L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 22 : Le Pays d'Emeraude

10039 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 10:49

La Determinazione fendait l’eau avec une telle aisance qu’on avait l’impression qu’elle planait au-dessus de l’océan. Les quelques vagues venaient se briser sur sa proue, et l’écume éclatait en milliers de petites particules dorées.

 

Hallbjörn Ludviksson était impressionné. Bien sûr, pendant son adolescence, le Norse avait participé maintes fois à des parties de pêche avec son père et les autres hommes de son village. Les mers des côtes de Norsca étaient froides, de couleurs sombres, et se laissait difficilement domestiquer. De plus, l’air était souvent glacé, chargé d’embruns, et la brume flottait sans bruit au-dessus de la surface de l’eau. Quant au soleil, il perçait rarement le brouillard, et même par les journées sans nuages, ne réchauffait que timidement l’atmosphère.

 

Le grand océan qui séparait le Vieux Monde du continent mystérieux et insoumis vers lequel lui et ses mercenaires se dirigeaient était sensiblement différent. Il avait entendu maintes histoires dessus, toutes très différentes, mais qui s’accordaient toutes sur certains points.

 

D’abord, la chaleur. Le soleil tapait particulièrement fort. Ses mille feux se reflétaient sur la mer avec une telle intensité qu’on se brûlait les yeux si on n’y prenait pas garde. La mer, d’ailleurs, n’avait pas du tout la même allure. Elle était d’une couleur telle que le Norse n’avait jamais vue, et semblait bien plus chaude que celle de la Tilée ou de l’Estalie. Claire au point d’être transparente à l’approche des côtes, avec une teinte de saphir, elle semblait vraiment étrangère à Ludviksson, pourtant habitué de la navigation.

 

Le soleil était encore haut dans le ciel. Le capitaine-mercenaire plissa les yeux, et repéra une ligne sombre au loin, par-dessus les vagues. Comme pour confirmer ce qu’il pensait, le tireur d’élite Nedland Grangecoq, posté à la vigie, sonna la cloche qu’il avait à portée de main en criant :

 

-         Terre ! Terre droit devant !

 

Ludviksson alla trouver le capitaine du navire dans sa cabine. Il frappa à la porte, et entra. Giulio da Firenze était en train de faire des calculs sur une carte.

 

-         Vous avez entendu, capitaine ?

-         Oui, cher confrère. Si mes calculs sont justes, et je pense qu’ils le sont, nous sommes en vue de la Lustrie.

 

Quelqu’un d’autre frappa. C’était le prieur Romulus.

 

-         Nous arrivons, capitaine. Et sans le moindre pirate. C’est magnifique.

-         J’ai fait cette course une bonne dizaine de fois. Les galions de l’Empire patrouillent régulièrement les routes maritimes, et tiennent les corsaires Elfes Noirs à l’écart.

-         Il y a de quoi, rit doucement Ludviksson en repensant à l’énorme vaisseau de guerre qu’ils avaient croisé deux jours plus tôt.

-         Je croyais que les Elfes Noirs avaient des forteresses flottantes ?

-         Oui, mais ils s’aventurent sur les mers du nord. Ils n’aiment pas du tout le climat tropical, et l’évitent s’ils n’ont rien à y faire. Mais les malheurs potentiels venaient plutôt de votre équipage, si vous voyez ce que je veux dire. Déjà qu’une femme à bord attire les ennuis...

-         Sœur Abigaïl n’est pas une femme qui attire les ennuis, je vous le garantis.

-         Ouais, sauf qu’en plus, vous avez rajouté un rat ! Je ne comprends pas pourquoi Manann ne nous a pas déjà tous envoyés par le fond ! En parlant de rat, qu’est-ce qu’il devient, celui-là ?

-         Je vais voir.

 

Romulus laissa les deux capitaines et se retrouva sur le pont. Il gravit les marches en bois et monta sur le château arrière. Il vit la petite silhouette cornue de Psody, accoudé sur la rambarde. Celui-ci se retourna en entendant ses pas sur les planches grinçantes.

 

-         Oh, prieur Romulus…

 

Psody n’avait pas quitté la cabine du prieur de tout le voyage. Les deux premiers jours, le mal de mer l’avait retenu dans son hamac. Puis le régime à base de poissons et de conserves, bien plus frugal que la nourriture chez Ludwig Steiner, avait eu des effets secondaires indésirables sur son estomac. Il y avait eu aussi le soleil : certes il était désormais habitué au monde extérieur, mais en pleine mer, vers le sud, l’astre solaire qui embrasait le ciel et la mer à la fois se montrait beaucoup plus agressif pour ses yeux. La chaleur était aussi étouffante dans la cabine, même avec la fenêtre ouverte, mais au moins, il était à l’ombre.

 

Le plus problématique était sa propre situation. Le prêtre de Manann de l’équipage, frère Pieter, soutenait qu’un Skaven à bord d’un navire était une offense faite au dieu des océans. Heureusement pour le petit homme-rat, les mercenaires qui allaient l’accompagner à terre étaient des durs à cuire, que l’appât du gain tenait à l’écart de toute superstition fondée ou non. Néanmoins, les quelques moments où il avait osé s’aventurer sur le navire, il avait croisé l’un ou l’autre des mercenaires du capitaine Ludviksson. Personne d’autre que le prieur ou le capitaine Norse ne lui avait adressé la parole, et il avait senti chaque fois une méfiance presque palpable. Les mercenaires ne craignaient pas le courroux des dieux, mais bien une traîtrise de sa part. Alors, il se retirait sur le château arrière, et contemplait rêveusement l’horizon.

 

Pour la première fois depuis des semaines, le jeune homme-rat était sorti en plein jour. Quand l’homme d’église vit sa triste mine, il constata :

 

-         Eh bien, vous en faites, une tête !

-         C’est que… c’est… ça ne m’était jamais arrivé.

-         De naviguer ? Je le sais bien, mais ne vous en faites pas, nous sommes bientôt arrivés, cette fois.

-         Non, ça n’a rien à voir.

 

Romulus tenta d’être rassurant.

 

-         Vous craignez que votre ancien maître ne vous poursuive ?

-         Ben…

-         Jusqu’ici ? Avec toute cette mer qui nous sépare de Brissuc ?

 

Le petit Skaven Blanc hésita avant de dire :

 

-         Mon frère Diassyon m’a parlé d’une invention du Clan Skryre. Une sorte de bateau qui pourrait aller sous l’eau, et voyager plus vite grâce à la malepierre !

-         Si c’est le cas, vos congénères sont plus avancés en technologie que je ne pensais. Plus besoin de vent, plus de tempêtes à craindre, encore moins les pirates… Enfin, de toute façon, soyez réaliste. Vellux vous croit mort, et même si, par malheur, il apprenait que vous êtes toujours vivant, croyez-vous qu’il perdrait son temps et son énergie à vous courir après ? Il doit avoir d’autres choses à faire.

-         D’autres complots à préparer, marmonna le jeune homme-rat.

-         Je pensais plutôt à « d’autres complots à éviter », répondit le prêtre avec un petit sourire.

 

Psody se tourna de nouveau vers la poupe du navire.

 

-         Je me demande si j’ai bien fait de venir…

-         Attendez ! C’est pour vous qu’on a organisé cette expédition. Il est trop tard pour reculer, maintenant !

-         Je sais, et je n’ai pas l’intention de reculer… mais mon cœur-cœur pense à Heike.

-         Ah… je vois.

 

Psody poussa un petit soupir.

 

-         C’est la première fois… que j’éprouve cette sensation. C’est comme un creux terrible dans ma poitrine.

-         Ne vous en faites pas, il ne lui arrivera absolument rien. Steiner s’occupe d’elle depuis trois ans, et il n’y a jamais eu le moindre problème. Vous craignez de ne jamais revenir ?

 

Le Skaven Blanc pivota sur ses talons et répondit vivement :

 

-         Non ! Le Rat Cornu m’accompagne, et me guide ! Je sais que nous faisons cela pour une bonne cause, et que je reviendrai ! C’est seulement que… sa présence me manque. J’arrive moins bien à raisonner quand elle n’est pas là. J’ai du mal à penser à autre chose qu’à son visage qui me sourit. La nuit, je rêve d’elle.

-         Ah, ça… C’est l’amour.

-         Je ne savais pas qu’il pouvait provoquer tant de douleurs.

-         C’est exactement ce qui fait son piquant, mon jeune ami. Grâce à l’amour, vous pouvez tout voir d’un œil très optimiste. Mais à d’autres moments, il vous tord littéralement les boyaux. J’espère ne pas vous affoler en vous disant qu’il y a peu de réactions plus humaines que celle-là.

-         Pas vraiment. Des tas de choses ont changé pour moi depuis notre rencontre.

-         L’amour, c’est quelque chose qui n’existe pas chez les Skavens, pas vrai ?

 

Psody murmura pensivement :

 

-         N’en soyez pas si sûr. J’ai reçu quelque chose de la part de mon grand frère, Chitik, vous vous souvenez ? C’était bien plus que le simple sens du devoir.

-         Avec les dames, c’est encore différent, surtout quand l’une d’entre elles occulte toutes vos pensées. Ce n’est pas le même amour.

-         Donc, il existe plusieurs sortes d’amour ?

-         En effet. L’amour que Ludwig porte à Heike est celui d’un père aimant sa fille. Ce que votre grand frère montrait à votre égard, c’était les liens du sang, tout simplement. Vous l’avez compris, il existe de nombreux amours différents. Je vous souhaite d’en connaître le plus grand nombre.

 

Le prieur se racla la gorge.

 

-         Je dois aller voir Günter.

-         Il va mieux ?

-         Non, hélas. Je ne veux pas parler de malheur, mais à mon avis, il n’en a plus pour très longtemps.

 

Deux jours plus tôt, pendant qu’ils étaient en train de pêcher, Günter Zimmermann était tombé à l’eau. Rien de grave sur le coup, tous les mercenaires avaient ri, lui le premier, mais par malheur, alors qu’il allait remonter à bord, un énorme poisson l’avait profondément mordu, et lui avait arraché un grand morceau de jambe. Malgré les soins intempestifs de Romulus, la blessure s’était rapidement infectée. Le maître d’équipage avait cédé sa couchette au jeune escrimeur, qui n’en avait pas bougé depuis.

 

Frère Pieter avait interprété cet incident comme un signe de mécontentement de Manann, bien évidemment. Les autres n’y avaient pas spécialement prêté attention, mais Psody, prêtre de formation, savait que les dieux pouvaient avoir une influence directe sur les événements, et prenait au sérieux ces inquiétudes du clerc du dieu des mers. Il était impatient d’arriver à terre ; plus le voyage se prolongerait, plus grands seraient les risques de voir une autre tragédie frapper la Determinazione.

 

Une cloche sonna, invitant tout l’équipage à se réunir sur le pont. Le prieur fit un geste de la main vers le jeune Skaven Blanc, et tous deux rejoignirent les autres.

 

Le capitaine Da Firenze toussota, et annonça :

 

-         Messieurs… mademoiselle, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Votre camarade, Günter Zimmermann, malgré tous les efforts du prieur Romulus, vient d’être recueilli par Morr.

 

Personne ne réagit. La mort était une constante compagne dans le métier de mercenaire à louer, et personne n’avait eu le temps de fraterniser avec le petit jeune homme. Même s’il avait paru sympathique aux yeux de tous, il n’allait pas manquer bien longtemps.

 

-         Nous avons prévu un service funéraire pour lui, qui sera rendu par frère Pieter.

-         Après la messe, on débarque, continua Ludviksson. Je monterai avec Sœur Abigaïl, Wor et Nedland. Votiak, je veux que tu prennes l’autre canot avec Sigurd, Romulus et le petit rat blanc. Nous trouverons un endroit où planter les tentes. Les autres nous rejoindront ensuite en faisant des allers-retours.

-         Nous ne devrons pas perdre trop de temps, avertit Nedland. Dans ce coin du monde, le soleil se lève très tôt, mais il se couche tôt, aussi. Et contrairement à l’Empire, la nuit tombe très vite. En dix minutes, c’est la nuit noire, et bien noire !

-         Raison de plus pour ne pas traîner, déclara le frère Pieter. Ne faisons pas attendre Manann.

 

 

La messe fut brève et sobre. Il n’y eut ni effusion, ni grand cérémonial, ni une profusion de larmes. Seul Psody resta déconcerté. Romulus resta près de lui, pour le rassurer. Hé oui, la mort n’avait aucun caractère sacré pour lui, et ce genre de messe lui parut à la fois mystérieux et un peu inquiétant. Ludviksson et trois de ses hommes les plus costauds avaient posé le cadavre de Günter complètement enveloppé dans une couverture sur une planche. Ils le lestèrent en attachant un boulet de canon aux jambes du mercenaire, puis ils le firent basculer dans l’eau. Günter coula à pic, et disparut dans l’eau profonde en une seconde.

 

-         Manann, recueille Günter Zimmermann… et pardonne nos péchés, murmura frère Pieter, tout en regardant le petit Skaven Blanc d’un œil mauvais.

 

Le capitaine Da Firenze vit la gêne de l’homme-rat, et décida d’accélérer les choses.

 

-         Bon, les gars, aidez-moi à faire avancer le bateau. On va s’approcher des côtes encore un peu, on a encore un peu de temps avant la nuit.

 

*

 

La Determinazione s’immobilisa une fois de plus, et le capitaine fit jeter l’ancre. La terre était maintenant proche. Les hommes d’équipage pouvaient voir la plage. Psody était émerveillé. Ce sable-là n’était pas comme celui qu’il avait vu à Marienburg. C’était blanc, éclatant sous le soleil. L’eau était aussi bleue et transparente qu’un saphir étincelant. Tous les Norses, qui n’avaient jamais voyagé autant au sud, furent surpris en voyant la végétation. Des arbres avec de grandes feuilles plates, et un tronc crénelé. Un peu plus loin, une rivière se jetait dans l’océan.

 

-         Drôle de forêt !

-         C’est la jungle, Harald, expliqua le Halfling. Rien à voir avec ce que t’as pu connaître.

-         C’est peut-être le moment de nous dire tout ce que tu sais là-dessus, d’ailleurs, suggéra Ludviksson.

 

L’éclaireur acquiesça, puis il sauta sur un tonneau, et s’adressa à la cantonade. Psody ne pouvait pas s’empêcher de regarder ses grands pieds velus.

 

« Bien. Écoutez, vous tous : je pense être parmi nous celui qui connaît le mieux la Lustrie. Je ne prétends pas tout connaître, mais je m’y suis rendu quelques fois, et j’ai retenu plusieurs choses importantes. Pour commencer, vous le savez, ici, c’est le pays des Hommes-Lézards. »

 

Personne ne réagit à ce mot, mais le Halfling sentait bien un frisson anxieux survoler la compagnie. Psody, en particulier, se mordit la lèvre inférieure. Les Hommes-Lézards étaient les ennemis des Skavens depuis des temps immémoriaux, et tout citoyen Skaven avait cette peur séculaire inscrite dans son sang, même s’il n’en avait jamais vu un seul de sa vie.

 

« À première vue, nous sommes seuls, il n’y a personne sur la plage, mais je mettrais ma main au feu que s’il y a des Hommes-Lézards dans le coin, ils nous ont déjà repérés, et ils nous surveillent. Je suppose que vous vous demandez ce qu’on peut craindre, je vais tâcher de vous répondre. Les premières expéditions d’Humains arrivées il y a mille ans ont été joyeusement massacrées par la population locale. Il y a encore quelques années, les Hommes-Lézards défendaient leur territoire très farouchement, et éliminaient les intrus sans hésiter. Il y a eu cependant quelques explorateurs Humains comme Marco Colombo qui ont réussi à avoir des contacts relativement amicaux avec eux. Ça s’est fait très lentement, mais ça s’est fait.

« Les choses ont un peu changé, durant la dernière décennie. Il semblerait que les Hommes-Lézards aient plus ou moins accepté la présence d’étrangers sur leur continent, à condition qu’ils ne s’éloignent pas des plages. Les Tiléens et les Estaliens ont bâti deux ou trois ports sur les petites îles avoisinantes qui étaient inhabitées, et sur les plages. Nous n’y sommes pas allés pour éviter les emmerdes, rapport au petit rat blanc, mais bon, ça ne vaut pas Sartosa, de toute manière.

« Les lézards se tiennent à l’écart de ces ports, mais ont fait passer le mot : la jungle nous reste interdite, tout comme leurs cités. Nous avons un "petit avantage" dans le sens où nous nous rendons vers une ville normalement rejetée par le gros de leur peuple, il y a une bonne chance pour qu’il n’y ait pas grand monde. Peut-être même que cette ville a été abandonnée depuis l’expédition de Colombo. Le patron nous paye bien pour deux raisons : d’abord, parce que c’est un boulot dangereux, ensuite pour éviter les mauvaises tentations. Les Hommes-Lézards ne doivent pas nous voir voler quoi que ce soit. Pas de pillage, pas de dégradation, rien. Nous ne sommes ici que pour faire des recherches. »

 

Le capitaine Ludviksson déclara alors d’une voix forte :

 

-         Alors, autant mettre les choses au point tout de suite : le premier que je surprends à vouloir s’en mettre dans les poches, il n’aura pas le temps de le regretter, je l’abats sur place. Je refuse de risquer ma peau en mettant les natifs en colère pour une bêtise faite par l’un des hommes sous ma responsabilité. C’est compris ? Et j’en profite pour rappeler une autre règle. Inutile de s’en cacher, la plupart d’entre vous n’ont pas tellement confiance en Psody. Je ne vous en blâme pas, mais rappelez-vous qu’on est censé le protéger. Je le rappelle, s’il tente un sale coup devant moi, je le tue moi-même. Mais si jamais l’un d’entre vous le surprend à faire quelque chose de louche, vous me l’amenez sans trop l’abîmer, que je décide quoi faire. Ne faites pas justice vous-même, sauf si votre vie est vraiment menacée devant témoins. Est-ce que c’est compris ? Bon, alors on y va. Préparez les canots ! Votiak, tu embarques avec ton équipe. Les autres, suivez-moi !

 

Votiak était le lieutenant de Ludviksson. C’était aussi le plus âgé de ses guerriers. C’était un grand homme, au visage carré, avec un nez aquilin et deux yeux bleus profondément enfoncés au fond de leur orbite, sous un front large et épais. Une barbe grisonnante couvrait ses joues et son menton, mais laissait voir à quel point sa mâchoire était proéminente. Il sourit, ce qui le fit ressembler à un drôle d’animal.

 

-         On y va.

 

Quelques minutes plus tard, les deux canots suivaient le mouvement des vagues jusqu’à la terre ferme. Sigurd et Votiak ramaient en rythme.

 

-         Tout va bien, prieur ? demanda ce dernier.

-         Oui, je vous remercie. Je suis bien content d’arriver ! Je me sens mieux sur terre.

-         Je comprends, vous avez raison, avec les serpents, les araignées, et puis les lézards…

-         Vous êtes des habitués de la mer, vous autres Norses ?

-         Ouaip ! De vrais marins ! répondit fièrement Sigurd.

-         Mais sur terre, on se débrouille aussi. Et je vous avoue que je suis impatient d’arriver, moi aussi. J’ai bien envie d’aller me chercher un peu de gibier.

-         J’en profiterai pour faire le plein à la rivière, on n’a presque plus d’eau.

-         Mais… pourquoi s’inquiéter ? De l’eau, on en a plein !

 

Le maître cuisinier grommela :

 

-         Hé, le rat, tu ne vas pas m’apprendre mon métier ! Quand je dis qu’y a plus d’eau, c’est qu’y a plus d’eau !

-         Mais… et tout ça ? insista Psody en montrant du doigt la mer.

 

Sigurd regarda le petit Skaven Blanc avec des yeux ahuris, puis il éclata de rire. Il cria à l’attention du capitaine :

 

-         Je le crois pas ! Hé, Hallbjörn, tu m’avais pas dit qu’il était aussi ignare ! Il veut boire de l’eau de mer !

-         Comprends-le, Sigurd ! C’est un rat qui n’a jamais quitté son égout !

 

Psody se tourna vers Romulus.

 

-         Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de drôle !

-         Eh bien… goûtez cette eau, vous verrez.

 

Le jeune homme-rat plongea sa main dans la mer, puis la porta à sa bouche. À peine eut-il mis l’eau dans sa bouche qu’il la recracha immédiatement, et bruyamment.

 

-         Pouah ! Quelle horreur !

-         Vous comprenez, à présent ? Cette eau est pleine de sel.

 

Le canot accosta sur la plage, et s’arrêta net. Les deux Norses mirent pied à terre. Psody sauta, et frissonna quand ses orteils entrèrent en contact avec l’eau froide. Il poussa des petits couinements, et releva prestement sa robe brodée. Il marcha sur le sable sec après quelques petites foulées, suivi par le prieur. Votiak et Sigurd tirèrent le canot sur la terre ferme, et l’attachèrent à l’arbre le plus proche. Quelques yards plus loin, Ludviksson et ses hommes firent la même manœuvre.

 

Psody inspira à pleins poumons, et ses sens furent assaillis d’une foultitude de sensations inédites. D’enivrants parfums, des couleurs bariolées, des chants d’oiseaux qu’il n’avait jamais entendu, et d’autres sons comme le vent dans les arbres, et le grondement de la rivière.

 

-         Ho, le rat ! Réveille-toi, on a du boulot !

 

Psody sursauta, et s’empressa de rejoindre les autres. Sans se plaindre, il aida les Humains à décharger le matériel. Votiak et Sigurd repartirent vers la Determinazione pour aller chercher d’autres hommes, chacun dans un canot, pendant que ceux restés à terre se préparèrent à installer le bivouac. Ils s’éloignèrent de la plage pour planter les tentes dans la terre ferme, un peu plus loin, près de la rivière.

 

Une heure plus tard, tous les mercenaires avaient débarqué, et le campement était établi. Il était temps, d’ailleurs, car le soleil était en train de se coucher, et les premières étoiles apparurent. Le Halfling disposa des pierres en cercle pour faire un feu.

 

Psody se rendit compte qu’il avait terriblement soif. Il s’approcha de Nedland, et demanda :

 

-         Dites, sire Grangecoq ?

-         Ouais, Psody ?

-         J’ai soif. Vous pensez qu’on peut boire cette eau-là ?

-         Oui, c’est pour ça qu’on s’installe à côté. Mais vérifie qu’il n’y ait pas des bestioles dedans !

 

Le Skaven Blanc s’accroupit au bord de la rivière. L’onde était transparente, on pouvait en voir le fond. Il passa une longue minute à examiner attentivement le cours d’eau, et ne vit rien. Il s’agenouilla et se baissa pour boire. L’eau claire et fraîche lui fit un bien fou. Il poussa un soupir extatique, lorsque soudain la terre meuble s’effondra sous son poids. Il tomba dans la rivière avec un cri effrayé. Il se débattit de toute son énergie, et crissa de panique.

 

-         Au secours ! Je ne sais pas nager !

 

Romulus, Hallbjörn et Abigaïl se précipitèrent dans sa direction. Sans hésiter, le Norse sauta dans la rivière. L’eau n’était pas bien profonde, elle lui arrivait à la ceinture. Il attrapa Psody par les cornes, et le jeta sur son épaule en un mouvement.

 

-         Du calme, du calme ! Allez, remonte !

 

Il le reposa sur la terre ferme, et sortit à son tour. Le prieur tapa dans le dos du Skaven Blanc plusieurs fois pour l’aider à cracher des trombes d’eau.

 

-         Ça va, vous êtes sauf.

-         Brr… je déteste être mouillé.

 

En effet, le petit homme-rat était trempé jusqu’aux os. Il frissonna, et sentit la gêne lui chauffer les joues quand il entendit les rires goguenards des Norses. Il se trouva une place en plein soleil, et se résolut à retirer sa robe, en tournant fermement le dos aux Humains. Il accrocha sa robe à la branche d’un arbre, et se secoua longuement. Puis il resta debout, immobile, pour laisser le soleil sécher les dernières gouttes d’eau prisonnières de son pelage. Derrière lui, Romulus le regarda des pieds à la tête.

 

-         Vous n’auriez pas un peu changé ?

-         Comment ça ? demanda le Skaven Blanc en se tournant vers l’Humain.

-         Eh bien, la première fois que je vous ai vu, vous paraissiez vraiment petit, maigre, et fragile. J’ai l’impression que vous avez grandi. Pas énormément, mais vous avez gagné quelques pouces. Votre voix a un peu mué, aussi.

-         C’est possible. À notre rencontre, je n’avais peut-être pas fini de grandir ?

-         Vous semblez en meilleure santé. Plus droit, plus costaud. Vous ne faites plus malingre, vous êtes plus solidement bâti. Et puis, vous ne toussez plus, vous ne reniflez plus. D’une manière générale, vous avez l’air d’aller mieux.

 

Curieux, le jeune homme-rat baissa les yeux, et se regarda. Il finit par constater que le prieur avait raison. Il n’était plus un gringalet maladif aux membres fins, mais présentait désormais un corps bien en chair, aux muscles souples et fermes, et sa carrure faisait à présent penser à celle d’un adolescent en pleine santé. Il se rendit compte également qu’il n’avait plus eu le nez ou la trachée encombrés par quoi que ce soit depuis longtemps.

 

-         C’est vrai. Je sens que tout est plus agréable. À quoi est-ce dû, à votre avis ?

-         Une vie plus saine, loin des souterrains pollués par la malepierre. Du soleil, de l’air pur, plus d’exercice, et une meilleure alimentation. Tant de petites choses dont fort peu de vos semblables doivent profiter, qui renforcent votre anatomie.

 

Psody se rappela de la présence des mercenaires qui le regardaient du coin de l’œil. Instinctivement, il éprouva de la gêne, et demanda d’un ton pincé :

 

-         Je ne veux pas exhiber mon anatomie aux yeux de tous. Auriez-vous quelque chose pour me couvrir à me prêter ?

 

Romulus fouilla dans un sac, et sortit une chemise et un long manteau de cuir tanné.

 

-         Tenez, c’était les vêtements de rechange de Günter. Il n’en aura plus besoin.

 

Le Skaven Blanc enfila la chemise, passa le manteau, et alla contempler son reflet dans la rivière.

 

-         Pas mal du tout ! J’aime !

-         Gardez-les. Je n’ai rien contre les robes de mage, mais dans un endroit comme la Lustrie, il vaut mieux quelque chose comme ça, c’est plus pratique. Prenez ça.

 

Le prieur tendit au Skaven Blanc un chapeau aux longs bords.

 

-         Il est important de se protéger du soleil quand il tape fort. Dans les régions de l’Empire, vous n’aviez pas grand-chose à craindre, mais ici, le climat est différent. Si vous restez tête nue, cela risque de vous chauffer le sang.

 

Psody ne l’avait pas remarqué plus tôt, mais il se rendit compte que tous les membres de l’expédition portaient tous un couvre-chef plus ou moins élaboré, du simple foulard noué sur la tête au chapeau orné de plumes, en passant par la calotte de cuir. Romulus avait rabattu la capuche de sa robe blanche. Le petit homme-rat posa le chapeau sur son crâne. Il fut surpris d’entendre quelques-uns des hommes d’Hallbjörn s’esclaffer.

 

-         Quoi ? demanda-t-il en tournant la tête.

 

Le chapeau tomba à ses pieds dans le mouvement. Le Norse s’approcha.

 

-         Je vais t’arranger ça, petit rat blanc.

 

Il ramassa le chapeau, le tint à hauteur des yeux, puis contempla fixement la tête du jeune Skaven Blanc. Il tira de sa ceinture sa dague, et découpa deux trous dans le feutre. Après quoi, il enfonça le chapeau sur la tête du petit homme-rat. Il avait vu juste, et le chapeau s’adapta parfaitement en laissant passer les deux cornes.

 

-         Voilà ! Comme ça, il ne tombera pas.

-         Euh… ! Merci, maître Ludviksson.

-         Puisqu’on fait une halte, je vais en profiter, dit la templière. Je m’éloigne un peu, j’ai besoin de me rafraîchir la peau, moi aussi. Et je ne vous conseille pas de me suivre, si vous tenez à vos os.

 

Et elle suivit le cours d’eau, pour disparaître derrière les arbres. Le jeune homme-rat eut une moue nerveuse.

 

-         Wow !

-         N’allez pas imaginer que toutes les femmes ont la douceur et la patience d’Heike, mon jeune ami, ou vous vous exposez à des surprises désagréables ! rit doucement Romulus.

-         Bah ! Elle m’a paru être une brave fille, observa Nedland.

-         Elle l’est, mais elle a passé sa vie à devoir composer avec des hommes qui n’ont pas tellement de respect pour les femmes. C’est important pour elle de mettre les choses au point le plus vite possible.

-         Étrange, les femmes sont interdites dans l’armée, chez les Humains ?

 

Le prieur expliqua au petit Skaven Blanc :

 

-         Apprenez que le métier des armes est pratiquement dépourvu de femmes, aussi quand l’une d’entre elles veut s’élever dans la hiérarchie, elle doit faire deux fois plus d’efforts que les hommes ! En cela, notre société n’est pas si différente de celle des Skavens. En dehors de trop rares exceptions, le pouvoir est tenu par les hommes. Et les femmes sont généralement cantonnées aux tâches pour faire fonctionner convenablement le foyer familial.

-         Au moins, elles peuvent se rendent utiles, constata Psody. Pas comme chez moi.

-         C’est vrai, comment les Skavens se conduisent avec les filles ? demanda Wor.

 

La question ne manqua pas de surprendre le petit homme-rat.

 

-         Ils s’en servent pour se reproduire.

-         C’est tout ?

-         Oui.

-         Ils y prennent du plaisir, au moins ? s’enquit un autre.

-         Normalement, oui. Mais ils sont les seuls.

-         Quoi ? s’exclama Sigurd. Tu veux dire que si un Skaven tringle sa bourgeoise, et qu’elle n’aime pas ça, il s’en fout ?

-         Euh… ben oui.

 

Cette réponse ne manqua pas de déclencher des réactions controversées. Certains ricanèrent, d’autres firent une grimace méprisante. Votiak demanda :

 

-         Hé, t’as une copine, toi ?

-         Euh…

 

Psody sentit sa fourrure s’humidifier deux fois plus, et pas seulement à cause du climat. Il n’allait pas révéler l’existence d’Heike à ces gens !

 

-         Allez, sois pas timide ! insista un autre, un grand Humain blond avec la barbe tressée. J’ai vu ta tête, pendant tout le voyage. C’est celle de quelqu’un qui a laissé sa femme derrière lui ! Vas-y, dis-nous ! T’es fiancé à une rate géante !

-         …

-         Je le savais ! ricana l’homme. Dis donc, ça t’embête pas de bousculer une minette avec des moustaches aussi longues ?

-         Remarque, vu les cornes qu’il se trimballe, c’est pas pour ses moustaches que je m’en ferais !

 

Et les hommes rirent de plus belle. Le petit Skaven Blanc détourna la tête, très mal à l’aise. Un jour, Steiner lui avait fait lire une bouffonnerie théâtrale où il était question de cocufiage, et le petit homme-rat avait appris le sens de cette plaisanterie. Hallbjörn Ludviksson s’en rendit compte, et leva la main.

 

-         Jorund, lâche-le. Il ne t’a pas demandé la longueur des moustaches de ta bourgeoise !

 

Une fois de plus, quelques mercenaires eurent un rire moqueur. Le capitaine approcha du nommé Jorund, et murmura :

 

-         J’y tiens un peu, moi aussi, à cette « minette », alors tiens ta langue quand tu parles d’elle devant moi, si tu ne veux pas que je te la colle quelque part.

 

Jorund rit encore un peu, mais fit un petit signe de tête alors que son sourire diminua un peu nerveusement.

 

Psody était particulièrement déstabilisé. Il se tenait au milieu d’un groupe de guerriers sur lesquels il n’avait absolument aucune autorité. Il ne pouvait pas leur faire ravaler leurs moqueries, contrairement à sa vie à Brissuc où il pouvait foudroyer d’un claquement de doigt n’importe quel Skaven qui aurait osé lui manquer de respect. En plus, le capitaine avait confirmé ce qu’il avait tenté de cacher. Celui-ci changea de sujet.

 

-         Bon, les gars, le petit rat blanc nous a montré qu’il n’y a pas de sale bête dans cette flotte. Je crois qu’on a tous besoin de se rafraîchir.

-         Surtout toi, Hallbjörn ! plaisanta Votiak. Tu pues comme mille boucs !

-         Ça vaut mieux que de puer comme une vieille génisse comme toi. Allez !

 

Et sans le moindre complexe, le Norse se déshabilla complètement, posa ses habits mouillés sur une grosse pierre, puis se jeta dans la rivière, rapidement imité par tous les autres membres de la compagnie. Les mercenaires s’envoyaient de l’eau au visage en riant.

 

Psody n’en revint pas. Que ce soit chez Dame Katel ou dans le domaine de Steiner, les Humains ne faisaient preuve d’un tel manque de pudeur. Toute la compagnie était maintenant à l’eau, y compris le Halfling, Nedland Grangecoq. Ce dernier appela :

 

 

-         Hé, tu ne viens pas avec nous ?

-         Euh… répondit Psody qui sentait ses joues s’embraser.

-         Quoi, on te fait peur ? rit Votiak. Allez, elle est bonne !

-         En plus, l’eau, ça doit te connaître, le rat d’égout, non ?

 

Comment expliquer les choses sans offenser quelqu’un ?

 

-         Je… j’ai assez bu.

-         Allez, fais pas ton timide ! Ramène-toi !

-         Non, vraiment, je…

 

Cette fois, il en eut assez. Se tournant vers le prieur, il rompit la conversation.

 

-         Prieur, je vais méditer un peu plus loin.

-         Ne vous éloignez pas trop, surtout. On ne sait pas sur quoi on peut tomber, ici.

 

Mais le jeune homme-rat n’écouta pas. Saisi d’une brutale montée de cafard, il partit s’isoler quelques yards plus loin, derrière un gros buisson.

 

 

Il trouva un tronc d’arbre près de la rivière. Il s’assit dessus, enfouit la tête dans ses mains, et se mit à pleurer en silence.

 

-         J’aurais pas dû, j’aurais pas dû… Mais quel idiot !

-         Hé, ça ne va pas ?

 

Psody sursauta, et regarda par-dessus son épaule. Le bruit constant de la rivière avait couvert le bruit de pas de Sœur Abigaïl, déjà étouffé par les hautes herbes. La templière avait abandonné la robe traditionnelle des prêtresses de Myrmidia, et portait à présent une tunique légère par-dessus un pantalon de toile à rayures. Elle se rendit compte de son état, et s’en trouva un peu inquiète.

 

-         Oh, excusez-moi. Vous préférez rester seul ?

-         Je… je ne sais pas.

-         Vous voulez qu’on parle ?

-         Ça ne vous dérange pas de parler à une petite horreur de Skaven ?

 

La jeune femme prit place à côté de lui.

 

-         Non, sinon je ne vous le proposerais pas. C’est rapport à ce que les gars pensent de vous ? Je comprends que ce ne vous soit pas agréable. Voyez-vous, ils n’ont pas eu une vie facile. Ils sont habitués aux coups durs, et parlent souvent plus vite qu’ils ne pensent.

-         Oh, ce n’est pas seulement eux… c’est le tout.

 

Sœur Abigaïl eut un petit sourire.

 

-         Romulus m’a parlé de vous pendant le trajet. Je ne pense pas que vous soyez quelqu’un de mauvais. Bien sûr, beaucoup d’Humains seraient terrifiés en vous voyant, ou vous attaqueraient à vue. Pas moi, tant que vous vous conduisez bien, évidemment. En plus, d’après ce que le prieur m’a dit, vous êtes encore un enfant, il est normal que les choses vous dépassent. Eux ne s’en rendent pas compte.

 

Elle lui tendit un mouchoir. Le Skaven Blanc renifla, et s’essuya les yeux.

 

-         Je ne m’attendais pas à vous voir gentille comme ça.

-         Oh, vous parlez de ce que j’ai dit avant d’aller me baigner ? Il faut bien que je fasse comprendre que j’ai besoin un peu d’air, surtout après ces semaines passées sur ce bateau, au milieu de tous ces hommes. C’est comme ça, chez les Humains. Les gens bien élevés ne se dénudent pas devant n’importe qui.

-         C’est ce qu’on m’a appris. Ça n’a pas l’air de les gêner, en ce moment.

-         Ce ne sont pas vraiment des « gens bien élevés », Psody, mais des mercenaires dont beaucoup baroudent ensemble depuis longtemps, ils se connaissent assez pour ne pas faire attention. Mais moi, je tiens à mon intimité.

-         Je vous comprends. Ils se sont moqués de moi !

-         Oh… ils ne pensent pas à mal, sinon ils auraient été vraiment hostiles envers vous, avant même notre départ. C’est pour ça que vous faites la tête ?

-         Non, Sœur Abigaïl. Enfin, pas seulement… J’ai l’impression d’avoir fait une grosse bêtise en partant.

-         C’est votre amie, n’est-ce pas ? Elle vous manque beaucoup ?

 

Cette fois-ci, Psody ne répondit pas. Son regard triste était suffisamment éloquent.

 

-         Pourquoi vous faites ça ?

-         Comment ça ?

-         Toute cette expédition, ce voyage, et maintenant, la jungle de Lustrie… Bien sûr, les mercenaires sont payés, et moi, je fais ça parce que j’en ai envie et parce que Romulus me l’a demandé, mais vous… ?

-         Pour… trouver des réponses. J’ai des visions, j’aimerais comprendre leur signification. Je pense que… quelque chose, ou quelqu’un, m’envoie des messages, et c’est probablement ici que je trouverai explication.

-         D’accord, mais dans quel but ? Qu’est-ce que ça vous apporterait d’avoir ces explications ?

-         Je serais plus en paix… Si je comprends ce que ça veut dire, je me sentirai beaucoup mieux, peut-être qu’il faut que j’accomplisse quelque chose en particulier, et que ça s’arrêtera. Et je pourrai passer à autre chose. Vivre ma vie, avec Heike.

-         Donc, au final, c’est pour être heureux avec elle que vous vous êtes lancé dans cette quête, non ? En un mot, vous avez écouté votre cœur.

-         Euh… oui, Sœur Abigaïl.

-         Alors ce n’était pas une bêtise.

 

La jeune femme se passa une main dans les cheveux, et se démêla quelques mèches humides. Le petit homme-rat ne put s’empêcher de lui dire :

 

-         Vous avez une remarquable fourrure crâ… euh, je veux dire « chevelure ».

-         Venant de vous, c’est un beau compliment. Je vous remercie.

-         Je n’avais jamais vu une telle couleur.

-         Il n’y a pas de Skavens roux ?

-         Pas à ma connaissance, mais bon, je ne connais pas tant de Skavens que ça. Je vivais dans un petit terrier, il n’y avait que quelques centaines d’individus, peut-être mille… Sûrement pas autant qu’à Altdorf.

-         Romulus m’a expliqué que vous aviez beaucoup parlé de vous et de votre société à l’homme qui nous a engagés. Je n’ai pas envie de tout vous faire répéter si ça vous dérange, mais… vous pourrez me parler un peu des Skavens, à l’occasion ?

-         Oh, oui… Un peu. Ça vous intéresse vraiment ?

-         J’ai toujours aimé parler avec des gens d’ethnies différentes. Ça fait partie de ma formation, les templières de Myrmidia voyagent beaucoup.

-         Je pourrais vous expliquer un truc ou deux, oui, et quand nous seront rentrés, vous pourrez lire les notes de Steiner.

 

Le Skaven Blanc tourna son visage vers la prêtresse. Celle-ci vit son reflet dans ses grands yeux roses.

 

-         J’apprécie votre compagnie, mais je préfère parler franchement : mon cœur est avec Heike.

-         Oui, et alors ?

 

Cette question désarçonna le Skaven Blanc.

 

-         Eh bien… vous n’aviez pas envie de… vous… rapprocher intimement de moi ?

 

La jeune femme éclata de rire.

 

-         Si vous étiez un Humain, je vous aurais aplati le nez pour avoir pensé à une telle ânerie ! Mais vous êtes un Skaven, et vous avez sans doute encore beaucoup à apprendre sur les femmes !

-         Euh… pourtant, vous aviez l’air de vouloir… devenir plus proche de moi ?

-         Bien sûr, mais apprenez que chez nous, une femme peut vouloir devenir plus proche d’un homme sans que ça finisse par une relation intime avec lui ! De toute façon, vu nos différences, il me paraît impossible d’aller plus loin.

-         Vous avez raison, et je vous dois des excuses. J’ai vraiment beaucoup-beaucoup à apprendre sur la société des Humains.

-         Allez, je vous pardonne. Je suis sûre qu’Heike vous enseignera quand nous serons rentrés. Je vous propose simplement d’être des amis. Nous pouvons être amis ?

-         Bien sûr ! Un peu comme des frères d’armes ?

-         Exactement.

 

Avec un sourire entendu, Psody tendit la main vers Abigaïl, qui la serra fermement. Puis il lui demanda :

 

-         Et vous, avez-vous quelqu’un resté dans le Vieux Monde qui vous attend ?

 

La jeune femme soupira.

 

-         Non. Vous savez, beaucoup de filles Humaines espèrent épouser un prince comme dans les contes quand elles sont petites.

-         Heike m’a lu ce genre d’histoire. Elle m’a dit que ça fait rêver les Humains.

-         Oui, mais bien souvent, quand nous grandissons, nous comprenons que la réalité est moins merveilleuse. J’ai choisi de servir Myrmidia parce que… la vie ne m’a pas tant laissé le choix. Et je doute que ça puisse changer.

-         Oh, ne dites pas ça ! Moi, dès ma naissance, mon destin était scellé. J’allais être un Prophète Gris, ou mourir de la main d’un de mes semblables ou de ma propre folie. En fin de compte, ça ne s’est pas passé comme ça. Je crois vraiment que si nous sommes amenés à suivre une destinée, nous avons toujours un moyen de la faire se plier à nous, et pas l’inverse. Je suis né pour servir le Rat Cornu, mais pas de la façon que m’a expliqué mon ancien maître.

-         Vous regrettez votre vie d’avant, Psody ?

-         Pas du tout ! Ce sont les Humains comme vous qui m’ont appris à quel point la vie pouvait être plaisante à vivre. Sans peur, sans mensonge, sans la malepierre, sans mon maître et sa mauvaise influence… et avec l’amour.

 

La jeune femme fit un petit hochement de tête. Le petit Skaven Blanc toussota, et murmura :

 

-         Je suis bien content de parler ainsi avec vous, Sœur Abigaïl, mais… j’aimerais que ce soit aussi facile avec les autres. Je ne les gêne-dérange, n’est-ce pas ?

-         Il ne faut pas être trop fâché contre eux, Psody. C’est vrai, certains m’ont dit que vous les inquiétiez un peu. C’est parce qu’ils ne vous connaissent pas.

-         C’est comme chez les Skavens : l’inconnu provoque la peur, et la peur provoque l’agressivité.

-         Quelques-uns d’entre eux ont perdu un ami ou un parent à cause des Skavens, notamment ceux qui habitaient Nuln.

-         Maître Jaeger m’a parlé de la grande invasion de Thanquol qui a eu lieu il y a une dizaine d’années. Il m’a dit que ce n’était pas joli à voir.

-         Il paraît, oui.

-         Ah, vous voilà ! dit alors la voix de Nedland.

 

L’éclaireur Halfling rejoignit prestement la jeune femme et le petit Skaven Blanc.

 

-         Vous feriez mieux de rentrer, la nuit est tombée, et on ne sait pas quelles bestioles crapahutent dans cette jungle !

-         Vous avez raison, maître Grangecoq, répondit la templière en se levant.

-         Euh… Tout va bien ?

 

Sœur Abigaïl posa une main bienveillante sur l’épaule de Psody.

 

-         Notre jeune ami m’a confié ses craintes d’avoir des relations un peu tendues avec votre compagnie.

-         Je comprends, répondit le Halfling en hochant la tête. Écoute mon petit gars : je t’ai observé pendant le voyage. Sûr, t’as pas une tête à qui on se fie tout de suite, mais Ludviksson m’a dit que t’étais plutôt du genre sympathique. Je suis sensible à ton petit souci vis-à-vis des autres gars. Et j’ai un excellent moyen d’arranger ça.

-         Lequel ?

-         Suis-moi.

 

Nedland emmena Psody vers le campement des hommes d’armes, pendant que Sœur Abigaïl alla se coucher. Bien installés au tour du feu et détendus, les mercenaires plaisantaient joyeusement. Tomas et Romulus s’étaient déjà retirés. L’éclaireur leur expliqua que le jeune Skaven Blanc avait envie de « découvrir leurs coutumes de veillée ». Avec un sourire, l’un des hommes invita l’homme-rat à s’asseoir parmi eux. Psody passa la soirée dans l’atmosphère chaleureuse de la camaraderie des aventuriers professionnels. Très vite, la bière tourna, les anecdotes les plus amusantes furent partagées. Le tutoiement s’installa rapidement, et les dernières barrières se dissipèrent. Hallbjörn entonna des chansons aux paroles très suggestives. Chaque fois que le jeune homme-rat demandait la signification de l’une ou l’autre des expressions argotiques, l’explication le faisait grimacer de surprise, au grand amusement de la cantonade. À la fin de ce moment mémorable, les mercenaires avaient définitivement adopté le Skaven Blanc comme étant l’un des leurs.

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