoi ressentir. Entre la déception, la tristesse et la colère, tout se confondait en lui. Il perdait le contrôle de son cœur, et de lui-même. Il se sentait ridicule de ressentir tout ça. Et tout ça pour un homme ! Mais une question lui brûlait les lèvres. Il hésita encore un instant, se demanda s'il devait mettre fin à cette discussion une bonne fois pour toute ou bien persister et obtenir des réponses, même s'il les appréhendait... Le choix fût vite fait.
- Quand est-ce que tu pars ? lança Russel.
- Demain.
Demain, Glen serait parti de l'autre côté de l'Atlantique. À cet instant, Russel se demanda s'ils se reverraient un jour... Il s'en voulait de s'y être pris aussi tard. Et il lui en voulait de partir aussi précipitamment.
- Tu comptais m'en parler ? demanda-t-il en le regardant droit dans les yeux.
- J'en sais rien... répondit Glen en soupirant.
Puis, un silence pesant s'empara de la conversation. Russel dévisageait Glen pour essayer de mieux le comprendre tandis que lui, regardait ailleurs. Il semblait vouloir s'en aller, peut-être pour ne plus avoir à se justifier. Mais Russel avait encore une question :
- Rappelle-moi pourquoi on ne s'est plus parlé durant tout ce temps ?
- Russel, commença-t-il, je ne crois pas que ça ait la moindre importance.
- Ah oui ? s'écria-t-il, vexé. Et moi j'suis quoi pour toi, au juste ?!
Glen se passa la main sur le visage. Il allait exploser.
- Et moi alors ?! s'écria-t-il. Pourquoi c'est si important pour toi ?!
- Parce que tu étais le premier !!
À ces mots, le visage de Glen se figea instantanément. Il détourna le regard tout en restant silencieux. Alors, Russel poursuivit :
- Tu dis que ça n'a pas la moindre importance mais c'est toi qui a voulu tout ça ! C'est toi qui est venu me parler à la gare, c'est toi qui m'a embrassé, et c'est toi qui m'a laissé en plant au bar. Et maintenant tu veux partir comme un voleur ?
Glen se passa encore une fois les mains sur le visage et baissa la tête. Il avait l'air complètement perdu. En face de lui, Russel attendait toujours une réponse mais il commençait à être agacé par son silence.
- Disons que ça n'a pas d'importance alors, conclut Russel avant de se détourner du jeune homme.
Il allait partir lorsqu'il sentit une main se poser sur son bras. Glen le tira vers lui, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent face à face. Dans un élan de colère, il s'écria :
- Même si je te disais que c'est important pour moi, que si je t'ai laissé en plan c'était pour une bonne raison et que je n'avais pas cessé de penser à toi durant tout ce temps, qu'est ce que ça changerait ?!
Russel le regardait toujours, abasourdi par ce qu'il venait d'entendre.
- Je pars bientôt Russel, ajouta Glen. Voilà pourquoi ça n'a plus d'importance... Tu sais, j'ai aimé passer cette nuit avec toi. Mais c'est tout.
"Mais c'est tout". Russel n'avait entendu que ces mots. Soudainement, un coup de chaud l'avait envahi tandis qu'il sentait les larmes lui monter aux yeux. Tout devenait incontrôlable. Il se sentait minable, et s'efforçait de garder son sang froid pour ne pas flancher devant Glen. Son regard s'égarait, il fallait qu'il se ressaisisse.
- Glen, dit-il, je veux que tu me dises pourquoi tu m'as posé un lapin au bar, l'autre fois... Avant que tu partes. J'aimerais au moins savoir ça.
- Écoute, je sais pas si c'est une bonne idée... répondit Glen hésitant.
- Pourquoi ça ?
- Parce que... J'ai pas vraiment envie d'en parler...
- Tu me dois bien ça, tu ne crois pas ? insista Russel.
Glen soupira.
- Tu veux vraiment savoir ? demanda-t-il d'un air résigné.
- Oui, certain.
Russel attendait la réponse avec attention et impatience. Son coeur se mit à battre un peu plus fort dans sa poitrine. Glen soupira une deuxième fois, il semblait chercher ses mots avant de se lancer.
- Écoute, commença-t-il, si je ne suis pas venu c'est que j'avais honte... Et de toute façon, je pense que venir aurait été déplacé de ma part.
- Comment ça ? demanda Russel en fronçant les sourcils.
Mais Glen ne répondit pas. Il fixait ses pieds, fermait les yeux puis les rouvrait, comme s'il cherchait une excuse à la question, tandis qu'en face de lui, Russel s'impatientait. L'inquiétude grandissait en lui à chaque seconde de silence.
- Allé, s'écria-t-il, crache le morceau !
- Mais comment veux-tu que je te dise un truc pareil, comme ça ?!
Russel se passa la main sur le visage. Qu'avait-il de si grave à lui dire ? Des tas de questions se heurtaient maintenant dans sa tête.
- Ok... repris Glen. Pendant que tu m'attendais, j'étais avec mon ex, qui avait décidé de me rendre une visite surprise, alors que j'étais sur le point de sortir te rejoindre...
- C'est tout ? demanda Russel, quelque peu soulagé.
- Non, il...
Glen hésita.
- Il m'a fait des avances et... J'ai fini par céder, avoua-t-il en baissant les yeux.
- Des avances ?
Russel avait du mal à se contenter des arguments plutôt vagues de Glen. Alors, il se mit à imaginer tout et n'importe quoi, jusqu'à penser à une chose qu'au fond il redoutait... C'était peut-être ridicule, mais il ne put s'empêcher de demander.
- Vous avez... ?
- Non, non ! répondit Glen, un peu embarrassé. Ça n'est pas allé jusque là... Enfin bref. Tout ce que ça prouve c'est que je ne suis pas quelqu'un pour toi, et j'ai été égoïste de réagir comme je l'ai fait. J'aurais préféré le mettre à la porte et venir te voir comme c'était prévu. Mais je ne l'ai pas fait... Tu sais, tu es quelqu'un d'honnête, et moi je ne l'ai pas été avec toi. Et si je ne suis pas revenu vers toi c'est que c'était mieux comme ça...
- Ce n'est pas mon avis. Si tu n'es pas revenu vers moi c'est tout simplement parce que tu refuses de faire face à tes problèmes parce que tu sais que tu as tort. Tu fuis en permanence et tu te comportes comme un gosse. J'aurais préféré que ce soit toi qui prennes l'initiative de venir m'en parler plus tôt.
Glen baissa les yeux, encore une fois.
- Je sais... dit-il.
- Je ne t'en veux pas, déclara Russel. Enfin, pas vraiment. Après tout, tu as le droit de faire ce que tu veux. Juste, j'aurais préféré avoir des explications avant...
- Oui... Je suis désolé, répondit Glen.
- Je sais.
Russel était un peu retourné par l'aveu qui venait de lui être fait. Il était vexé, et déçu par Glen. De savoir que lorsqu'il l'attendait au bar, il était dans les bras d'un autre homme... Cela le rendait jaloux malgré lui. Et lorsqu'il le revoyait devant lui ce soir, des souvenirs ressurgissaient. Pour la énième fois, il revoyait ses yeux verts le dévisager juste avant qu'il l'embrasse. Il se revoyait, nu dans ses bras. Il se demandait encore comment il avait pu en arriver à désirer à ce point un homme. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, il eut une envie soudaine de plaquer ses lèvres contre les siennes. Mais le monde autour d'eux ainsi que le moment qui n'était sûrement pas propice à ça, le freinèrent dans ses envies. Alors, sans réfléchir, il les exprima autrement.
- Viens chez moi.
- Pardon... ? demanda Glen, surpris.
- Viens avec moi, répéta Russel.
- Quoi ? Ce soir ?
- Oui, j'ai cru comprendre qu'il n'y avait plus de temps à perdre.
- Pourquoi tu veux que je vienne ? Ça t'a pris d'un coup ? demanda le jeune homme, les yeux écarquillés. Russel pouvait déjà voir un léger sourire se dessiner sur le visage embarrassé de Glen. Était-ce le début de sa victoire ?
- J'en ai envie, c'est tout, dit-il en haussant les épaules. Mais ne te sens pas obligé d'accepter, et puis tu es avec tes amis...
- C'est pas ça, mais je ne m'y attendais pas...
- Désolé si j'ai été un peu brusque alors... Les deux jeunes hommes se regardaient avec une certaine gêne mais quelque chose qui les reliait depuis le départ semblait toujours bien présent entre eux.
- D'accord, déclara Glen.
- D'accord ?
- J'arrive, dit-il en levant les yeux au ciel.
Russel le regardait maintenant s'éloigner vers ses amis, un sourire stupide aux lèvres. Il se demandait s'il avait eu raison de lui faire un telle proposition si précipitamment. Après tout, il se disait qu'il n'aurait pas de regret une fois que Glen serait parti. Et puis, cette chaleur si agréable en lui, il l'appréciait à nouveau. C'était suffisant. Lorsqu'il détourna le regard en direction du bar, il vit Jamie, toujours assis à sa table, seul, tentant désespérément de passer le temps sur son téléphone portable. Il culpabilisait un peu de l'avoir abandonné et de devoir le laisser encore une fois, sur un coup de tête. Sans attendre plus longtemps, il entra dans le bar et se dirigea vers son meilleur ami.
- Désolé de t'avoir fait attendre, dit-il.
Jamie leva les yeux vers lui.
- Où t'étais ?
- Je parlais avec quelqu'un que j'ai croisé... Je crois que je vais rentrer, ça ne te dérange pas ?
- Non... C'était qui ?
- Je...
Russel hésita un instant.
- Je te dirai plus tard... dit-il.
- D'accord...
Jamie semblait un peu perplexe devant son ami.
- Merci, lança Russel avec un sourire. À la prochaine !
- À plus !
Ce dernier sourire le rassura un peu, cela faisait un moment qu'il ne l'avait plus vu. Décidément, ces temps-ci il avait du mal à cerner son ami... Mais même si cette soirée avait été quelque peu différente de ce qu'il avait espéré, il repartait chez lui, avec l'intuition que Russel aurait sûrement quelque chose à lui raconter d'ici peu...