L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 20 : L'Equipage

6481 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 10:44

Le Repos du Guerrier était une des nombreuses tavernes du quartier défavorisé d’Altdorf. La clientèle était hétéroclite : Humains, Nains, Halflings, même quelques Ogres, s’y arrêtaient volontiers pour se rafraîchir et passer une nuit dans un lit chaud. Cette auberge n’était pas la plus pauvre, ni la plus mal fréquentée. Mais tous les habitués savaient qu’elle était le point de départ de nombreuses affaires louches. On pouvait facilement y trouver des gros bras à louer, des mercenaires peu scrupuleux pour accomplir de sales boulots, et des gens qui n’étaient pas regardants sur la nature de leur employeur.

 

Tel était le cas du jeune Günter Zimmermann. Il n’était pas dans le métier depuis très longtemps, mais avait déjà voyagé à travers le Vieux Monde du nord au sud, de l’est à l’ouest, avait approché Praag, la ville aux portes du Kislev, avait séjourné quelque temps à Sartosa. En un mot, c’était un mercenaire aguerri. Aussi, quand il avait entendu parler d’un « boulot très spécial, bien payé, sûrement dangereux, et pas un mot à quiconque sur quoi que ce soit », il avait senti sa fibre aventurière vibrer comme jamais. Il entra, s’installa au comptoir et demanda une bière.

 

Quand le tenancier lui servit la boisson bien fraîche et mousseuse, l’Humain demanda discrètement :

 

-         Où je peux trouver Ludviksson ?

 

Sans un mot, le gros homme indiqua d’un petit geste du menton un étrange personnage installé dans un coin de la pièce, un Halfling en train de consulter un carnet relié de cuir. Günter s’en approcha, et s’assit devant lui.

 

-         Je cherche Ludviksson. C’est pas toi ?

 

Le Halfling leva la tête, et un sourire ironique étincela sous son chapeau à larges bords.

 

-         Très observateur, pour un Humain.

-         Bon, où je peux le trouver ?

-         Deux choses, mon petit père : premièrement, tu devras l’appeler « capitaine Ludviksson ». Il n’a pas bourlingué jusqu’aux Terres de la Désolation pour que le premier gamin venu oublie son titre. Et deuxièmement, à partir du moment où tu le rencontreras, tu devras fermer ton grand clapet sur ce que tu verras et entendras. Le gars qui nous paie ne veut pas qu’on parle de ses activités, et si quelqu’un le fait, ce quelqu’un aura plus d’ennuis que lui. C’est compris ?

 

Günter se sentit un peu désarçonné devant ce petit homme plus assuré encore que lui, mais il voulut faire bonne figure.

 

-         D’accord… Je peux au moins savoir où on va ?

-         Loin. Très loin. Pour un moment. C’est quoi, ton nom ?

-         Zimmermann. Günter Zimmerman. Et toi ?

 

Sans répondre, le Halfling inscrivit le nom dans son petit carnet, et expliqua :

 

-         Si tu veux travailler pour le capitaine Ludviksson, la discrétion sera le maître mot, après l’efficacité. Tu dis quoi que ce soit sur ce que tu verras d’inhabituel, et on s’occupera de te faire taire définitivement.

-         Eh bien ! Ça ne rigole pas !

-         C’est pour ça que le client paye autant. Tu sais combien il paye ? Bien sûr que tu sais. Et t’as quand même l’air d’être assez malin pour savoir quand rester muet. Alors, tu en es, ou tu te barres, maintenant.

 

L’Humain hocha pensivement la tête. La curiosité était plus forte encore que la perspective d’un bon salaire.

 

-         J’en suis.

 

 

Le soleil se couchait sur la campagne du Reikland, inondant les champs cultivés de ses rayons dorés bienfaisants. Günter repéra le petit sentier qui serpentait entre les collines, vers l’est. Il quitta la route pavée qui menait à Nuln, et marcha encore une trentaine de minutes. Enfin, il distingua ce que le Halfling lui avait indiqué.

 

C’était vraisemblablement une vieille ferme, qui semblait abandonnée. Les pâturages étaient déserts, les mangeoires et abreuvoirs vides, et les herbes folles envahissaient la cour. Seule une flamme visible par l’une des fenêtres indiquait une présence. Le jeune mercenaire frappa à la porte, et quelqu’un ouvrit. C’était le Halfling du Repos du Guerrier.

 

-         T’es à l’heure, c’est bien. Entre.

 

Günter le suivit sans un mot. Ils descendirent ensemble un escalier, et aboutirent jusqu’à une immense salle basse, où attendait déjà une trentaine de personnes. L’Humain esquissa une petite moue. Il ne connaissait aucun de ces hommes à louer, mais savait reconnaître de vrais professionnels, et aucun d’entre eux n’avait l’air d’être un amateur. Le Halfling sortit le carnet, cocha le nom de Günter, et monta sur l’estrade dressée au fond de la cave.

 

-         Bon, les gars, tous les volontaires sont présents. Merci d’avoir répondu à notre offre. Je vais vous présenter maintenant le capitaine Ludviksson.

 

Pendant un instant, le jeune homme pensa qu’il allait y avoir un petit coup de théâtre, comme par exemple le fait de voir le Halfling se présenter comme étant lui-même Ludviksson. Mais l’un des mercenaires installés au deuxième rang se leva, et prit place sur la scène à son tour.

 

-         Oui, c’est moi. Je peux me faire une idée des volontaires en me mêlant à eux.

 

Günter se sentit un peu soulagé en voyant que le célèbre capitaine-mercenaire correspondait à peu près à la description qu’il avait entendue. Hallbjörn Ludviksson était originaire de Norsca. La Norsca était un lointain pays, au nord de l’Empire. La vie y était rude, le climat froid et enneigé la plupart du temps. Les Norses étaient des individus austères, habitués à une vie dure, perpétuellement menacée par les incursions du Chaos. En effet, leur pays constituait le premier rempart entre l’Empire et les Terres Désolées dont sortaient régulièrement les démons, les guerriers du Chaos et autres maraudeurs.

 

Hallbjörn Ludviksson avait la réputation d’être un Norse habitué à la lutte contre le Chaos. On chuchotait qu’il avait été agent spécial au service des Ulricains dans leur lutte perpétuelle contre l’engeance des dieux interdits, avant de fonder sa propre unité de mercenaires. Ses hommes étaient pour la plupart ses compatriotes, et tous avaient à la fois une préférence pour se battre contre les démons, et de bonnes raisons de croiser les autorités impériales le moins possible. Bien entendu, il n’accueillait jamais au sein de son unité quelqu’un de délibérément hérétique, ni de Mutant.

 

L’homme lui-même semblait sur le point d’entrer dans sa troisième décennie. Il était plutôt grand, et s’il n’était pas particulièrement musclé, paraissait tout de même bien bâti. Une barbe blonde encadrait ses joues, ses cheveux couleur de blé étaient coupés à la façon des soldats de l’Empire. Il portait des vêtements relativement communs, mais avait gardé sur son dos un énorme marteau de guerre ouvragé, au manche en bois verni renforcé de poignées de métal, et à la tête lourde, avec des ornements norses sculptés sur ses deux faces latérales.

 

-         Monsieur Nedland Grangecoq ici présent vous a expliqué l’essentiel.

 

Le Halfling fit une révérence outrancière sous les rires et les applaudissements. Le Norse reprit :

 

-         Notre employeur a décidé de monter une expédition en Lustrie. Y en a parmi vous qui y sont déjà allés ?

 

Il y eut quelques « euh… non ». Ludviksson reprit :

 

-         Pas grave, à part Nedland, personne n’y est allé ici, même pas moi. Nous sommes engagés pour nous rendre dans un temple des Hommes-Lézards. Ce sont les indigènes. Ils ne sont vraiment pas rigolos du tout, et ont horreur des intrus. Le temple où nous allons est probablement abandonné, mais il est possible qu’il y ait encore du monde sur place. Notre employeur est cependant généreux : il accepte de nous payer, compte sur nous pour faire un peu de ménage, mais si jamais ils sont trop nombreux pour nous, on fiche le camp.

 

Le Norse fit un signe de la main. Un individu au fond de la salle se leva. Il portait des vêtements quelconques, mais son visage émettait un magnétisme certain. Ses yeux bleus, très profonds, étaient remarquables. Il traversa la cave et resta debout à côté du Norse.

 

-         Je m’appelle Romulus. J’ai préféré voyager discrètement. Sachez que je suis un prêtre de Shallya. Il y a quelque temps, j’ai rencontré quelqu’un qui a des recherches à faire pour éclaircir des mystères, je l’ai présenté à votre employeur que je connais bien, et celui-ci a décidé de l’aider. Je ferai partie de l’expédition, en tant qu’homme de religion et chirurgien. Je répète ce que le capitaine Ludviksson vient de vous dire : il n’est pas question de risquer plus que de raison la vie de l’un ou l’autre d’entre vous. Même si cette équipée est un échec, vous serez dédommagés.

 

Les mercenaires acquiescèrent. Romulus déroula une carte et la fixa sur le mur. On voyait le Vieux Monde, et un autre continent à l’ouest, au-delà de la mer. Ludviksson posa le doigt sur le pays dessiné.

 

-         La Lustrie, c’est ça. Un pays constitué d’une jungle avec d’immenses arbres, des plantes exotiques, des sales bêtes, une chaleur étouffante, des pluies torrentielles et un soleil de plomb.

-         Ouais, le paradis, quoi ! plaisanta quelqu’un.

-         Hé, j’ai entendu qu’il y avait des cités pleines de trésors ! C’est ça que veut le patron ?

-         Non. Nous allons y aller dans un but scientifique.

 

Le capitaine avait levé le doigt et prononcé ce mot avec tellement d’ironie dans la voix que de nombreux hommes rirent.

 

-         Notre boulot consiste à accompagner Romulus et ses assistants pour qu’ils fassent un travail sur place. Ils veulent étudier ces ruines. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, et je m’en fous. On est juste tenus de les accompagner et de les protéger s’il y a des problèmes.

-         Et c’est tout ? demanda Günter.

-         C’est déjà pas mal, la Lustrie est un pays dangereux. Alors, toujours intéressés ?

 

Un brouhaha approbateur répondit à la question. Ludviksson leva encore les mains pour réclamer le silence.

 

-         Et voici le plus important. Je vous le dis tout de suite : ceux qui ne partent pas dans la minute sont considérés comme « dans le coup », et ne pourront plus reculer. C’est bien compris ?

 

Aucune réponse. Romulus frappa alors à la porte d’un petit réduit. Elle s’ouvrit.

 

-         Voici le principal homme de science de l’expédition.

 

Lentement, très lentement, une petite silhouette parut aux yeux de toute l’assemblée, et monta sur l’estrade. Il y eut de nombreux murmures étonnés, des exclamations difficilement retenues, et même un éternuement nerveux.

 

 

Psody était très intimidé. Il apparaissait devant tout un groupe d’Humains bien plus habitués des champs de bataille que lui, et difficilement impressionnables. Il avait choisi de se présenter à eux avec des vêtements d’adolescent Humain, et avait fait sa toilette avec une attention toute particulière.

 

-         Bonjour, articula-t-il.

 

Un grand silence pesant survolait l’assistance. Tous les yeux étaient braqués sur le petit homme-rat, qui avait l’impression de rétrécir à vue d’œil.

 

L’un des hommes parmi les plus âgés se leva, et tendit un index vers le Skaven Blanc.

 

-         Qu’est-ce que c’est que ça ?

-         C’est ce petit gars qu’on va devoir protéger, Votiak.

-         Un rat ? Une saloperie de rat ?

 

D’autres protestations similaires retentirent. Psody sentit le sang lui embraser les joues jusqu’à la base de ses cornes. Il sentit le mépris général le heurter plus douloureusement qu’une volée de cailloux. Son instinct lui ordonna de réduire en poussière quelques-uns des Humains pour les calmer, mais sa raison le retint fermement. Le Norse leva la main.

 

-         Du calme. J’ai pris le temps de faire connaissance avec ce gosse. Oui, c’est un gosse, il n’est pas plus âgé que la plupart d’entre vous quand vous avez commencé à gagner votre vie comme ça. Je sais que, d’habitude, les rats géants, on les massacre avant qu’ils ne nous dévorent. Mais ce petit est différent. Le patron a confiance en lui, Romulus aussi, et moi aussi. Je ne dirai pas le nom de notre employeur, mais je peux vous dire que je travaille régulièrement pour lui depuis quelques années, et s’il me dit que ce rat blanc est comme nous, je le crois.

-         J’ai passé plusieurs semaines à parler avec lui, à l’aider à se familiariser avec nous. Je vous donne ma parole d’honneur sur les larmes de compassion de Shallya que ce jeune garçon est loyal, et ne nous trahira jamais.

 

Ludviksson était réputé pour ne pas raconter de mensonges, et le prêtre avait su utiliser des mots convaincants et un ton approprié, aussi les mercenaires se calmèrent un peu. Le capitaine se tourna vers le petit homme-rat.

 

-         Allez, sois pas timide ! Présente-toi, et dis-nous ce que tu attends de nous.

 

Psody se racla la gorge, et bredouilla :

 

-         Euh… chers amis Humains… je… Mon nom est Psody. Je… comme vous le voyez… mon sang… enfin, ma vie…

 

Une fois encore, un lourd silence pesait lourd sur toute l’assistance. Le petit Skaven Blanc ferma les yeux, se concentra de toutes ses forces, et articula finalement :

 

-         Je voudrais tous vous dire merci. Je… je sais que vous avez de bonnes raisons de me détester. Mais ces trois derniers mois, j’ai appris que les Humains n’étaient pas tels que mon propre maître avait pu me décrire. Certains ont… plein de belles choses en eux. Et je ferai tout… pour me conduire comme vous. Je n’ose pas espérer… de la sympathie. Mais au moins, un bon rapport professionnel ?

 

Il fut soulagé de voir les traits les plus durs s’estomper lentement, mais sûrement. Comme il cherchait encore ses mots, l’un des Humains demanda :

 

-         Et je peux savoir ce qu’on va chercher en Lustrie, exactement ? Enfin, je veux dire, ce que tu vas chercher ?

-         Je…

 

Le jeune Skaven Blanc jeta un bref regard vers Romulus qui fit un petit signe de tête. Il répondit :

 

-         Je suis à la recherche d’un secret sur mon peuple, qui se trouverait dans un temple. C’est quelque chose qui pourrait peut-être changer… les relations entre votre peuple et le mien.

 

Quelques murmures intrigués voletèrent encore. Günter demanda :

 

-         Un changement ? T’es pas en train de nous mijoter un mauvais coup ?

-         Non ! Je… je vous jure que non !

-         Ouais, et si ton « secret », c’était quelque chose qui pourrait foutre le feu à l’Empire ? comprit un autre.

-         T’en fais pas, Wor, intervint Ludviksson. Ils m’ont expliqué en détail, et ça ne sent pas mauvais. C’est vraiment un but scientifique. Le seul risque, c’est d’augmenter notre champ de connaissances.

-         Hé, pour la petite cervelle de Wor, c’est un vrai danger ! ricana quelqu’un d’autre.

 

Il y eut encore des rires narquois. Votiak déclara tout haut ce que chacun pensait :

 

-         T’as pensé aux risques, capitaine ?

-         T’as peur de quelques moustiques ? demanda Nedland.

-         C’est pas ça, c’est rapport aux Sigmarites. Si ça s’apprend, on finira tous sur l’échafaud pour hérésie !

-         Raison de plus pour la boucler, Votiak. Mais vous étiez tous déjà au courant, n’est-ce pas ? Et nous sommes tous liés par le secret. Nous avons donc tous intérêt à ne pas révéler l’identité de notre protégé. Remarque, ça ne changera pas beaucoup par rapport à d’habitude.

-         Et si ça peut vous aider, n’oubliez pas le montant sur la facture que nous enverrons à notre employeur à notre retour. La seule condition spéciale est de faire preuve d’un peu de tolérance. Et si c’est lui qui te fout les chocottes, Votiak, je mets les choses au point tout de suite : notre ami Psody sait parfaitement que s’il tente le moindre coup tordu, il ne vivra pas une minute de plus. Ç’a été la condition pour que j’accepte ce travail, et que j’accepte d’y mêler mes gars.

 

La pression retomba peu à peu, après quelques petits conciliabules. Même Votiak finit par se laisser convaincre. En vérité, il avait déjà fait des choses peu glorieuses au cours de sa longue carrière. Au point où il en était, la collaboration avec un homme-bête apprivoisé ne ferait pas une grande différence aux yeux des autorités. Le capitaine Ludviksson continua :

 

-         Bien, vous savez maintenant ce qu’il faut savoir, et qu’il n’est plus temps de reculer. Notre employeur a affrété un navire à Sartosa. Nous allons donc tous nous y retrouver à la date prévue que Nedland vous fera connaître demain matin. Ça vous laissera le temps de vérifier votre équipement. N’oubliez pas que l’endroit où nous nous rendons, c’est la jungle chaude et humide. Sur ce, merci à tous. Notre bateau est la Determinazione. Je partirai ce soir avec un premier groupe, Nedland mènera le deuxième. Votiak, je compte sur toi pour commander le troisième. On fait le voyage séparément, histoire de ne pas trop attirer l’attention. Le petit rat blanc part tout seul avec Romulus. On n’aura pas à le supporter avant le bateau. Avez-vous des questions ?

-         Qui commandera le bateau ?

-         Le capitaine Giulio da Firenze. Il est au courant pour Psody, et notre employeur l’a fait mettre discrètement sous surveillance, qu’on soit sûr qu’il ne nous balance pas aux répurgateurs. Il y aura un prêtre de Manann, mais pour le reste, ce sera à nous de manœuvrer le navire. Moins d’individus impliqués, moins de risques. C’est pour ça qu’on a demandé des gens ayant déjà navigué. Autre chose ?

 

Comme personne n’ajouta rien, le capitaine-mercenaire congédia l’assistance.

 

*

 

Le lendemain, de retour chez Steiner, Psody fit connaissance avec deux autres membres de l’expédition qui allaient avoir une certaine importance. Ce fut Romulus qui introduisit auprès du marchand et de sa fille les nouveaux venus. Il y avait un jeune homme, qui paraissait à l’aube de son vingtième printemps, et une grande femme sans doute du même âge que le prieur. Romulus fit un geste vers le jeune Humain.

 

-         Voici frère Tomas. Il fait partie d’une branche particulière de l’ordre de Verena, la déesse de la justice et de la connaissance. Celle dont Ludwig suit les principes, ajouta-t-il à l’attention du petit Skaven Blanc.

 

Tomas était un petit jeune homme mince, au teint clair, aux petits yeux sombres, et une barbe naissait sur son menton. Il avait de longs cheveux châtain noués en une queue de cheval, et portait des vêtements simples qui lui donnaient l’air d’un séminariste ordinaire. Psody remarqua sa sacoche de cuir dont la boucle était ornée d’une gravure représentant la tête ronde d’un oiseau aux immenses yeux ronds.

 

-         Frère Tomas est membre de l’Ordre des Gardiens de la Vérité, expliqua Romulus. Cet ordre prône la connaissance avant tout, et sa sauvegarde. Les hautes autorités de l’Empire n’hésitent pas à jeter au feu tout ce qui est hérétique, mais également tout ce qui pourrait faire vaciller leur autorité si le peuple acceptait de penser par soi-même.

-         C’est au nom de cette volonté que nous avons déjà collaboré, et que Romulus fait lui-même partie de notre ordre ! expliqua le frère Tomas d’un ton enjoué.

 

Le petit Skaven Blanc adressa au prieur un regard étonné.

 

-         Vous ne servez pas Shallya ?

-         Bien sûr que si, mais l’un n’empêche pas l’autre. Vous le savez, je suis quelqu’un qui accepte les remises en question, du moment qu’elles me permettent de m’instruire davantage. Je suis prieur de Shallya, mais j’ai également prêté serment de faire progresser l’Empire en gardant tous les secrets, et en tentant d’intégrer progressivement ceux qui pourraient faire évoluer le peuple de manière positive.

-         Il s’agit seulement de petits secrets, ce qui est déjà très difficile. Faire accepter que les Skavens peuvent être nos amis serait bien trop prématuré, déclara Tomas. Quoi qu’il en soit, c’est un plaisir de faire votre connaissance.

 

Tomas tendit la main à Psody, qui la serra amicalement. Enfin, la femme s’avança. Elle portait une robe blanche, surmontée d’une cape à capuchon bleue aux bordures rouges. Son torse était recouvert d’un plastron de métal argenté sur lequel était sculpté un aigle aux ailes déployées. Elle tenait une lance flambant neuve, à la pointe d’acier étincelante. Psody ne distingua pas bien son visage partiellement dissimulé par le tissu, mais il devina des boucles cuivrées encadrant son front et ses joues. En revanche, il repéra tout de suite l’éclat de ses yeux verts.

 

Comme elle avait senti qu’on l’attendait, la jeune femme se présenta :

 

-         Mein herr, prieur, je suis sœur Abigaïl, prêtresse de Myrmidia. La déesse de la Guerre et de l’Honneur, précisa-t-elle à l’attention du petit homme-rat. J’ai eu l’occasion de collaborer une fois ou deux avec Romulus.

-         Dans des circonstances suffisamment extrêmes pour qu’elle gagnât définitivement ma conscience, précisa le prieur.

-         En bref, je suis une templière de Myrmidia, et donc, je dois voyager pour parfaire ma maîtrise des armes et mes connaissances en matière de justice. Je n’ai jamais été jusqu’en Lustrie, mais c’est une bonne occasion.

 

Sa voix était grave, posée et assurée. Elle n’avait rien d’une roturière timide ou apeurée, et parvenait pourtant à laisser voir et assumer sa féminité. Heike ne put s’empêcher de ressentir de l’admiration pour cette femme qui lui paraissait aussi forte… ainsi qu’un léger sentiment de crainte.

 

-         Ma sœur… ne craignez-vous pas d’être mal à l’aise au milieu d’une expédition constituée seulement d’hommes ?

-         Ne vous en faites pas pour moi, ma petite demoiselle, répondit la prêtresse avec un sourire un peu inquiétant. Aucun homme n’a jamais posé la main sur moi sans que je ne lui en donne l’ordre. Tous ceux qui ont essayé l’ont très vite regretté.

-         J’entends bien, mais je ne peux m’empêcher de penser un peu comme ma fille. Je n’ai rien contre vous, mais qu’est-ce que vous pourriez apporter de plus pour l’expédition que je paie ? demanda le marchand. Il y a déjà bien assez de guerriers.

-         Un peu de diplomatie, une présence féminine qui pourrait s’avérer rassurante, et l’attention de Myrmidia, répondit sœur Abigaïl sans hésiter.

 

Steiner hocha la tête.

 

-         D’accord. J’ai confiance en le jugement de Romulus.

 

*

 

Ils passèrent toute la journée à préparer les bagages. Psody lui-même n’avait pas grand-chose à emporter. Le prieur lui confia tout de même quelques petites préparations, des herbes, des racines, et autres ingrédients, avec une petite sacoche à lanière. Il mit dans son sac la robe brodée de Katel, et une chemise de nuit. Puis il aida Romulus à rassembler dans une malle des instruments de calligraphie, de mesure, un télescope, et plusieurs carnets de notes.

 

Vint alors le moment le plus difficile, le lendemain matin.

 

La cloche du temple de Sigmar le plus proche sonna huit coups. Romulus et Tomas avaient préparé une charrette avec une bâche tendue par-dessus toutes leurs possessions. Sœur Abigaïl s’installa à l’avant et prit les rênes.

 

Ludwig Steiner se tenait debout derrière la charrette, sur le chemin pavé. Heike était serrée contre lui, et n’osait dire mot. Son père avait bien conscience de son état, et avait passé un bras réconfortant autour de ses épaules.

 

Le prieur de Shallya inspira profondément.

 

-         Bien, je crois que l’heure est au départ.

-         Tu feras attention, n’est-ce pas ?

-         Oh, tu me connais, Ludwig ! Je ne suis pas un trompe-la-mort. Ma fonction est de protéger les vies, la mienne comprise, pas de les mettre en péril !

 

Il baissa les yeux vers la jeune fille-rate.

 

-         Je devine à quoi vous pensez, mon enfant. Je vous promets de veiller sur lui. Il n’y aura pas de problème.

-         Vous… en êtes sûr ?

-         Je vous le garantis. Il n’y a pas de souci à se faire. Certes, nous partons loin, mais sur des routes relativement fréquentées. Les pirates sont rares à cette époque de l’année. La présence d’un prêtre de Manann nous garantira un temps clément et une mer calme, et notre destination n’est pas très éloignée des côtes. Il n’est même pas sûr que nous rencontrions les habitants. Nous nous rendons dans le temple, nous recopions et analysons toutes les gravures, sous la protection du capitaine Ludviksson, et nous revenons le plus vite possible. Dans quelques semaines, si les vents sont favorables.

 

Romulus s’installa à côté de la prêtresse. Tomas monta à l’arrière, et souleva le couvercle d’un grand panier en osier, dans lequel le Skaven Blanc allait se cacher pendant leurs passages dans les zones urbaines. Psody se résolut à se diriger à son tour vers le chariot, mais il s’arrêta devant les Steiner. Le marchand posa une main amicale sur l’épaule du petit homme-rat.

 

-         Tout ira bien, ne t’en fais pas. Je te souhaite bonne chance !

-         Euh… merci beaucoup, monseigneur.

 

Puis il regarda Heike. Il fut déstabilisé par l’expression de son visage. Une expression qu’il n’avait jamais vue, et qu’il avait espéré ne jamais voir.

 

-         Bon… Je dois partir.

-         Est-ce nécessaire ?

 

Elle s’adressa au prieur, par-derrière le jeune homme-rat.

 

-         Prieur, avez-vous réellement besoin de lui ? Vous avez la science des Skavens, vous aussi !

-         Ça ne suffit pas, répondit Psody. Ils ont vu quelques dessins et écouté mes témoignages, mais moi, j’ai eu de vrais visions, précises et concrètes. Je suis le seul à pouvoir pleinement comprendre et interpréter ce que nous trouverons.

-         Es-tu vraiment obligé ? Tu… tu ne te plais pas, ici ?

-         Oh… bien sûr que si.

-         Alors quoi ? Je…

 

Elle inspira profondément, et osa enfin poser la question :

 

-         Est-ce que tu n’aimes pas être avec moi ?

-         Au contraire. Et c’est pour être heureux avec toi que je fais ça.

-         En me quittant ?

-         Si j’étais un Skaven ordinaire, je resterais avec toi, Heike, mais je suis un élu du Rat Cornu. J’ai des pouvoirs, et je dois m’en servir pour changer les choses. Si je ne fais pas ce qu’il me demande par ces visions, il risque de me punir, peut-être en te faisant du mal, à toi. Je dois donc accomplir mon devoir.

-         Ah… On ne peut rien contre la volonté des dieux.

 

Quand il vit l’expression déterminée de son amie, le Skaven Blanc se sentit gêné par quelque chose. Il ne put s’empêcher de reformuler sa phrase.

 

-         Enfin non, je devrais dire « je veux », je le reconnais. Si je voulais juste rester assis par terre à tes côtés, je le ferais, mais je sens que je peux faire bien plus, pour toi et pour moi, et peut-être tous les autres. Mieux comprendre notre histoire pour l’accepter, et faire progresser les choses.

 

Psody se surprit à comprendre qu’une fois de plus, le « libre arbitre » l’avait emporté sur les arguments fallacieux et hypocrites. Et cela ne sembla pas contrarier la jeune Skaven, au contraire.

 

-         Tu es honnête. Je le sens. Si tu penses pouvoir faire changer les Skavens, et si tu veux le faire, je l’accepterai. Mais…

 

Elle se mit à bredouiller :

 

-         Est-ce que je peux venir avec toi ?

 

Le Skaven Blanc eut un sourire triste.

 

-         J’aimerais beaucoup-vraiment. Mais c’est un voyage dangereux. Je saurai me défendre avec ma magie, mais s’il t’arrive quelque chose, je ne me le pardonnerai jamais. Ici, tu es en sécurité. C’est mieux pour toi de rester avec les Humains.

 

Il approcha timidement, et la serra lentement dans ses bras. Puis il recula, sans réussir à se retourner. Alors qu’il s’était éloigné de quelques yards, Heike tendit le bras en avant. Puis avec un petit cri, elle courut vers lui. Quand elle fut face au petit Skaven Blanc, elle enroula prestement ses bras autour de son cou, et se colla contre lui.

 

-         Unissons-nous avant ton départ ! Je veux avoir des enfants avec toi !

-         Moi aussi-aussi, mais pas maintenant. Ça ferait prendre des risques à ton père. Nous devrons trouver un endroit tranquille hors de la ville, comme l’avait fait Dame Katel, pour « fonder un foyer », comme disent les Humains. Et puis…

 

Il repensa aux dix enfants qu’il avait eus avec la reproductrice qu’il avait engrossée à l’issue de son initiation, et ne put s’empêcher d’éprouver de la honte.

 

-         J’ai déjà abandonné une portée. Je n’ai pas envie de te laisser seule avec nos bébés. Je souhaite les éduquer avec toi, comme nos parents Humains l’ont fait avec nous.

-         Je comprends. Mais si… si tu ne revenais jamais ? Tu es le seul Skaven qui me traite comme une vraie personne. Si tu disparais, il n’y en aura pas d’autre !

 

La fille Skaven avait les larmes aux yeux. Psody lui répondit en lui caressant tendrement la joue :

 

-         Je reviendrai dès que j’en aurai fini, et je ne te quitterai plus. J’ai résisté à bien des choses, j’aurais pu mourir déjà de nombreuses fois, mais le Rat Cornu a toujours veillé sur moi. Et j’aurai toujours la force de revenir, parce que… Heike, tu as changé ma vie. Quand je t’ai vue pour la première fois, ça a fait boum dans ma tête. J’ai vu… une vraie fille Skaven, bien portante et heureuse. C’est ça qui m’a décidé à faire confiance aux Humains. Tu m’as convaincu que Vellux était un menteur, et que ton père était capable de traiter les Skavens comme je l’espérais. Tu m’as sauvé, Heike. Et je… je t’aime.

 

 

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

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