L'Enfant Terrible du Rat Cornu
Troisième partie : Le successeur
Chapitre 21 : Tempêtes en approche
Pour la troisième fois, le Prophète Gris Vellux inspira à pleins poumons, remplissant ses narines et enivrant ses sens de la fragrance unique, piquante et veloutée de l’encens de malepierre. Les yeux fermés, il voulut éprouver le passage de chaque grain de poussière circulant dans son organisme. Peu à peu, la perception du monde extérieur se brouillait. Il n’avait plus conscience de ce qui se passait dans sa chambre. Même le léger craquement de la barre résineuse en train de se consumer ne parvint plus à ses oreilles.
Cela faisait déjà quelques lunes qu’il n’avait pas pris le temps de faire une séance de méditation. La nuit précédente, le Rat Cornu lui en avait fait le reproche. Aussi était-il assis jambes croisées sur une carpette mangée aux mites, portant seulement son collier d’ossements et respirant la substance sacrée de la civilisation des Fils du Rat Cornu.
Un léger sourire tendit les commissures du Skaven Blanc. Il n’avait pas éprouvé cette sensation depuis bien longtemps. Il réfléchit quelques instants, entre deux frissons provoqués par la drogue, et se souvint. En fait, pensa-t-il, tout marchait de travers depuis ce jour maudit où il avait recueilli cette femelle sur laquelle de puissants enchantements avaient été appliqués. Il avait appris que la misérable créature était une expérience menée par un sorcier servant Slaanesh, le dieu des plaisirs vénéré par les choses-bizarres.
Depuis, c’était la guerre.
Plusieurs fois, les Skavens avaient été plus audacieux et plus forts que ce sorcier, Aescos Karkadourian, mais quelque temps plus tôt, ce dernier avait réussi à massacrer un bataillon entier envoyé pour le détruire. Et les témoignages des quelques malheureux survivants l’avaient impressionné. Ce maudit magicien était capable de fabriquer des monstres dangereux, qui pouvaient aussi bien déchiqueter les plus forts que rendre fous les plus endurcis.
Nombre de ses troupes avaient ainsi été perdues. Heureusement, ces derniers cycles saisonniers, les pondeuses avaient été particulièrement fertiles, et dernièrement, les Clans avaient accueilli toute une nouvelle génération prête à partir au combat. De plus, il venait de conclure un accord avec le seigneur Vodaj du Clan Skryre, le chef de Treecil, la colonie voisine.
Treecil était une colonie à peine plus grande que Brissuc. Elle disposait de ressources de charbon plus importantes, et se trouvait sous une grosse route des choses-hommes. Il était facile d’intercepter les caravanes, ou d’exterminer les pillards qui attendaient ces caravanes. Vodaj disposait de troupes plutôt nombreuses, et bien équipées, avec des armes sophistiquées. Mais le plus important était qu’il n’y avait aucun Prophète Gris parmi ses hommes-rats.
Le Prophète Gris sentit son sourire s’élargir un peu à cette pensée. Et les vapeurs vertigineuses susurrèrent à son esprit tordu ce qu’il devait faire : il n’était plus question de partir à l’assaut, et risquer de tout perdre une nouvelle fois. Une opportunité allait sans doute se présenter. Le tout était de la saisir quand elle se présenterait. Oui, le Rat Cornu allait lui permettre enfin de briller comme il le méritait depuis longtemps.
Grâce à cet imbécile de Vodaj, il prendrait le pouvoir sur tous les Skavens de la région. Ce serait facile, car Vodaj était un chef puissant et facilement influençable. Très bonne combinaison, grâce à laquelle il ne tarderait pas à devenir un Skaven Blanc vraiment puissant. Quelques bonnes paroles bien senties, et Vodaj serait sous sa coupe sans même s’en apercevoir. Ensuite, il ferait de même avec un autre chef, puis un autre, et encore un autre, et il réussirait à bâtir une place forte qui grandirait, grandirait, et deviendrait la nouvelle Skarogne, avec lui à sa tête !
C’est alors qu’il sentit comme une gêne. Il releva les paupières, baissa les yeux vers son entrejambe, et comprit que ces pensées, mêlées aux volutes toxiques, l’avaient émoustillé plus qu’il ne pensait. Il sentit son front se creuser de perplexité. Ce genre de réaction ne lui était pas arrivé spontanément depuis des lunes et des lunes. Il se releva péniblement, mit la main sur son gilet, puis passa sa cape, et zigzagua jusqu’à la porte. Puis il trottina jusqu’à la pouponnière.
Deux heures plus tard, il regagna son laboratoire, en pleine forme. Il sortit une petite bouteille de verre volée à une chose-homme, la déboucha, et huma le parfum, avec attention. Pendant sa petite affaire, il avait pris soin de prélever quelques fluides corporels sur la reproductrice. Il referma le flacon, et consulta ses notes. Il se remémora ce que les rescapés de Karkadourian lui avaient dit : l’odeur de pondeuse pouvait être d’une redoutable efficacité pour stopper le plus hargneux des guerriers. Il fallait donc en reconstituer la composition pour pouvoir fabriquer un contrepoison efficace. Le Clan Skryre pourrait ensuite concevoir des masques spéciaux avec des filtres pour neutraliser les odeurs de femelle.
Quand il renifla le goulot, il ressentit encore quelques picotements d’excitation. Mais il fallait rester concentré. C’est alors que trois coups à la porte le firent sursauter.
- Qu’est-ce que c’est, encore ?
- Ô immenze et puizzant maître de Brizzuc ?
Vellux serra les dents. Le Maître Mutateur Skilit du Clan Moulder avait peut-être quelque chose d’important à lui dire, s’il était venu à son bureau en personne ? Il s’était acquitté de la demande que le Prophète Gris lui avait faite, dans les temps. Il avait donc reçu sa récompense spéciale, et s’appliquait à obéir aux ordres avec zèle. Comme il devenait utile, il valait mieux rester en bons termes avec lui.
- Entrez, Maître Mutateur.
Le Skaven grand et maigre franchit le seuil du laboratoire en ondulant comme un serpent velu.
- Zalut à vous, Prophète Gris Vellux.
- Ouais, ouais. Quoi ?
- Ze voudrais vous montrer quelque zose. Un truc pas net.
Le Prophète Gris se leva avec un soupir exaspéré, et suivit le Moulder. Quand ils parvinrent jusqu’à la tanière du Clan des Mutateurs, Skilit guida son maître jusqu’à l’un des laboratoires. C’était une petite pièce mal éclairée, avec des râteliers à outils pleins à craquer d’instruments souillés tous inquiétants à regarder et très douloureux à sentir. Au centre, Skilit avait installé un chevalet à menottes. Un jeune Skaven à fourrure brune, portant un tablier taché de sang un peu trop grand pour lui, s’affairait autour, et vérifiait que les entraves de fer retenaient solidement la chose-homme attachée dessus. C’était une chose-homme adulte, apparemment en pleine santé, qui portait l’uniforme bariolé des guerriers des grandes villes. Il avait la peau claire, la fourrure de son crâne était dorée, et il semblait relativement détendu, comme s’il n’avait pas conscience de ce qui l’attendait entre les pattes du Moulder.
- Voizi-voizi, zuprême Prophète Gris.
- Et alors ? C’est une chose-homme ! Pourquoi me faire venir ?
- Eh bien, z’allais m’en zervir comme suzet pour une nouvelle expérienze, mais au moment de le préparer, z’ai senti comme une étranze odeur. Ze n’était pas l’odeur d’une zose-homme ordinaire.
Vellux approcha lentement son museau, et renifla attentivement. Il demanda en reikspiel :
- Quel est ton nom ?
- Magnus, répondit l’autre d’une voix tremblante.
- Qui sers-tu ?
- Je… sers… l’Empereur Karl Franz.
Le Skaven Blanc eut un sourire cruel.
- Je reconnais un menteur-menteur quand j’en vois un.
Il saisit la peau de la tête de la chose-homme, juste derrière les oreilles, et tira fort. Dans un gargouillis peu ragoûtant, le visage de Magnus se décolla, révélant une toute autre figure furibonde. C’était un mâle aux traits durs, à la barbe naissante, et aux yeux ronds et fous. Comme il grinçait des dents, les deux Skavens virent qu’elles étaient acérées. Vellux jeta la gangue de chair sanguinolente sur l’apprenti qui la reçut en pleine figure.
- Incroyable, murmura Skilit.
- N’est-ce pas ? Vous aviez raison, Maître Mutateur. L’odeur était celle du jus de Doppelgänger.
- Doppel quoi ?
Le Prophète Gris expliqua :
- Un Doppelgänger est une chose-bizarre qui peut changer de forme. Cette créature est trop bête pour obéir. Mais avec les bonnes formules et son sang-sang, on peut faire comme elle, et changer de forme.
- Prophète Gris, regardez !
Skilit montra quelque chose derrière l’une des oreilles du prisonnier. Vellux fit pivoter la tête du prisonnier de force, et ses yeux brillèrent de satisfaction.
- Une marque ! Et pas n’importe laquelle ! C’est la marque de Slaanesh, le dieu que sert notre ennemi !
Le Prophète Gris hocha la tête vers le Moulder.
- Grâce à vous, Maître Mutateur Skilit, le Rat Cornu sera content, et moi aussi. Je vous accorde une heure avec une reproductrice. Allez-y maintenant, je vais rester avec notre ami.
- Merzi, merzi, ô incarnazion de la bonté !
Skilit ne s’attarda pas davantage, et fila hors du laboratoire. Le Prophète Gris vit l’apprenti du coin de l’œil. Il pointa un long doigt vers lui.
- Toi !
Le jeune Skaven sursauta, surpris et un peu effrayé.
- M… moi ?
- Oui. Approche.
L’apprenti obéit. Il tremblait.
- Eh bien alors, je te fais peur ?
- Euh…
- Je ne me souviens pas de toi. Quel est ton nom ?
- Lig.
- Rassure-toi, je n’ai rien contre toi. Au contraire. Je parie que tu aimerais bien faire comme ton maître ?
- Oh… oui, bien sûr, suprême magnificence.
- Alors aide-moi à convaincre ce prisonnier de répondre à mes questions, et tu pourras profiter de la pondeuse que tu voudras pendant deux heures.
- Oh, vous êtes trop… généreux !
- Pour l’instant, au travail ! Tu vas me montrer ce que Skilit t’a appris. Gare à toi si tu le tues avant mon ordre ! Parles-tu le reikspiel, Lig ?
- Non, votre majestueuse majesté.
- Aucune importance. Tu feras juste ce que je te dirai.
Et comme ça, aucun risque que tu répètes quoi que ce soit.
Vellux revint à Magnus, en reikspiel.
- Alors, un agent des choses-bizarres tout seul en pleine campagne, hein ? C’est inhabituel. J’aimerais comprendre. Explique-moi.
- Bah ! Une face de rat comme toi ne comprendrait pas !
- Essaie toujours, on verra bien.
Le pseudo-Magnus éclata de rire. Le Prophète Gris continua :
- Jourg du Clan Moulder assiégeait un petit château choses-homme. Il m’a demandé des renforts, que j’allais lui envoyer. Mais quand mon éclaireur est arrivé, il a trouvé le camp dévasté-dévasté. Skavens tous brûlés sur un grand bûcher, et machines cassées-détruites. Il t’a vu quitter le château en douce tout seul. Il a pensé que ce n’était pas normal pour un soldat des choses-hommes. Alors que faisais-tu dans ce château-château, et pourquoi le quitter ?
Le prisonnier ne dit pas un mot. Vellux s’adressa à Lig :
- Première étape ?
Le Prophète Gris connaissait en gros la procédure pour remodeler les chairs des esclaves prisonniers des Moulder. Lig sortit un long couteau à lame rouillée, déchira la manche bouffante de la chemise du garde, et fit une longue incision de l’épaule à la saignée du bras. Le prisonnier serra les dents.
- C’est déjà beaucoup moins drôle, n’est-ce pas ? Allez ! Parle !
- Que Slaanesh dévore ton âme, saloperie !
- Deuxième étape ? demanda Vellux à l’attention de l’apprenti.
Lig s’empara d’une longue pince et s’en servit pour ramasser un fragment de malepierre dans un petit chaudron. Il l’agita sous le nez de Magnus qui fut pris d’une violente quinte de toux. Après quoi, il plaça le morceau de matière fumante dans la blessure. Le mâle hurla de douleur et se débattit.
- Pourquoi crier, chose-homme ? Tu deviens chose-bizarre, comme ce que tu sers !
Le Skaven Blanc avait raison. Le bras de Magnus commençait à muter. La peau changeait de couleur, et ses veines gonflaient à vue d’œil.
- Il faut plus-plus pour continuer la transformation, expliqua Lig.
- Bon.
Vellux revint à Magnus.
- Je demande à ce larbin de continuer, ou tu vas parler-parler ?
- Je…J’allais transmettre un message.
- Tu sers Aescos Karkadourian, hein ?
- Oui… oui.
- Qu’est-ce que tu faisais dans ce château avec un faux visage ?
- Je… tâtais le terrain. Mon maître souhaite prendre Gottliebschloss. Je devais lui rapporter tout ce que je pouvais. Le siège de tes semblables m’a tout coupé pendant des semaines… De toute façon, ma mission était terminée. J’ai voulu revenir auprès de mon maître.
Le Prophète Gris fut presque déçu.
- C’est tout ?
Il ordonna à Lig :
- Troisième étape.
L’apprenti Moulder serra entre ses doigts le bras de Magnus, comprimant les chairs sur la pépite de malepierre. De petites excroissances de corne crevèrent par endroits la peau.
- Attends, Skaven ! Laisse-moi partir !
- Pour prévenir ton maître que j’affronte depuis des lunes ? Tu te moques de moi !
- Pendant que j’étais… à Gottliebschloss… j’ai vu autre chose.
Vellux leva le doigt, Lig lâcha sa prise.
- Quoi-quoi, chose-homme-bizarre ? Parle-parle !
Magnus reprit son souffle, et articula péniblement :
- Le blocus a été saboté de l’intérieur. Quelqu’un a mis le feu aux réserves de poudre et a fait sonner la cloche jusqu’à ce qu’elle explose. Et pourtant, j’ai fait partie de la patrouille qui a fini de vider le camp le lendemain, et il n’y avait que des Skavens. Pas un seul de leurs ennemis. Aucun corps, aucun survivant.
Les deux yeux de Vellux se plissèrent en deux fentes étroites.
- C’est tout ?
- Non, j’ai gardé le meilleur pour la fin. Promets-moi de me relâcher, et je termine.
Le Skaven Blanc se fit pressant.
- C’est promis. Alors ?
- Le soir, juste après que la patrouille du seigneur Gottlieb soit rentrée, on a eu un drôle de visiteur. Un Skaven Blanc, tout comme toi. Qui parlait le reikspiel. Il a déposé les armes. Vrai, il s’est livré de son plein gré, on l’a mis en cage, il y est resté près d’une semaine. Mais au bout de ce temps, il est parti avec un prieur, un gentilhomme et un Tueur Nain qui étaient de passage.
Cette fois, le Prophète Gris était incrédule.
- Un Skaven Blanc qui se rend à des êtres inférieurs ? Tu mens-mens !
- Non, je te le jure ! Que Slaanesh me consume sur-le-champ si c’est faux !
- À quoi il ressemblait, ce Skaven Blanc ?
- Il n’était pas bien grand, et plutôt maigre. Il avait la tête ronde.
- Ses cornes étaient-elles torsadées comme les miennes ?
- Ah non ! Elles étaient toutes droites, au contraire !
Le cœur de Vellux manqua un battement, alors qu’il sentit une violente tempête éclater dans son cerveau. Il marmonna d’une voix terrible :
- Tu as fini, cette fois ?
- Oui.
- Tu ne sais pas où ils emmenaient ce Skaven Blanc ?
- Pas du tout.
Le Prophète Gris bondit sur le couteau que Lig avait laissé sur l’établi. Magnus, affolé, protesta :
- Tu as promis de me laisser partir !
- Et je tiens parole !
Vellux enfonça la lame dans le cœur de la chose-homme.
- Tu es libre !
Le Prophète Gris quitta l’atelier d’un pas rageur. Lig n’avait rien compris de la conversation, mais en voyant l’expression furibarde du Skaven Blanc, il sut qu’il n’y aurait rien de bon à espérer de sa part, et n’osa pas ajouter un mot.
Klur du Clan Eshin était tranquillement en train d’aiguiser ses couteaux. La porte de sa cellule s’ouvrit brutalement, révélant un Vellux hors de lui. Klur sursauta, doublement effrayé de voir le Prophète Gris qui ne venait jamais dans le quartier Eshin.
- Prophète Gris ? Mais que…
- Il t’a échappé !
Le Skaven Blanc plaqua l’assassin contre un mur et lui appliqua sa dague incrustée de malepierre sur la gorge.
- Psody est encore en vie ! Tu ne l’as pas tué ! Et le pire, c’est qu’il s’est rendu aux choses-hommes ! Qui sait ce qu’il va pouvoir faire parmi elles ?
- Mais… mais je ne comprends pas !
- Moi non plus ! Tu m’avais dit qu’il était mort dans ce marais, et pourtant on l’a vu dans le château assiégé par Jourg ! Alors ? Comment l’expliques-tu ?
Vellux relâcha son étreinte, et croisa les bras, attendant la réponse. Klur était terrifié. Il tomba à genoux, tremblant de tout son corps.
- Je… je vous jure-promets que je n’en sais rien ! Je lui ai donné un coup de poignard dans le dos, juste au niveau du rein, puis je l’ai noyé-noyé ! J’ai vu l’eau rougir, il ne bougeait plus, il ne respirait plus !
- Et tu n’as pas vérifié qu’il était bien mort ?
- Les choses-bizarres sont arrivées, je n’ai pas eu le temps, et je pensais qu’elles le mangeraient !
Vellux serra le poing devant son œil.
- Tu es un bon élément, Klur du Clan Eshin, et c’est pourquoi je ne te tue pas tout de suite. Je te donne une chance de rattraper ta faute. Une seule. Pars à l’instant à Gottliebschloss, trouve où Psody est parti, et ramène-moi sa tête ! Ou plutôt, non ! S’il est mort, arrange-toi pour me trouver une preuve solide. S’il est encore en vie, déniche l’endroit où il se cache, que j’aille m’en occuper moi-même !
Klur hocha la tête, ramassa ses coutelas, et se dirigea vers la porte de sortie de sa chambre. Au passage, Vellux le saisit par l’épaule et murmura d’une voix glaciale :
- Klur ?
- Oui… suprême omnipotent Rat Cornu incarné ?
- Inutile de revenir bredouille si tu tiens à la vie.
- Bien sûr… ô sage parmi les sages.
- Et si jamais quelqu’un d’autre que nous deux apprend que Psody est encore en vie par ta faute… tu finiras immédiatement sur la table d’opération de Skilit ! C’est compris-compris ?
Klur eut un long frisson, terrifié à l’idée de devenir un sujet d’expérience des Moulder. Vellux le poussa vers la sortie, qu’il emprunta précipitamment.
L’assassin Eshin courait dans le tunnel, affolé. Comme il ne voyait personne, il s’autorisa à marmonner nerveusement :
- Je croyais qu’il était mort ! Je croyais qu’il était mort ! Psody est encore en vie ? Je croyais qu’il était mort ?
Klur s’arrêta brièvement à un carrefour, choisit le tunnel qui menait à la surface, et disparut dans l’obscurité. Il était tellement paniqué qu’il avait commis une grave erreur : il avait parlé sans avoir conscience que quelqu’un tapi dans l’ombre le suivait du regard.
Psody est peut-être encore en vie ? Intéressant… songea Diassyon du Clan Skryre.
Le jeune Skaven brun avait changé. Son séjour à la prison du sorcier Aescos Karkadourian l’avait profondément affecté. Tous les jours il pensait à Moly du Clan Pestilens, son malheureux frère passé de vie à trépas devant lui, entre les cuisses d’une pondeuse Skaven fabriquée par le sorcier. Quand on avait lancé son cadavre dans la cage, il ne l’avait pas lâché jusqu’à leur évasion, quelques jours plus tard.
Sa bonne humeur caractéristique s’était évanouie, ne laissant qu’une lourde amertume, encore pondérée de temps en temps par quelques sursauts de fièvre créatrice. Mais ce n’était pas tout.
Tous les hommes-rats ayant partagé son sort l’avaient vu serrer contre lui le corps bouffi de maladie et de vermine du Skaven crème. En toute logique, il aurait dû être contaminé à son tour, et contraint de porter la bure des Moines de la Peste, sous peine d’être chassé ou exécuté. Mais aucune pourriture, aucune dégénérescence n’avait commencé à le ronger. Même le Prophète Gris Vellux l’avait attentivement examiné, sans rien trouver. Bien entendu, on se posa la question. Pour lui, la réponse était évidente. Même dans la mort, Moly avait voulu prouver qu’il l’aimait malgré tout, et lui avait épargné son triste sort en prenant bien soin de ne pas laisser les humeurs corrompues l’envahir. À moins, tout simplement, que ce ne fût la volonté du Rat Cornu.
Dans tous les cas, c’était certain, il était favorisé, et ce sentiment avait fait naître en lui une solide détermination : celle de vivre désormais selon ses règles. Il continuait à se plier aux lois de la colonie, mais n’aurait plus aucun scrupule à éliminer toute personne lui créant des problèmes, en dehors de son grand frère Chitik. L’un des premiers à payer allait être le doyen de Brissuc. Il n’avait pas oublié les horreurs que le Diacre Soum avait fait endurer au pauvre Moly, et était bien décidé à le venger. Mais pour l’heure, il y avait plus urgent.
Klur sait quelque chose que tout le terrier ignore. Il a peur-peur. Or, seul le Prophète Gris Vellux lui fait peur. Il y a un secret entre eux !
Diassyon sourit dans le noir. Il détestait le Skaven anthracite, et celui-ci le méprisait ouvertement en retour. Heureusement, n’étant pas du même Clan, ils n’avaient jamais eu à se supporter l’un l’autre bien longtemps. Ces dernières lunes, leurs contacts avaient même été pour ainsi dire pratiquement inexistants. Depuis la perte de son frère bien-aimé Pestilens, le Skryre avait décidé qu’il n’était pas obligé d’accepter la noirceur de celui-là.
Ainsi, il guettait depuis son retour à Brissuc la moindre occasion de compromettre l’Eshin. C’était un jeu dangereux, il en était conscient. Klur ne laissait paraître aucune faille, et quiconque avait tenté de lui créer des problèmes s’était rapidement retrouvé la gorge tranchée dans un caniveau.
Cette panique était une faiblesse, et Diassyon allait la mettre à contribution !
Je ne peux pas faire ça tout seul, songea le Skaven brun.
*
- Silence, et au travail ! Maintenant-maintenant !
Et pour faire bonne mesure, la Vermine de Choc attrapa l’un des esclaves par la peau du cou, et lui administra un coup de poing qui lui fit sauter une dent et éclater le nez. La malheureuse créature fit un vol plané avec un crissement de douleur avant de s’aplatir dans la poussière. La cadence des ouvriers reprit avec un rythme deux fois plus rapide.
Chitik le Skaven Noir était de mauvaise humeur. Ces dernières semaines ne lui avaient apporté que des déceptions. D’abord, il restait une simple Vermine de Choc, sans le moindre avantage par rapport au jour où Furghân avait commencé à l’entraîner. Aucune reconnaissance de sa force exceptionnelle ou de son habileté.
Quand il était rentré à la colonie de Brissuc à la tête de ses camarades éclopés mais vivants après avoir échappé aux geôles de Karkadourian, il était persuadé que sa bravoure et sa détermination lui auraient valu d’être nommé Grande Dent à la place de Furghân. Le meneur des Vermines de Choc n’avait pas survécu à cette terrible rencontre, et il eût été logique de voir le plus grand et le plus fort des Skavens Noirs de la colonie le remplacer.
Mais non. Vellux avait déclaré que le Rat Cornu avait choisi Sémik, un autre Skaven Noir, certes plus âgé que Chitik, mais moins costaud. Ils s’étaient déjà battus au cours d’un entraînement supervisé par Furghân, et Chitik avait gagné !
Le grand Skaven Noir n’avait pas compris, et ne comprenait toujours pas cette décision. Il n’était pas le seul, quelques autres Vermines de Choc avec qui il s’entendait bien avaient été aussi surpris que lui. Sémik avait clamé haut et fort que son intelligence et son expérience avaient été simplement reconnues et récompensées à leur juste valeur. Et pour ne rien arranger, Vellux se montrait de plus en plus désagréable et autoritaire. Chaque fois qu’il croisait Chitik, il l’humiliait en l’insultant ou en le frappant devant tout le monde. Plus le temps passait, plus le Skaven Blanc semblait le détester et le lui montrer en toute occasion. Et malgré les efforts du Skaven Noir qui s’appliquait à écouter la parole du Rat Cornu et à agir comme l’un de ses dignes fils, le Prophète Gris n’était jamais content de lui.
Ceci, plus la douleur qu’il ressentait encore par rapport à la tragique disparition de son frère Moly, dont il ne s’était toujours pas remis, alimentaient chez lui une fort méchante humeur depuis quelques jours. Parmi ceux de niveau inférieur ou égal au sien sur l’échelle sociale de Brissuc, seul Diassyon avait échappé à la colère du grand Skaven Noir. D’ailleurs, il était devenu le seul à pouvoir réfréner rapidement ses sursauts de rage. Les autres Skavens Noirs s’étaient mis à craindre vraiment Chitik, et ses quelques amis s’inquiétaient. Rool, son plus proche camarade, lui avait suggéré de défier Sémik en duel et de le démolir, pour prendre sa place de manière incontestable. Le grand Skaven Noir avait trouvé l’idée intéressante, mais il préférait attendre d’être complètement remis de sa captivité et d’être à nouveau en pleine possession de ses moyens avant de tenter sa chance.
Et le temps lui paraissait long. Il renifla, et sentit une odeur qu’il connaissait bien. En tournant la tête, il distingua la silhouette familière du Skryre trotter dans sa direction.
- Salut-salut, grand frère !
- Diassyon ! Salut !
- Comment tu vas ?
- J’en ai marre ! Tous des incapables-inutiles ! Je dois leur montrer qu’il faut obéir !
- Fais attention, Chitik ! Tu te souviens de Furghân ?
- Ouais, et alors ?
Le Skaven brun baissa la voix, et murmura :
- Tu deviens comme lui, Chitik. Tu te mets facilement en colère, tu cognes plus vite, et tu écoutes moins les autres. Tu utilises de moins en moins ta cervelle, aussi. Tu risques de devenir comme Furghân, si tu ne fais pas attention-gaffe !
Le Skaven Noir allait protester, mais il s’arrêta net. Il ne mit guère de temps à réaliser que son jeune frère avait raison.
- Que… je ne comprends pas.
- Oh, ne t’en fais pas. On a perdu Moly, on a vu des choses horribles-affreuses, et nos chefs ne nous prennent pas au sérieux. Je comprends.
- Sémik n’est pas une bonne Grande Griffe.
- Et Soum m’a proposé de remplacer Moly.
Chitik sentit un violent coup de sang fouetter ses nerfs.
- Quoi ?
- Du calme ! J’ai dit non, et je ne suis pas sous sa coupe depuis que la reproductrice qui nous a pondus a mis bas !
Le Skaven Noir vit la lueur déterminée dans ses yeux. Il ralentit son souffle.
- Je te crois.
- Je dois te parler seul-seul, Chitik. Tu me suis ?
Le grand Skaven Noir hocha la tête, et tous deux disparurent dans un petit couloir. Diassyon s’assura que personne ne se cachait dans un recoin sombre, puis murmura :
- Écoute bien, Chitik. Ce que je vais te dire est un secret. Un secret entre frères. Personne-personne ne doit l’apprendre. Promis ?
Le « secret entre frères » sonna comme une formule magique à l’oreille de la Vermine de Choc. L’épreuve de la captivité l’avait fait un peu mûrir, il avait pris un peu de plomb dans la tête. Aussi, quand Diassyon lui parlait d’une affaire si importante, il était capable de tenir sa langue, même devant la Grande Dent et – il l’espérait – le Prophète Gris Vellux. Aussi, sans hésiter, il répondit :
- Promis-promis.
- Bien.
Le Skaven brun se pencha en avant, et chuchota :
- C’est à propos de Psody.
- Quoi ? cria presque le Skaven Noir.
- Chut-chut ! Moins fort-fort !
- Oh, pardon. Alors quoi ?
Les deux yeux de Diassyon se réduisirent à deux fentes rouges.
- Il n’est peut-être pas mort-mort.
- Hein ?!?
- J’ai entendu Klur. Il avait peur. Il disait « Psody, Psody ! Je croyais qu’il était mort ! » et il avait peur !
Cela surprit Chitik.
- Klur, peur ? Il n’a peur de rien ! Ou il ne le montre pas !
- Il a dû se faire secouer par Vellux ! Ces deux-là savent quelque chose, Chitik !
La Vermine de Choc se gratta le crâne avec une expression pour le moins perplexe.
- Qu’est-ce qu’on fait ?
- On reste sur nos gardes, frère. Mais attention-attention ! Ni Klur, ni Vellux, ni Mabrukk, ni Sémik, ni personne ne doit savoir qu’on sait. Tu ne dois jamais, jamais, jamais parler de ça à quelqu’un d’autre qu’à moi.
- Euh… C’est si grave ?
Diassyon prit un air navré.
- Moly disait que Psody pensait différemment de Vellux, tu te souviens ?
- Oui, et alors ?
- Psody a disparu brutalement juste après t’avoir ramené ici, quand tu as été blessé, tu te souviens ?
- Vellux m’a dit que c’était lui qui m’avait ramené à la…
Le grand Skaven Noir s’interrompit en voyant la grimace de surprise du Skryre. Il bredouilla alors :
- Mais… quoi ?
- C’est faux ! C’est Psody qui a insisté pour qu’on te ramène ! Il a forcé une chose-homme à te soigner, puis il m’a ordonné de fabriquer un brancard, et on t’a remmené ici ! Et le Prophète Gris n’était pas content ! Il voulait qu’on t’abandonne !
L’étonnement de Chitik se mua en une sourde colère.
- Il a menti !
- Par le Rat Cornu, je croyais qu’il t’avait tout raconté !
- Pourquoi il a menti ?
- Parce que c’est un Prophète Gris, et qu’il a eu peur qu’on se dresse contre lui !
- Il doit avouer-avouer !
Le Skaven Noir fit mine de quitter le couloir pour aller au laboratoire de Vellux. Diassyon le retint par le bras.
- Non-non ! Non-non !
- Pourquoi ?
Le Skryre posa sa main sur l’épaule de la Vermine de Choc.
- Écoute, nous devons être sûrs-sûrs. Et si on attaque, on doit le faire au bon moment. Si on rate, on est morts tous les deux.
Comme il avait raison, Chitik se ravisa. Diassyon en profita pour expliquer encore :
- Tu ne dois jamais-jamais parler de ça à quelqu’un d’autre que moi, Chitik. Si Vellux apprend qu’on sait des choses, il nous fera écorcher vifs !
- Ouais… c’est vrai-vrai.
- Souviens-toi ! Personne !
- Personne.
Diassyon avait confiance en son frère. À leur première rencontre, Chitik avait semblé être un grand benêt, un Skaven un peu simplet, très musclé mais pas très malin. Or, depuis la disparition de Psody, il avait changé, et était devenu plus sûr de lui, et surtout plus réfléchi. Leur captivité avait affermi cette nouvelle maturité. Le Skryre le savait : le grand Skaven Noir ne parlerait pas, sauf s’il était soumis à d’effroyables tortures, et encore.
- Il faut que j’y aille. Je t’en prie, ne sois pas trop rageur. On aura notre revanche.
Diassyon tapota amicalement l’épaule de la Vermine de Choc, et fila dans le tunnel.