L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 19 : Nouveau point de vue

10411 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 10:39

Bien inconscient de ce que ses frères avaient enduré, Psody continua à répondre aux questions des hommes de science, sans aucune retenue. Deux semaines plus tard, Steiner l’autorisa à circuler dans la propriété. Bien sûr, certaines pièces restèrent encore inaccessibles au Skaven Blanc, comme les appartements du maître des lieux ou ceux de sa fille, et il lui fut également interdit de quitter le domaine. Psody avait de toute façon compris depuis longtemps qu’il ne devait pas désobéir, pour sa sécurité. Dans le même temps, il eut sa propre chambre. Plus de runes de protection, ni de cadenas sur la porte, et Steiner l’invita à prendre désormais ses repas avec lui et sa fille.

 

La vie prit un tournant complètement différent aux yeux du petit homme-rat. Tous les habitants de la propriété qui étaient en contact avec lui sentaient son humeur s’améliorer. Quand ils lui en faisaient part, il ressentait de la satisfaction et de la joie. Il dormait de mieux en mieux, et le souvenir de sa vie antérieure sous la coupe de son ancien maître tyrannique, s’il restait clair, devenait de moins en moins douloureux. Il continuait à s’entretenir avec Romulus de ses peurs, et le prieur l’aidait à accepter les choses au lieu de fermement les rejeter. Bientôt, même l’image de l’infâme Thanquol finit par se dissiper.

 

Il n’avait toujours pas d’explication sur ce qu’il voyait encore, avec les « choses-froides ». Félix Jaeger lui expliqua qu’il s’agissait d’un peuple habitant dans un continent très loin, au-delà de la mer. Vellux lui avait parlé vaguement de la Lustrie, où les Skavens du Clan Pestilens avaient jadis semé les maladies, puis en avaient ramené d’autres sur l’ancien continent après avoir été chassés par les indigènes reptiliens. Le poète lui avait promis de ramener le plus d’informations possible à son prochain passage.

 

Comme le marchand l’avait prévu, il n’avait plus tellement de choses à lui apprendre. Il se contenta de compléter les recherches des théoriciens Impériaux, apportant une précision par ci, réfutant une thèse inexacte par là. Steiner n’en montra pas le moindre ressenti. Jamais il n’obligeait son collaborateur à parler de quoi que ce soit, non plus. Psody n’avait d’ailleurs plus grand-chose à cacher, depuis sa confession, et ce fut sans gêne qu’il évoqua les esclaves Humains battus à mort sous son commandement ou sa préférence pour tel ou tel organe en guise de repas. Sans perdre son sang-froid, le marchand prenait note, et expliqua de son côté avec moult détails comment les siens percevaient les Skavens, sans retenir son langage. Les deux collaborateurs parlaient avec franchise, chacun sachant que l’autre ne prendrait pas tel ou tel mot pour argent comptant.

 

Comme il pouvait désormais se promener plus librement dans l’enceinte du domaine, Psody passait son temps libre hors de sa chambre, principalement dans le petit parc quand il faisait beau. C’était généralement là qu’il pouvait trouver Heike, quand celle-ci n’était pas dans ses appartements. Elle passa de longues heures à l’initier à l’une de ses activités préférées : l’horticulture. Entretenir des plantes uniquement pour le plaisir de les regarder pousser était une notion complètement inconnue pour le petit homme-rat, qui ne voyait que le côté utilitaire – faire pousser des fruits et des légumes pour les manger. Cela lui rappela les leçons de jardinage de la vieille Katel.

 

Par mauvais temps, Heike l’emmenait dans la bibliothèque familiale, et partagea avec lui son autre passion. Elle lui fit lire des livres d’histoires fictives, des légendes, des poésies, certaines composées par Jaeger lui-même. Il ne fut pas long à y prendre plaisir. Il s’essaya même à écrire quelques vers, mais renonça bien vite, plus habitué à la parole qu’à la rédaction. Une fois, elle lui montra même le clavecin de son père, et joua devant lui quelques gammes. Le petit homme-rat fut singulièrement impressionné par l’étrange appareil et les sons qu’il émettait, et c’est à peine s’il osa en effleurer une touche.

 

En un mot, la jeune fille-rate initia son congénère à l’esthétisme. Elle eut du mal à comprendre que ce concept était totalement étranger au peuple des Skavens. Psody se souvint de Diassyon, et de ses idées ; même quand il rêvait à ses inventions incroyables, son aîné brun ne pensait qu’à leur efficacité.

 

Il n’osa pas lui avouer, mais la jeune fille était précisément en première place de tout ce qu’il jugeait beau. Il en était convaincu, la voir pour la première fois avait définitivement changé quelque chose quelque part au fond de son esprit. Il se surprit même à prendre du plaisir rien qu’en la regardant travailler au jardin ou sur son pupitre. Cependant, cela l’inquiéta. Était-ce normal ? Peut-être, les Humains semblaient raffoler des histoires où de folles passions faisaient perdre tout bon sens, au profit d’une immense félicité. Était-ce raisonnable ? Il en était beaucoup moins sûr. Il ne pensait même pas à poser la question à Heike, encore moins à son père.

 

Un beau jour, les deux Skavens eurent une nouvelle conversation marquante. Assis encore sur un banc, près de la fontaine, ils profitaient du soleil. Après quelques banalités, la jeune fille-rate demanda de but en blanc :

 

-         Crois-tu au destin, Psody ?

-         Euh… depuis que j’ai quitté Brissuc, j’ai vécu pas mal de choses qui me font penser qu’il n’existe pas de destinée toute tracée. Sinon, je ne serais pas ici. Mon maître m’a souvent répété que mon destin était de devenir Prophète Gris, et de régner sur le monde de la surface. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

-         Ou alors, ta destinée était justement de sortir du lot et de venir ici ?

-         Je n’ai pas envie d’être le jouet perpétuel des dieux. Je veux être libre !

-         J’entends bien, mais je refuse de croire que tout ce qui nous arrive soit dû au hasard. Moi, j’étais destinée à pondre, encore et encore, et pourtant j’ai atterri ici. J’ai échappé à la vie misérable des filles Skavens. Alors, j’ai pensé que j’étais destinée à rester seule, sans jamais avoir un ami de ma race. Et puis tu es arrivé, et nous nous sommes rencontrés. L’Empire est très grand, or tu es tombé pile sur les bonnes personnes qui t’ont amené à Altdorf. C’est tout de même un drôle de hasard ! Pour moi, les dieux y sont pour quelque chose, d’une certaine manière.

 

Psody hocha la tête, dubitatif.

 

-         Oh… ça ne vient pas que de moi. Tu es une personne exceptionnelle, moi aussi, et les gens exceptionnels sont amenés par la force des choses à se rencontrer.

 

Heike ne répondit pas, mais elle se rapprocha du Skaven Blanc, et bientôt elle glissa délicatement sa main entre ses doigts. Il la regarda drôlement, plutôt surpris, elle répondit par un sourire. C’est alors qu’elle ouvrit de grands yeux, et se releva d’un bond.

 

-         Oh !

 

Elle courut dans l’allée, et Psody pivota prestement dans la direction qu’emprunta la jeune fille. Il vit alors un curieux personnage qu’accompagnait Steiner. C’était un individu plutôt grand, et mince, aux traits délicats et racés, et aux grandes oreilles légèrement pointues. Il portait une robe de tissu précieux rouge, avec moult broderies de cuivre et d’or. Le plus remarquable était la couleur de ses cheveux – il n’en avait jamais vu de telle. Il savait que certains Humains avaient les cheveux orange, ou « roux », comme ils disaient, mais les cheveux de celui-ci ressemblaient plutôt à des flammes, et alternaient reflets dorés et cuivrés, comme sa cape. Le petit Skaven Blanc comprit aussitôt qu’il avait affaire à un Elfe. Il comprit également qu’il devait s’agir d’un individu très proche, vu la manière dont elle lui sauta au cou sans façons.

 

-         C’est bon de vous revoir ! s’écria-t-elle en riant.

-         C’est bon de te revoir aussi, ma petite souris.

 

Sa voix était douce et mélodieuse, et coulait comme une source d’eau claire. La jeune Skaven se tourna vers son congénère, un sourire radieux aux lèvres.

 

-         J’aimerais te présenter Maître Brisingr Mainsûre. Maître Brisingr, voici Psody.

-         Enchanté, dit le jeune homme-rat en s’inclinant.

 

Le dénommé Brisingr approcha, contempla le Skaven Blanc des pieds à la tête, et fit une révérence en tendant le bras sur le côté.

 

-         Tout le plaisir est pour moi, jeune fils du Rat Cornu. Je crois que nous avons beaucoup de choses à apprendre l’un de l’autre.

-         Ma fille, tu veux bien aider Magdalena à faire ses rangements ? Nous avons à parler.

-         Bien sûr, Père.

-         Je te retrouve tout à l’heure, petite souris, proposa Brisingr.

 

La jeune Skaven s’éloigna, et retourna au manoir.

 

-         Fascinant, murmura l’Elfe. J’avoue, je n’imaginais pas approcher un jour un garçon Skaven d’aussi près sans avoir peur qu’il m’éventre à coups de dents !

-         Les Skavens font souvent cet effet, répliqua Psody, un peu méfiant.

-         Brisingr est un mage affilié au Collège Flamboyant d’Altdorf, expliqua Steiner.

 

Psody sursauta.

 

-         Un magicien impérial ? Mais maître Jaeger m’a dit…

-         Je sais, mais vous pouvez vous fier à Brisingr. Il a… disons qu’il n’a pas tellement intérêt à appliquer à la lettre les règles du Collège Impérial s’il veut garder sa licence, vu ce qu’il a traversé.

-         Eh, je suis embarqué dans cette histoire d’études de Skavens, moi aussi, et depuis plus longtemps que vous, précisa l’Elfe en haussant les épaules ironiquement.

 

Les traits du jeune homme-rat se détendirent un peu.

 

-         Vous êtes le deuxième Skaven que j’ai plaisir à saluer après Heike, bien sûr !

-         Vous connaissez bien Heike ?

-         Pour tout vous dire, c’est Brisingr qui me l’a amenée, il y a quelques années. C’est lui qui a été le premier à établir un contact amical avec elle.

 

L’Elfe soupira, et regarda la jeune Skaven qui finissait de traverser le parc.

 

-         Je me souviendrai toute ma vie de ce jour-là où je l’ai abordée pour la première fois, pauvre petite chose nue et sale, toute tremblante dans le coin de cette grange. Elle était très jeune, et semblait incapable de marcher sur ses deux pieds ou de parler. Pour la rassurer, j’ai dû me mettre à quatre pattes et manger de la viande crue devant elle, ça l’a incité à en faire autant. Mais depuis, elle a fait bien des progrès, grâce à l’amour que Ludwig lui a donné, entre autres choses.

 

C’était la première fois que Psody voyait un Elfe. Il avait entendu parler de leur bonne humeur, de leur humour et leur préférence pour la poésie et les chansons, mais fut un peu désarçonné par le ton de son interlocuteur par rapport à son amie. Steiner sembla s’en rendre compte, et voulut le rassurer.

 

-         Ne vous en faites pas. Brisingr est une personne envers qui j’ai une confiance absolue. Il a beaucoup contribué à l’éducation de ma fille, et je l’ai désigné comme étant son « parrain ».

-         Un « parrain » ? C’est quoi, ça ?

 

Le marchand se racla la gorge.

 

-         Disons que, s’il devait un jour m’arriver malheur, et que ma fille n’était pas encore prête à prendre son indépendance, ce serait à lui de me remplacer.

-         Oh… Vous êtes donc vraiment très proche ?

 

Brisingr eut un sourire bienveillant.

 

-         Oui, mais uniquement à titre de parent affectueux. Je n’ai jamais eu la moindre prétention sur elle. D’après ce que m’a dit Ludwig dans son courrier, celui qui remplirait le rôle d’ami fidèle, ce serait plutôt vous.

-         J’aimerais… avoua le Skaven Blanc. Alors, vous vouliez qu’on parle ?

-         Oui.

 

Steiner posa la main sur l’épaule de l’Elfe, et expliqua :

 

-         Brisingr est venu ici pour y voir plus clair sur vos capacités magiques.

-         Comment ça ? demanda Psody, soudainement soupçonneux.

-         J’aimerais pratiquer quelques tests sur vous.

 

Psody recula d’un bond, avec une grimace farouche. Il glapit :

 

-         Le prieur Romulus m’a juré qu’on ne ferait aucune expérience sur moi !

-         Et il a bien raison ! répondit précipitamment le mage. Je ne veux pas vous empoisonner ou vous torturer. J’aimerais juste vous examiner un peu, pour voir votre rapport à la malepierre, avec votre permission.

-         La malepierre ? répéta Psody.

-         Oui. Vous avez vécu chez les Skavens, et je sais que la malepierre est au cœur de leur civilisation. Je n’ai jamais eu l’occasion d’approcher un Prophète Gris d’aussi près, encore moins de le questionner. D’abord, il faut s’assurer que vous ne représentez pas un danger.

-         Un danger ?

 

Steiner décida de laisser les deux arcanistes en tête à tête. Une fois hors de vue, Brisingr s’assit sur le banc, et expliqua :

 

-         Herr Steiner m’a assuré que vous étiez d’une charmante compagnie, et je le crois. Mais il est important de vérifier qu’il n’y ait pas de… « vibration » malsaine venant de vous.

-         « Vibration » ? répéta Psody.

-         Vous savez que… ou plutôt, dites-moi comment vous utilisez la magie ?

 

Le petit Skaven Blanc réfléchit, et expliqua :

 

-         Les pouvoirs des Prophètes Gris viennent du Rat Cornu. Ils sont privilégiés, ils portent ses signes, et peuvent canaliser les énergies du Warp.

-         « Le Warp », ainsi vous connaissez ce mot, vous aussi. Vous savez quel peuple a appris ce mot en premier, entre les Skavens et les Humains ?

-         Non.

-         Moi non plus, rit l’Elfe. Aucune importance. Les Elfes ont étudié cette question pendant des centaines d’années, avant de transmettre ce savoir aux Humains. D’après nos archimages, la magie est tissée à partir d’une énergie qui nous vient des terres du Chaos, la Dhar. La Dhar pure est très dangereuse telle quelle. Les paroles magiques que votre maître vous a apprises permettent de manipuler et façonner la Dhar, pour en faire autre chose. Selon les syllabes prononcées, la Dhar prendra une forme différente. Certains mots la changeront en flammes, d’autres en une force invisible capable de soulever de lourdes charges. Vous comprenez ?

-         Euh… oui, je crois, jusqu’à maintenant.

-         Bien. Nos études ont déterminé que la malepierre émettait de la Dhar, comme une bougie d’où jaillit la lumière.

-         Alors… vous croyez que je risque de… produire de la mauvaise énergie ?

-         Il faut vraiment que je vérifie ça, avec votre permission. Pour être sûr que ça ne cause pas de tracasserie par rapport à Steiner, ou Heike.

 

Le jeune homme-rat réfléchit encore un instant, puis sembla convaincu.

 

*

 

Une trentaine de minutes plus tard, Brisingr avait pratiquement terminé. Psody était allongé sur le ventre, tout nu sur une table de bois. Le mage flamboyant passait au-dessus de lui ses mains, à quelques pouces de sa fourrure. Lentement, il faisait évoluer ses phalanges de la tête du Skaven Blanc jusqu’au bout de sa queue, puis revenait jusqu’aux cornes avant de redescendre le long de la colonne vertébrale. Un léger scintillement doré émanait de ses doigts. Derrière, Heike regardait la scène avec anxiété, aux côtés de Romulus.

 

-         Il n’y a pas de risque ?

-         Ne vous en faites pas, mon enfant. Il ne sent absolument rien. Peut-être une légère chaleur, par moments.

-         Vous êtes sûr ?

-         J’ai eu droit à ce traitement, une fois.

 

Après un dernier passage, Brisingr cessa.

 

-         C’est bon, j’ai fini. Vous pouvez vous rhabiller.

 

Le jeune homme-rat se releva, et remit sa chemise. Quand il eut rajusté son gilet, il demanda :

 

-         Et alors ?

-         Alors, je suis surpris. Je m’attendais à trouver de la malepierre jusque dans la moelle de vos os, et votre cerveau changé en marmelade verte, mais je n’ai absolument rien vu ! Pas la plus petite parcelle de malepierre !

 

Psody se sentit soulagé, mais resta troublé.

 

-         Pourtant, j’ai toujours vécu au contact de la malepierre ! J’ai passé quatre ans chez les Skavens, à manger de la nourriture pourrie, à boire de l’eau contaminée, à respirer de l’air chargé de poussière de malepierre ! J’en ai même avalé !

-         Je n’en doute pas, mais il faut croire que rien n’était définitif. Cela fait plusieurs mois que vous vivez à l’air libre. Votre corps a fini par se débarrasser de toute la malepierre qui l’encombrait. Combien de fois en avez-vous consommé ?

-         Une fois, à mon rite de nomination en tant que Prophète Gris. Je n’ai pas recommencé, depuis.

-         Tant mieux, cela n’a pas suffi à vous en rendre dépendant. D’ailleurs, j’aimerais savoir… est-ce que vous êtes obligé d’avoir de la malepierre pour utiliser votre magie ?

-         Pas du tout ! Tant que je ne suis pas dans une cellule isolée par des runes d’entrave, je sens clairement les vents de magie.

 

Cela donna l’envie au petit Skaven Blanc de faire une démonstration. Il n’avait pas pratiqué depuis son arrestation à Gottliebschloss, et la perspective de faire étalage de ses dons à un autre magicien l’enchantait. Il demanda avec impatience :

 

-         Vous voulez que je vous montre ? Ne vous en faites pas ! Rien de dangereux ! Je voudrais, par exemple… Tiens ! Vous permettez ?

 

Le Skaven Blanc ramassa un petit pot, y versa une poignée de terre, et se tourna vers Heike.

 

-         Tu as toujours un sachet de graines dans ta poche ?

-         Euh… oui.

-         Tu veux bien m’en donner une, s’il te plaît ?

 

Sans mot dire, la jeune fille sortit une gousse de rose de l’une de ses petites sacoches. Psody la planta dans la terre, posa le pot sur la table, et leva ses mains juste au-dessus. Son front se plissa de plus en plus en plus, et une énergie verdâtre irradia de ses paumes. De minuscules éclairs jaillirent de ses doigts et frappèrent la terre. En quelques secondes, la graine germa et une fleur poussa. Il retira ses mains, faisant cesser les éclairs, et tendit fièrement le pot vers Heike.

 

-         Voilà, je te l’offre !

 

La jeune fille dissimula une certaine inquiétude sous un sourire crispé en voyant la rose qui avait poussé. Elle n’avait vraiment rien de naturel. Ses pétales étaient verts, aux bordures noires, et émettaient une lumière verte très inquiétante. Sa tige était couleur de charbon, et ses épines étaient très grandes, dures et brillantes comme autant de clous d’acier. Heike ne put s’empêcher de ressentir une impression malsaine en voyant cette aberration. Psody s’en rendit compte, et sentit ses oreilles se coucher de déception.

 

-         Oh… je suis confus.

-         Ce… ce n’est rien, c’est très gentil.

 

La jeune fille quitta la pièce à pas un peu pressés. Psody soupira en posant le pot sur la table.

 

-         Ma magie est vraiment pourrie.

-         Raison de plus pour vous en servir le moins possible, commenta Brisingr.

-         Cela ne fait pas de vous quelqu’un de mauvais pour autant, répondit le prieur. Elle comprendra. Je vais la rassurer.

 

Romulus quitta la pièce à son tour, laissant seuls les deux arcanistes. Brisingr reprit la conversation.

 

-         J’ai lu attentivement les notes de la prêtresse Ammelie Meyer. Selon ses recherches, la malepierre est une matière hautement toxique.

-         Maître Steiner m’a laissé lire ce livre. Cette dame a raison. Ça m’a rendu très malade. Vous y avez déjà goûté, maître Mainsûre ?

-         Non, car seuls les Skavens et les créatures du Chaos peuvent résister à l’énergie qui en sort. Si je le faisais, je serais changé en un Mutant écervelé en moins d’une minute. J’ai déjà été témoin d’un tel phénomène. Il me suffirait de la renifler pour qu’elle me détruise le cerveau.

-         Oui, et ses vapeurs provoquent chez les Skavens des hallucinations.

-         Vous avez eu des visions quand vous avez mangé de la malepierre ?

-         Oui, mais…

 

Soudain, Psody s’arrêta net. Il venait de se remémorer un détail qu’il avait occulté depuis quelque temps, et qui venait subitement de refaire surface de manière inattendue. Cela devait se voir sur sa figure, car Brisingr demanda :

 

-         Mais quoi ?

-         Non. Ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait, maître Mainsûre. La première fois, c’était quand j’ai… hum, quand je me suis accouplé pour la première fois. Le choc émotionnel a réveillé en moi la faculté d’avoir des visions.

-         Ah… Bon, ça se tient.

-         Cela m’a pris au dépourvu, maître. Mais ç’a surtout… oh… eh !

-         Quoi donc ?

 

Psody avait ouvert de grands yeux surpris. Il claqua nerveusement des doigts plusieurs fois.

 

-         Le Prophète Gris Vellux m’a toujours dit que c’était grâce à la malepierre que le Rat Cornu pouvait me parler. Mais moi… j’ai eu ces visions avant-avant ma première prise. Et… Oh ! Ah ! Non ! L’infect salaud !

-         Quoi, quoi ? demanda Brisingr, de plus en plus excité et impatient.

-         Il m’a menti ! Quand j’ai dit à Vellux que j’avais eu des visions après ma nuit avec la pondeuse, il a commencé à changer d’attitude à mon égard. Il est devenu plus froid, plus distant. Il a dû prendre peur, peur de me voir me poser d’autres questions sur la réelle nécessité de prendre de la malepierre, et donc risquer de remettre en question la véritable étendue de ses pouvoirs, et son influence sur moi ! Il était jaloux de son emprise sur moi ! Et comme il a dû craindre que je finirais par me révolter, il a décidé de m’éliminer ! C’est ça ! Et c’est ce que j’ai vu dans mes cauchemars ! Chaque fois, il m’humiliait, il me torturait et me tuait, et quand je lui demandais « pourquoi », il me disait « parce que le Rat Cornu t’a choisi ! »

-         Êtes-vous sûr ? Ce ne sont que des rêves !

-         Quand on est en relation directe avec un dieu, ça va plus loin que ça. Trop précis, trop réguliers et trop développés pour être de simples rêves ! Je sais faire la différence, maître Brisingr. Tout s’explique, j’en suis sûr ! Il disait que la malepierre était la clef de la vérité, je pense plutôt que c’était la clef de la cage qu’il voulait dresser autour de moi ! Il voulait que je ne puisse plus m’en passer ! Si j’étais devenu dépendant à la malepierre, j’aurais été complètement à sa merci, car il était le seul à pouvoir m’en fournir sans limite. Il ne voulait pas que je puisse penser par moi-même, et avoir ma propre opinion sur la parole du Rat Cornu ! J’allais devenir trop dangereux pour son autorité !

 

Une pensée en amenant une autre, le jeune homme-rat s’exclama :

 

-         Peut-être même que lui ne peut pas avoir de visions sans malepierre ! Mais oui !

-         Vous en êtes vraiment sûr ? Comme ça, sans preuve ?

-         J’en suis certain ! Les vents de magie qui flottaient autour de lui me l’ont dit ! Nous autres, Skavens Blancs, pouvons interpréter leurs sifflements subtils aussi clairement qu’un langage. Je m’en souviens, maintenant ! Ce qu’il éprouvait en ma présence, c’était de la peur, de la jalousie… et de l’envie ! Il m’enviait !

-         Si tel est le cas, alors… vous êtes potentiellement plus puissant que lui.

-         C’est pour ça qu’il pense que le Rat Cornu ne l’a pas choisi, lui ! J’en suis sûr !

 

Psody tomba à genoux, et leva les bras au ciel. Brisingr vit des larmes perler aux coins de ses yeux roses.

 

-         Maître Mainsûre… vous venez de me sauver la vie. J’ai enfin les réponses-réponses à mes questions, grâce à vous.

-         Mais je n’ai absolument rien fait, mon jeune ami, répondit l’Elfe avec un petit sourire. C’est vous qui avez trouvé ces réponses tout seul.

 

Le Skaven Blanc resta abasourdi. Brisingr continua :

 

-         Oui. Je n’ai fait que vous aider à ajuster les pièces du puzzle. Vous les aviez déjà, et vous avez fait le gros de l’assemblage.

 

Le petit homme-rat resta coi, des larmes émues aux yeux, le nez tourné vers le plafond.

 

*

 

Le soir, Steiner retint Brisingr Mainsûre à souper. Psody raconta avec enthousiasme tout leur travail de réflexion. Le marchand et sa fille furent très heureux, et Steiner insista pour donner au magicien une bourse pleine de couronnes d’or. Le mage salua amicalement le petit homme-rat, embrassa une dernière fois Heike, et prit congé.

 

Le lendemain, le temps était superbe, et le petit homme-rat se leva d’excellente humeur. Comme chaque matin depuis son arrivée, il travailla avec Steiner. Au bout d’une petite heure de travail, le marchand demanda :

 

-         Vous ne pouvez rien dire de plus là-dessus ?

-         Non, monseigneur.

-         Dans ce cas, nous sommes vraiment arrivés au bout de notre étude, cette fois.

 

Le jeune Skaven Blanc ne put s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur.

 

-         Oh… j’espère que vous êtes satisfait ?

-         Vous voulez plaisanter ? demanda l’Humain en riant. Depuis que j’ai commencé mon étude sur les Skavens, je n’imaginais pas obtenir le quart de ce que j’ai appris avec vous dans mes rêves les plus fous. Je suis vraiment très content de notre collaboration. Vraiment. Vous avez été parfait.

-         Merci, monseigneur.

 

Steiner toussota.

 

-         En fait, il me reste un dernier sujet à aborder, que j’ai préféré garder pour la fin.

-         Bien, je vous écoute, monseigneur.

 

Steiner s’assit face au Skaven Blanc, et prit un air grave.

 

-         J’aimerais que vous me parliez de vos femelles.

 

Psody fronça le museau, anxieux.

 

-         Oh… c’est difficile. Vous m’auriez demandé il y a un an, je vous aurais répondu, mais depuis que je vis chez les Humains… j’ai appris que vos rapports avec les femmes n’étaient pas du tout les mêmes.

-         Je le sais bien. Mais c’est important pour mon étude.

 

Le Skaven Blanc regarda par la fenêtre. Il vit la silhouette gracile d’Heike, qui humait le parfum des fleurs, comme à son habitude.

 

-         J’ai peur de vous choquer par rapport à votre fille.

-         Ne vous en faites pas pour elle. Je sais qu’elle a beaucoup souffert, elle m’a raconté ses premiers souvenirs. Mais elle a échappé au pire, et je suis prêt à entendre le reste. Sans ambages, sans retenue. Et je vous promets que je ne porterai aucun jugement sur vous quoi que vous ayez pu faire par le passé.

 

Alors, Psody inspira profondément, et expliqua tout à Steiner. Les conditions épouvantables dans lesquelles les femelles Skavens étaient détenues. Les maltraitances et l’empoisonnement à l’encens de malepierre. Les récompenses aux mâles prenant la forme de saillies sauvages, jamais consenties par la pondeuse. Les appareils pseudo-médicaux censés les aider à donner la vie qui s’apparentaient davantage à des instruments de torture. Les Skavens nouveau-nés séparés trop rapidement de leur mère. Les femelles trop vieilles ou stériles impitoyablement éliminées. Il se rappela même des deux petites Skavens de Maraksberg qui avaient fini en pièces sous le scalpel de Vellux, et dut interrompre son récit, pour sécher les larmes qui avaient coulé sur ses joues. À la fin, Steiner eut du mal à trouver quoi dire.

 

-         Ma foi… maintenant, je peux pleinement comprendre ma pauvre Heike.

-         Je suis… désolé, monseigneur.

-         Vous n’avez pas à vous excuser.

-         Si, j’ai participé à… tout ça. Et j’ai dix enfants dont j’ignore jusqu’au nom. Je n’ai jamais rien fait pour eux, je ne sais même pas à quoi ils ressemblent ! Aucun parent digne de ce nom ne fait ça. Je n’en avais cure, alors ; maintenant, j’ai honte.

-         Cela faisait partie de votre éducation. Vous avez bien changé, mon jeune ami. Et d’ailleurs, vous n’avez pas attendu d’être ici pour ça. Ces trois petites souris, vous vouliez leur donner une chance, n’est-ce pas ? Vous espériez que les deux aînées puissent vivre, même sans enfanter. C’est une jolie preuve de compassion.

-         Je ne comprends pas comment Heike peut être aussi gentille avec moi, après tout ce que les mâles Skavens font aux femelles !

-         Elle sait faire la part des choses, mon jeune ami. Comme vous, par rapport à moi. Vos prédécesseurs sont tous morts dans la cellule, parfois dans des souffrances peu enviables, et pourtant vous n’êtes pas furieux contre moi, car vous savez que vous n’êtes plus représentatif des mâles de la société Skaven. Vous l’avez été, mais vos contacts avec les Humains ont fait de vous quelqu’un d’autre, plus proche de nous. Vous êtes devenu un jeune garçon très attachant, vous savez. D’ailleurs, c’est pour ça qu’elle passe de plus en plus de temps avec vous.

 

Psody sentit le sang lui chauffer les joues.

 

-         Euh… vous… ça vous dérange ?

-         Bien au contraire ! Et je vois bien que ça vous plaît, à vous aussi. C’est normal, elle est de votre race, vous vous entendez bien, vous partagez des intérêts, et j’imagine que vous aimez être simplement avec elle, comme elle apprécie votre compagnie. C’est comme ça que deux jeunes gens se rapprochent, chez les Humains. Il n’y a rien de malsain. Elle me l’a confirmé, elle aussi commence à vraiment tenir à vous.

-         Elle… elle ne m’a rien dit.

-         Ça aussi, c’est normal. Chez les Humains, les filles ont parfois du mal à admettre qu’elles ont de tendres sentiments envers quelqu’un. Et en général, lorsque… quelque chose comme ça naît entre un garçon et une fille… c’est au garçon de faire le premier pas. Je ne pense pas qu’elle nie ses sentiments, elle est tombée sous votre charme dès la première fois qu’elle vous a vu. Maintenant, elle attend un signe de votre part.

-         Je… il faudra… ça viendra. C’est vrai, maître Steiner, j’aimerais être… quelqu’un d’important pour elle. Pour moi, elle est importante. Pas seulement parce qu’elle est de mon espèce. Elle a quelque chose de plus. Je ne sais pas quoi, mais… quelque chose que personne d’autre ne pourra jamais avoir. Elle est unique-unique. Je suis certain que même si elle était en compagnie d’autres filles Skavens élevées comme elle, aucune ne serait pareille.

 

L’Impérial eut un sourire bienveillant.

 

-         Tous les pères Humains qui aiment leurs enfants leur trouvent toujours toutes les qualités. Mais même sans cette relation, je vous l’affirme : Heike est exceptionnelle. Il n’y a pas tant d’Humains qui ont une personnalité comme la sienne. Sigmar m’a fait un merveilleux cadeau en me l’apportant.

-         « Le plus beau trésor que votre dieu puisse vous offrir… » murmura pensivement Psody. Oui, Dame Katel me l’avait dit.

-         Elle est d’une nature serviable, douce et gentille, mais ces dernières semaines, j’ai découvert un trait de sa personnalité que je ne connaissais pas. Jamais je ne l’ai vue aussi heureuse.

-         Ah oui ?

-         Quand elle vous parle des fleurs, quand elle vous présente des textes de poésie ou de chanson de geste… tous ces petits moments en votre compagnie la rendent vraiment très joyeuse. Vous savez, en dehors de Magdalena, elle n’a pas tellement d’amis.

-         Et Romulus ?

-         Romulus est juste son précepteur.

-         Son quoi ?

-         Un précepteur, c’est… disons que c’est un peu son professeur, avec une relation amicale de maître à élève. Rien de plus. Et le personnel la connaît et la respecte, mais mes serviteurs n’arrivent pas à passer la barrière de l’espèce. Or, avec vous, cette barrière est inexistante. Vous êtes son premier véritable ami, Psody. Peut-être que cette amitié évoluera… en autre chose ?

 

Steiner se leva, fit quelques pas dans le bureau. Il sentit la gêne du petit homme-rat et préféra changer de sujet.

 

-         Écoutez, pendant ces semaines de travail, vous avez fait preuve de beaucoup de courage. Vous m’êtes devenu très sympathique, et je suis très gêné de ne pas pouvoir vous aider autant que vous l’avez fait.

-         J’ai déjà énormément reçu, monseigneur.

-         J’aimerais quand même vous parler d’un jour en particulier.

-         Je vous écoute.

-         Il s’agit du neuvième jour du deuxième mois de l’année deux mille cinq cent vingt du Calendrier Impérial, le mois de Jahrdrung. Ce jour-là, la journée était belle. Moi-même, j’étais à Talabheim, pendant cette période – j’y ai habité quelques temps. Les affaires étaient plutôt stagnantes, et j’étais en train de préparer mon retour à Altdorf. J’étais seul, à ce moment-là. Mon épouse nous avait déjà quitté depuis bien longtemps, mon fils aussi, je n’avais pas encore rencontré Heike, même si mes études sur les Skavens avaient commencé, et il n’y avait plus que ça qui comptait, avec mes affaires. Romulus était déjà un ami de longue date, aussi.

-         D’accord, mais quel rapport avec les Skavens ?

 

Steiner eut un petit sourire un peu mystérieux.

 

-         En fait, cela vous concerne de près, vous. Ce jour-là, mon jeune ami, est un jour particulièrement important pour vous. C’est le jour où vous êtes né.

 

Psody écarquilla les yeux de surprise.

 

-         Vous en êtes sûr ?

-         Absolument certain.

-         Mais… comment ? Les Skavens ne réfléchissent qu’au présent et au futur, sans garder la moindre trace du passé. Ils n’ont pas de calendrier !

-         Vous avez raison, mais en vous regardant, je me suis rappelé d’un petit détail que vous m’avez expliqué concernant les Prophètes Gris. Pendant l’une de nos conversations, j’ai recopié discrètement le tatouage que vous portez sur l’oreille, et la nuit dernière, à ma demande, maître Mainsûre a pu calculer la nuit précise correspondant à la position des étoiles imprimée sur votre pavillon, tout en se rappelant que vous nous avez dit être âgé d’un peu plus de quatre ans. Il ne s’agit plus d’un « à peu près ». Aujourd’hui, je peux vous affirmer que vous êtes né le neuf Jahrdrung deux mille cinq cent vingt. Vous connaissez votre date de naissance selon notre calendrier. Après votre nom, c’est la composante la plus essentielle de votre identité impériale. Je vous en fais cadeau.

-         Je… merci, monseigneur.

-         Un jour, peut-être, vous voudrez prendre un nom impérial, aussi ? Mais seulement si vous le désirez. Ne rejetez jamais en bloc votre identité. Et si votre passé vous perturbe, ne le niez pas. Assumez-le, et vous serez en paix avec vous-même.

 

Le Skaven Blanc ne sut pas quoi dire d’autre. Steiner sortit sa pipe, la bourra, et l’alluma. Psody avait déjà vu quelques Pestilens faire de même, et il s’était bien gardé d’essayer, craignant avoir un malaise semblable au vertige de malepierre.

 

-         Bon, reprit Steiner en s’asseyant. Il est temps pour moi de respecter ma part de notre marché. Nous allons tout faire pour vous aider à comprendre vos visions. Je vais faire mander le prieur Romulus.

 

On frappa à la porte, Steiner invita à entrer. C’était Jaeger.

 

-         Bonjour, mon ami ! le salua le marchand. Vous tombez à point nommé !

-         Mein herr, Psody, j’ai trouvé quelque chose.

 

Il portait un énorme livre sous le bras.

 

-         Le Traité des voyages en Lustrie de Marco Colombo, l’édition la plus complète.

 

Jaeger posa l’épais volume sur le bureau. Il s’adressa au Skaven Blanc.

 

-         J’ai gardé quelques contacts à l’université. J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez, car j’ai dû faire des pieds et des mains pour l’emprunter.

-         Comment ça ? Vous avez fabriqué des pieds ? demanda Psody avec une expression surprise.

 

L’aventurier se passa une main sur le front.

 

-         C’est une expression impériale. En gros, je veux dire qu’il m’a fallu beaucoup insister pour convaincre le conservateur de me laisser emporter ce livre. J’ai dû signer un papier promettant de le restituer sous huitaine. Normalement, les livres précieux ne quittent jamais la bibliothèque, pour éviter qu’on ne les perde.

-         Ah, je vois. Donc, je dois avoir fini de le lire d’ici la semaine prochaine ?

-         Si vous ne voulez pas qu’on me colle une amende, j’aimerais.

 

Psody ouvrit précautionneusement l’ouvrage, et le feuilleta.

 

-         Pas d’inquiétude, j’ai lu des textes plus compliqués-abscons que ça. Je ne devrais pas avoir trop de mal à l’étudier.

 

Le marchand se leva, et invita d’un geste de la main le petit homme-rat à s’installer à sa place.

 

*

 

Trois heures plus tard, le petit Skaven Blanc voulut faire une pause. Romulus lui proposa un thé au citron. Heike, curieuse, en profita pour feuilleter l’épais volume à son tour. Son père se frotta la moustache.

 

-         Vous avez trouvé des indices, Psody ?

-         La première partie parle surtout du voyage. Cet explorateur-voyageur a dû braver de nombreux dangers. D’abord sur la mer, et ensuite au pays des choses-froides. Je viens juste d’apprendre que les Humains les appellent « Hommes-Lézards ».

-         Il a fait plusieurs voyages, un peu partout sur le continent. Mais je vous propose d’accélérer un peu. Il faudrait trouver quelque chose qui se rapporte plus directement aux Skavens, afin que vous sachiez où vous rendre.

-         Je suis sûre que Psody va… quoi ? s’exclama la jeune fille en relevant la tête.

 

Romulus et Psody se tournèrent simultanément vers le marchand.

 

-         Qu’est-ce que tu viens de dire, Ludwig ?

-         Tu as bien entendu, Romulus. Je tiens mes promesses, et j’ai très envie de connaître la vérité, moi aussi. Alors, s’il faut aller la chercher jusqu’en Lustrie, je vais monter une expédition à mon tour, et je compte sur vous pour y participer ! Psody, vous aurez peut-être une révélation. Si vous vous rendez sur place, si vous retrouvez précisément les lieux que vous avez vus dans vos visions, tout deviendra clair !

 

Le jeune Skaven Blanc resta interloqué. Cette perspective lui parut à la fois insensée, terrifiante… et particulièrement excitante.

 

-         Vous feriez ça pour moi ?

-         Pas seulement pour vous, mon jeune ami. Si j’arrive à trouver quelque chose qui relie les Skavens aux indigènes de Lustrie autrement que par la guerre, je pourrais me vanter d’être allé encore plus loin que Colombo et Leiber réunis ! Voilà une perspective que je trouve vraiment enchanteresse. Seulement, il faut savoir où chercher. La Lustrie est un pays très grand, et dangereux. Je peux financer une expédition pour y aller, mais il vaudrait mieux savoir où se rendre, exactement.

-         Tu es vraiment sérieux, Ludwig ? Ça coûte cher, il faut affréter un navire, recruter un équipage, acheter le matériel…

-         Ne t’en fais pas pour ça, Romulus. J’ai de l’argent à ne plus savoir qu’en faire. Si je peux contribuer à agrandir le champ de connaissances de l’humanité, alors il n’y a pas à hésiter ! Même si c’est un échec, au moins, je n’aurai aucun regret. Seulement, il faut quand même savoir où aller.

 

Heike murmura :

 

-         Vous… vous êtes en train de dire que… Psody, tu vas vraiment partir ?

 

Le petit homme-rat déglutit.

 

-         Je ne sais pas… c’est soudain.

-         On va y réfléchir, mon enfant, tempéra Romulus. On va y réfléchir.

 

La jeune fille-rate se replongea dans le livre. Elle tourna quelques pages au hasard, et s’arrêta sur l’une d’elles. Comme elle sembla fascinée par son contenu, le marchand demanda.

 

-         Qu’est-ce que tu regardes, ma chérie ?

-         Est-ce ceci, un Homme-Lézard ?

 

Les deux Humains et le Skaven Blanc se pressèrent autour du livre. Ils virent une image dessinée avec moult détails qui représentait sur toute la feuille de papier une imposante créature. C’était un être humanoïde, une sorte de monstrueux crapaud avec une panse énorme, des jambes bien trop maigrichonnes pour la supporter, emprisonnées sous sa graisse. Ses deux mains plantées au bout de ses bras squelettiques tenaient des petits sceptres ornés de plumes. Mais ce qui intéressait surtout le Skaven Blanc était son visage. Ou plutôt, l’impressionnant masque circulaire qui couvrait complètement son faciès. Si l’on en croyait le descriptif de l’auteur sur la page de gauche, ce masque était en or massif. Il ne couvrait pas seulement le visage, mais était paré d’une deuxième pièce qui donnait l’impression que son porteur était pourvu d’une grande crête. La légende du dessin disait « Vénérable Seigneur Kroak ».

 

-         Je le reconnais ! Ce seigneur Kroak est apparu dans mes rêves. Et maintenant, je me rappelle d’autres détails : les reliefs du masque, les sculptures en forme de flammes autour des yeux, ce totem de serpent à triple tête derrière lui.

-         Continuons, il y a peut-être autre chose, encouragea le prêtre.

-         Heike, veux-tu bien tourner les pages ? Nous allons nous concentrer sur les dessins.

 

Sans mot dire, la jeune fille obéit au marchand. Les gravures défilèrent une par une, et Psody leva la main.

 

-         Attends !

 

Sur la page s’étalait la reproduction d’une fresque intitulée « Le mystère de Tixoco ». Elle représentait un grand bâtiment, une tour à plusieurs étages de la même architecture que celle qu’il avait vue dans plusieurs de ses visions. De chaque côté de cette construction, une procession de personnages avançait en file indienne, et les premiers de chaque colonne saluaient une grande silhouette portant une cape et un masque qui se tenait au sommet de la pyramide. Ce personnage-là était vraiment mis en valeur : les bras tendus vers le ciel, il semblait puiser son énergie du soleil au visage grimaçant sculpté au-dessus de lui.

 

Le commentaire de l’auteur disait :

 

« Je n’ai pas eu le temps de recopier tout le dessin, étant donné que ma présence n’était tolérée qu’à la condition de quitter le temple au coucher du soleil. En outre, je ne sais pour quelle raison, mais les Hommes-Lézards présents m’ont formellement interdit de parler de cet endroit à d’autres tribus. J’ai donné ma parole d’honneur sur l’autel de pierre du temple de ne jamais révéler la position exacte de ce mausolée si je devais rencontrer d’autres représentants de ce peuple. Doivent-ils se cacher de leurs propres congénères ? Ils n’ont pas voulu entrer dans les détails, et je n’ai pas insisté. Moins j’en saurai, mieux ce sera pour tout le monde. »

« J’ai eu l’intuition que cette fresque cachait quelque chose de vraiment spécial. Un secret exceptionnel, incroyable, quelque chose qui pourrait renverser un ordre établi. En effet, parmi ces bas-reliefs, je n’ai pas reconnu les symboles qui se trouvent habituellement sur les sculptures du peuple de Lustrie. »

 

Quand il vit le dessin, le petit homme-rat comprit que l’explorateur n’avait pas eu une mauvaise intuition. Marco Colombo n’avait pas su décrypter entièrement le bas-relief parce qu’il n’avait pas eu toutes les données. Il n’avait pas pensé à une cité où vivraient des hommes-rats. Or, pour le jeune Skaven Blanc, les silhouettes sur la droite ne pouvaient être que des Skavens. Des oreilles rondes, des incisives, des queues non pas constituées d’un seul trait, mais d’une succession de petits segments, tels les anneaux d’une queue de rat… tant de petits signes qui les différenciaient des Hommes-Lézards gravés à gauche.

 

Enfin, il regarda plus attentivement le personnage au milieu de la gravure, et fut définitivement convaincu.

 

-         Regardez !

 

Il posa son doigt sur le centre de l’image, où figurait l’individu en toge. Les autres le regardèrent plus attentivement. Il portait un masque d’or ouvragé, moins complexe que celui de Kroak, mais tout de même bien décoré. Les reliefs mettaient en valeur ses yeux, les plis de son front et ses incisives, et deux cornes saillant des tempes du personnage masqué dépassaient sur les côtés. Tout excité, il s’exclama :

 

-         Ça aussi, je l’ai déjà vu !

-         Où donc ? demanda le marchand, impatient.

-         Entre les mains du Skaven Blanc aux cornes lisses qui semblait vivre chez les choses-froides. C’était un cadeau fait par un de ses amis, pour le remercier d’avoir défendu une cité, mais un chef chose-froide le lui a confisqué. Il était furieux.

-         Il y a de quoi, marmonna Steiner. Personne n’aime être victime d’ingratitude.

-         Et là, autour de son cou !

 

Le personnage portait un collier avec une petite tablette carrée sur la poitrine. Sur cette tablette, ils virent trois lignes qui s’entrecroisaient pour former un triangle dont les arêtes dépassaient légèrement de chaque angle.

 

-         C’est le symbole du Rat Cornu ! s’exclama Psody.

-         Sur une gravure des Hommes-Lézards ? s’étonna Heike.

-         Je ne comprends plus rien ! Les Skavens sont les pires ennemis des choses-froides, alors pourquoi avoir honoré l’un d’entre eux au point d’avoir fait une gravure pour lui, et lui avoir mis un pendentif avec le signe du Rat Cornu dessus ?

-         Ce n’est peut-être pas si simple, Psody. Vous n’avez rien remarqué ? Le triangle est à l’envers. Sa pointe est tournée vers le ciel. Or, votre peuple a l’habitude de le dessiner avec la pointe dans l’autre sens.

 

Psody écarquilla les yeux.

 

-         Mais oui… vous avez raison !

-         Peut-être qu’il indique que sa signification est inversée ? observa le prieur. En tout cas, Colombo n’a pas fait de remarque là-dessus. Ou bien il ne l’a pas reconnu, ou bien il ne connaissait pas le triangle du Rat Cornu ? Néanmoins, je pense de plus en plus que ce temple a un lien direct avec ce que Psody nous a raconté.

-         Donc, c’est ici que nous commencerons nos recherches, décida Steiner. Colombo a dessiné une carte au début de ce livre. Il y a forcément indiqué ce temple.

-         Mais… on risque d’avoir les mêmes ennuis que lui avec les choses-froides !

-         C’était il y a longtemps. Si ça se trouve, il n’y a plus personne, et vous pourrez examiner toute la fresque à loisir. De toute façon, il n’y a pas d’autre moyen de le savoir que de s’y rendre.

 

Les deux Humains et les deux hommes-rats se regardèrent tous les quatre avec gravité. Romulus dit enfin :

 

-         Une chose reste sûre, Ludwig : ce Skaven Blanc semble être la clef de l’énigme. Qu’en pensez-vous, Psody ?

Pour moi, c’est évident. Le Rat Cornu veut que je retrouve ce Skaven Blanc.

Laisser un commentaire ?