L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 18 : Hors de la ratière

9024 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 10:36

Dans la cellule, la tension montait avec la température. Depuis deux jours, les Skavens n’avaient rien reçu à manger, ni à boire. L’atmosphère était moite et étouffante, l’air devenu irrespirable. Les tympans des hommes-rats vibraient sous le bourdonnement constant des milliers de mouches qui volaient au-dessus d’eux. Ils étaient tous trempés de sueur, et tâchaient de remuer le moins possible, pour économiser la plus petite étincelle d’énergie. Pas un ne disait mot. Aucun ne savait précisément ce qui allait se passer, ni quand, et tous étaient terrorisés, même s’ils n’osaient pas le montrer.

 

Un seul d’entre eux ne pouvait retenir sa peur. C’était le plus jeune du groupe. Ce petit Skaven au pelage beige tacheté de noir se tenait le bras, larmes aux yeux. C’était un des tirailleurs de Diassyon. Son nom était Kapish. Pendant l’assaut des maraudeurs, il avait été renversé par un des chevaux, et s’était cassé le bras. Comme il n’avait rien trouvé dans la cage pour se fabriquer une attelle, il avait dû s’en passer. La blessure avait empiré, ses muscles et ses tendons avaient enflé sous son pelage, et la douleur était devenue atroce.

 

-         J’en peux plus ! pleurnicha le Skryre. On est fichus-perdus !

-         Tais-toi, grommela son voisin.

-         On va tous crever ici ! gémit encore Kapish, sa voix de plus en plus aiguë jusqu’à l’hystérie. J’ai pas envie ! J’ai peur-peur !

 

Excédé, Rool attrapa une pierre et la lança vers le Skryre. Le caillou s’écrasa à deux pouces du crâne du Skaven beige, qui sursauta et se recroquevilla sur lui-même. Il ne dit plus rien, trop effrayé.

 

Personne d’autre n’avait réagi. Tous savaient que les effluves de panique étaient contagieuses chez les Skavens, et qu’il était préférable de les réprimer le plus tôt possible. Et pourtant, ils n’en pensaient pas moins. La peur n’était pas la seule chose qui tiraillait l’estomac des fils du Rat Cornu. Tôrkh du Clan Moulder était particulièrement nerveux.

 

-         Manger… Je veux manger !

-         Y veulent nous affamer ! couina un deuxième.

-         Tous crever-clamser d’faim, pus rien à manger-manger ! pleurnicha un troisième.

 

Tôrkh pivota lentement vers le fond de la cellule.

 

-         Si, il reste quelque chose.

 

Il grinça des dents en distinguant ce qu’il convoitait. Près du mur, il y avait le corps de Moly du Clan Pestilens. La pourriture, déjà bien présente en lui avant, le dévorait avec deux fois plus d’avidité. Sa carcasse décrépite émettait une forte odeur de charogne, et des centaines de mouches tournaient autour de lui. Sa peau tombait par endroits, ses muscles noircis à l’air libre grouillaient d’asticots, toute sa poitrine était devenue un foyer d’infection, mais en cherchant bien, il y avait forcément encore de quoi se nourrir. Tôrkh avait bien envie de grignoter un bras ou une jambe du Moine de la Peste, mais il subsistait un obstacle.

 

Diassyon du Clan Skryre avait déplacé le corps inanimé du Pestilens, et ne s’en était plus éloigné. Quelque chose avait changé dans son regard, qui était encore plus fiévreux que d’habitude. Sa respiration chuintait, et dès qu’un Skaven autre que Chitik approchait, il se redressait avec un sifflement agressif. Il était bien décidé à protéger la dépouille de son frère le plus longtemps possible, et en faire un repas n’était pas une option pour lui.

 

Sa détermination irritait Tôrkh.

 

-         Chitik, tu veux bien expliquer à ce dégénéré que ça ne sert à rien, ce qu’il fait ?

-         Tu m’as vu essayer, Tôrkh. Il ne veut rien savoir.

 

Kapish se leva d’un bond, et courut vers son chef.

 

-         Chef, chef ! Je vous en prie, dites-moi que vous avez une idée ! Vous avez un cerveau tellement génial-puissant ! Vous pouvez forcément trouver une solution pour nous sortir de là !

 

Hélas, le Skaven brun semblait complètement absent. Son brillant intellect paraissait noyé dans un brouillard toxique composé de pus, de larves et de viande avariée. Aucun Skaven ne comprenait pourquoi, à part Chitik, bien sûr. Au plus profond de son esprit torturé, Diassyon ressentait quelque chose qu’il n’avait jamais éprouvé, de la culpabilité. Il aurait pu faire quelque chose pour son pitoyable frère. Lui, le plus malin de la portée, se sentait responsable, et ce tragique événement était non seulement un échec, mais aussi une perte terrible.

 

Rien de tout cela ne venait à l’esprit du dresseur de rat-ogre. Il se traîna vers le Technomage. L’odeur lui souleva le cœur. Quand il se trouva à moins d’un yard, il grogna :

 

-         Diassyon… Arrête ça.

 

Diassyon releva la tête en un sursaut, et siffla de colère. Un long filet de salive s’écoula d’entre ses dents, et goutta sur le sol poussiéreux. Tôrkh reprit :

 

-         Diassyon, laisse nous-en un bout.

 

Cette fois, le Skaven brun poussa un jappement bref et sauvage.

 

-         Pas… pas touche !

 

Le Moulder s’impatienta davantage.

 

-         Tu t’accroches à ce cadavre comme une mouche à une grosse crotte ! C’est inutile ! On ne peut plus rien pour lui, Diassyon !

-         Laissez… laissez-le… laissez-le tranquille…

-         Lui, par contre, il peut encore se rendre utile une dernière fois. Nous avons faim. J’ai faim ! J’ai faim !

-         Moi aussi ! hurla un deuxième Skaven.

-         Et moi aussi-aussi ! crissa un troisième.

-         Vous… vous serez tous… malades ! glapit encore Diassyon. Comme lui !

 

Cet argument fut plus convaincant pour les Skavens, qui ne bougèrent plus. Ils reculèrent, se concertèrent à mi-voix. Quand ils eurent terminé, Tôrkh s’avança de nouveau.

 

-         Diassyon, nous préférons prendre le risque. Si nous mangeons, nous serons peut-être malades, mais on aura une chance de s’en sortir. Si nous ne mangeons pas, nous mourrons tous de faim à coup sûr.

-         Ne touche pas… à mon frère… ou tu le regretteras !

-         Tu n’es pas en état de te défendre contre nous tous ! Maintenant, j’en ai assez ! Soit tu nous laisses manger, soit on te tue, et on vous bouffera tous les deux !

 

La main de Chitik se posa lourdement sur l’épaule de Tôrkh et le fit pivoter de force.

 

-         Si tu tapes Diassyon, je te tue.

 

Mais le Moulder était dans un tel état que le Skaven Noir ne l’impressionnait plus.

 

-         Enfin, Chitik, fais quelque chose ! Si nous ne reprenons pas des forces, nous allons tous crever ici ! J’ai faim, j’ai faim !

-         Moi aussi, mais je ne laisserai personne toucher à mes frères.

 

Tôrkh recula, excédé.

 

-         Ah, ces histoires de frères, de liens de sang, ça n’apporte que des problèmes ! Pourquoi Vellux a-t-il eu cette idée idiote ?

 

Une nouvelle fois, il prit à partie les autres Skavens, et montra du doigt la Vermine de Choc.

 

-         Hé, et si on le tuait, lui ? Il doit bien y avoir assez de carne sur ses os pour tout le monde ! Diassyon n’aura plus personne pour le protéger, et on pourra profiter de Moly !

 

Chitik recula, et leva les pattes, prêt à se défendre. Les cinq Skavens qui suivaient Tôrkh hésitèrent. Même si la captivité l’avait affaibli, Chitik restait un adversaire redoutable, et dans leur état, même à six contre un, l’issue était incertaine.

 

Le Skaven Noir réfléchit de son côté. Un bon moyen de calmer tout le monde était de tuer l’un des Skavens. Il voulut s’occuper de Tôrkh, mais pensa que ce n’était pas une bonne idée. Les cinq autres Skavens risquaient d’être en colère, et de l’attaquer. Il remarqua alors Kapish, assis plus loin. Il se dirigea d’un pas résolu vers le jeune Skryre. Quand il fut près de lui, ce dernier releva la tête.

 

-         Qu’est-ce qu’il y a ?

-         Ça me plaît pas, Kapish.

 

Et le Skaven Noir attrapa d’une main Kapish par la peau du cou, et le releva.

 

-         Mais qu’est-ce que tu fais ?

 

Chitik le regarda droit dans les yeux, d’un œil navré mais résigné. Puis il posa ses mains sur ses épaules et sa nuque. Kapish sanglota, terrorisé :

 

-         Non ! Non ! Fais pas ça, Chitik ! Non !

 

Mais le grand Skaven Noir ne l’écouta pas. D’un mouvement sec, il lui brisa le cou. Le malheureux Skaven tressaillit encore une seconde, puis tomba à terre comme un pantin désarticulé. Chitik empoigna le corps désormais inerte de Kapish, le souleva d’une main, et balaya l’assistance du regard. Tous les Skavens le regardaient, médusés, en dehors de Diassyon qui était toujours penché sur Moly.

 

La Vermine de Choc repéra Tôrkh. Il jeta Kapish dans sa direction. Le jeune Skaven s’écrasa au pied du Moulder. Chitik gronda :

 

-         Comme ça, il n’a plus peur, il n’a plus mal, et tu as ta mangeaille. Alors régale-toi, et laisse mes frères tranquilles !

 

Tôrkh se jeta sur Kapish sans attendre, et mordit à belles dents dans sa chair, rapidement imité par ses cinq compères. Ils restèrent quelques minutes à se disputer la viande et les tripes du malheureux petit Skryre.

 

Diassyon n’avait pas réagi, il ne pensait à rien d’autre qu’à Moly. Et puis soudain, les rideaux coulissèrent de nouveau, révélant l’arène.

 

Quatre Mutants attendaient de l’autre côté des barreaux, et brandissaient de bien curieux appareils. Le Skryre crut d’abord qu’il s’agissait de lances-feu, mais ils paraissaient complètement organiques, et ressemblaient davantage à d’énormes scarabées multicolores accrochés au dos des mutants, avec un long appendice terminé par un cône de corne. Aescos Karkadourian s’avança.

 

-         Alors, mes amis, êtes-vous bien installés ? J’ai à cœur de voir mes invités le plus à l’aise possible !

 

Le sorcier de Slaanesh ricana quand il entendit les sifflements et couinements enragés des prisonniers.

 

-         J’ai bien réfléchi, et j’ai décidé de pimenter encore un peu notre relation. Je vais vous donner encore une chance, les rats géants. Je vous avais dit que si l’affreux Skaven tout pourri l’emportait sur ma créature, vous seriez libres. Il a échoué, mais je suis prêt à renouveler le pari, avec toi, la grande brute noire.

 

Chitik n’avait pas compris tous les mots du discours de Karkadourian, mais avait saisi le sens général. Il approcha des barreaux pour mieux parler avec le sorcier.

 

-         Vois-tu, Skaven, je me suis occupé de ton chef. Une flèche de malepierre, et adieu le gros rat noir. Puis la magie m’a permis d’en faire voir de toutes les couleurs à ton ami, qui a littéralement perdu la tête. Les autres ont fini sous les coups de mes maraudeurs. Quatre d’entre eux ont toutefois retenu mon attention. Toi, ton autre camarade qui couine au fond de la cellule, et les deux autres qui ne disent rien. Eux trois pourraient être de beaux sujets d’expérience. Et toi, j’aimerais savoir jusqu’où tu peux aller. Je vais te tester de la même façon que l’autre Skaven maladif.

 

Chitik sentit l’écume lui monter à la bouche, à l’évocation de Moly. Karkadourian continua :

 

-         J’ai terminé de nouvelles créations, et il est temps de les essayer. Si tu les vaincs, je vous libère tous. Sinon, tu mourras, et tous les autres te suivront l’un après l’autre. Je n’ai pas si souvent l’occasion de faire des expériences sur les Skavens, autant en profiter.

 

Diassyon, qui avait écouté la chose-homme, déglutit. Il s’approcha doucement de Chitik, et posa sa main sur son dos.

 

-         Tous nos espoirs reposent sur toi, frère. Tu comprends ?

-         Je crois, oui.

-         Écoute-moi bien, Chitik : tu vas te battre contre les créatures de ce satané sorcier.

-         Je peux le faire, frère !

-         Je pense aussi, mais la pondeuse maudite risque de te faire tourner la tête comme Moly.

-         Je ne me laisserai pas avoir !

-         Je le sais bien, mais tu dois faire attention ! Cette femelle est comme celles de la colonie : son odeur peut t’ensorceler, et te faire perdre toute ton envie de te battre !

-         Mais alors, qu’est-ce que je peux faire, à ton avis ?

 

Karkadourian ordonna :

 

-         Assez de bavardages ! Ouvrez la cage. Grosse bête, je te donne trente secondes pour sortir. Si tu traînes, ou si vous tentez quoi que ce soit, mes cracheurs d’acide vous feront tous fondre !

 

Le sorcier quitta l’amphithéâtre pour regagner sa place, en hauteur, pendant qu’un cinquième Mutant – une chose-homme grasse avec trois bras et des protubérances écailleuses saillantes sur les pommettes – approcha en levant un trousseau de clefs. Le Skaven Noir trembla nerveusement. Diassyon posa ses mains sur ses épaules, et le regarda droit dans les yeux.

 

-         T’es notre seule chance, Chitik ! Le plus fort d’entre nous !

-         Déchaîne-toi, et tue-tue ! ajouta Rool, impatient de voir le sorcier massacré.

 

Tôrkh ne dit rien, mais Chitik discerna la lueur sanguinaire au fond de ses yeux. La chose-bizarrre ouvrit la porte, et la Vermine de Choc sortit. Le gardien referma la grille et quitta prestement l’arène, accompagné des quatre cracheurs, laissant seul le Skaven Noir.

 

Chitik leva les yeux vers la tribune. Il vit le sorcier s’installer sur son fauteuil. Ses lèvres se retroussèrent sur ses crocs serrés de colère.

 

Je ne suis pas un pauvre Moine de la Peste à moitié bouffé par la pourriture ! Tes créatures, je vais toutes les écrabouiller-démolir !

 

La grande grille s’ouvrit. Le Skaven Noir entendit un son qui faisait penser à un hennissement de cheval, en plus aigu. Deux créatures entrèrent dans l’arène – plutôt deux choses-femmes à pinces montées sur des animaux grotesques, qui ressemblaient vaguement à des chevaux. Les quadrupèdes avaient la peau noirâtre, lisse et légèrement visqueuse comme celle d’une grenouille, leurs sabots étaient pourvus de longues griffes, leurs dents pointues jaillissaient de leur gueule écumante, et une lueur rougeâtre étincelait dans leurs yeux. Les choses-femmes éclatèrent d’un rire strident, et talonnèrent leur monture. Les deux chevaux s’élancèrent, et trottèrent prestement autour du Skaven Noir, formant un cercle. Des nuages de poussière se soulevèrent sous le fracas des sabots griffus. Chitik restait les jambes fléchies, les mains levées, prêt à réagir. L’une des choses-femmes rompit le cercle et fonça vers lui en tendant en avant sa redoutable pince. Chitik roula sur le côté, évita l’attaque. L’autre était déjà sur lui, et s’apprêtait à le renverser. L’animal se campa sur ses pattes arrière avec un furieux barrissement, et se laissa tomber en avant de tout son poids. Une fois encore, la Vermine de Choc esquiva le coup de justesse d’un bond vers l’arrière.

 

Il cria de rage, excédé. Il était temps de rendre les coups. Il se jeta sur l’une des bêtes, toutes griffes dehors, et les planta dans la chair élastique du cheval. La créature hennit de douleur. La chose-femme frappa d’un revers de la pince le museau de l’homme-rat. Le Skaven Noir roula sur le sable, mais se releva dans le mouvement. Son poil était hérissé, sa respiration haletante, et le sable et la sueur le démangeaient. Il plissa les yeux, à l’affût du moindre mouvement, alors que les deux chevaux s’étaient remis à tourner autour de lui, lentement. L’une des choses-femmes ulula, et les deux montures tirèrent une longue langue dure comme la lanière d’un fouet. En un éclair, Chitik sentit ses deux poignets enserrés si fort que le sang ne circula plus dans ses doigts. Les deux montures reculèrent, et la Vermine de Choc se retrouva les bras écartelés. Il éprouva une vive douleur aux tendons, forte mais encore supportable.

 

Le plus grave était l’arrivée d’un troisième Mutant, lui aussi sur une monture surprenante, une sorte de gigantesque poulet sans plumes, avec une longue trompe de chair en guise de bec. Le cavalier lui-même portait un vêtement de cuir bouilli et un long tentacule pourvu de protubérances pointues d’ivoire jaillissait d’entre ses omoplates. Il brandissait une longue épée à la lame dentelée. De sa main libre, il claqua du doigt vers Chitik, et l’oiseau géant courut en avant.

 

Dans la cage, les Skavens poussèrent des cris paniqués. Diassyon couina si fort qu’il sentit ses cordes vocales se fêler.

 

Chitik ne voyait plus que l’épée au tranchant en dents de scie se rapprocher de plus en plus. Il n’avait que quelques secondes pour agir. Avec un mugissement sauvage, il tira de toutes ses forces sur ses deux bras, et finit par les rapprocher. Les deux bêtes à peau de grenouille dérapèrent sur le sol, irrésistiblement entraînées par la force musculaire extraordinaire du Skaven Noir, puis se percutèrent. Pas violemment, mais elles étaient suffisamment proches l’une de l’autre pour se retrouver sur le chemin de l’oiseau déplumé à trompe. Le cavalier fit un autre geste pour stopper la course de sa monture. Chitik mordit coup sur coup les deux langues qui le retenaient toujours, et les sectionna. Les deux chevaux piaffèrent de douleur en secouant la tête, envoyant quelques giclées de sang aux alentours.

 

Le Skaven Noir sentait toujours les langues poisseuses sur ses avant-bras, mais il était libre. Le poulet géant leva la trompe avec un fort bruit de succion. Chitik devina que la créature allait tenter de cracher quelque chose sur lui. Il eut raison. Elle envoya un flot de vomi jaunâtre et fumant, qui passa à ras de sa hanche.

 

L’une des choses-femmes, celle sur le cheval blessé, s’élança de nouveau. Chitik bondit en avant, attrapa à deux mains la tête de la monture et fit une torsion si violente qu’il la renversa sur le sol. La chose-femme perdit l’équilibre et tomba de sa selle. La Vermine de Choc en profita pour lui déchirer la gorge de ses griffes. La chose-femme s’écroula dans un gargouillement surpris.

 

Chitik leva les bras avec un rugissement de défi. Dans la cage, les Skavens couinaient de joie, encourageaient leur camarade. Mais le combat n’était pas terminé, et déjà le Mutant sur le poulet géant revenait à la charge, en agitant son épée. Le Skaven Noir anticipa le coup, et sauta derechef, agrippant à deux mains le bras de son adversaire. Il plaqua la chose-bizarre sur le sol, et la mordit au cou. Ses puissantes mâchoires découpèrent le cuir, la chair et le cou aussi facilement que s’il avait planté ses dents dans une motte de beurre. Un sang chaud, épais et mousseux jaillit à flots, éclaboussant son pelage noir.

 

Une fois de plus, les autres prisonniers acclamèrent la Vermine de Choc. Karkadourian eut une petite moue admirative. La bagarre allait rapidement se terminer, mais le spectacle était de qualité. Et toujours, il prenait des notes, veillant à n’oublier aucun détail.

 

Il ne restait plus qu’une chose-femme sur cheval à peau de grenouille. Elle semblait avoir compris que l’homme-rat était un redoutable adversaire, et resta en retrait, comme si elle réfléchissait sur la conduite à tenir. Chitik eut alors une idée. Il retourna d’un coup de pied le corps flasque du Mutant, révélant son tentacule dorsal. Il empoigna fermement le serpent de chair rugueuse, et fit tournoyer de plus en plus vite la chose-bizarre au-dessus de sa tête. Il la lança à toutes forces vers la chose-femme. Celle-ci, surprise par un tel culot, tira sur les rênes de son cheval, l’obligeant à faire quelques pas de côté. Le projectile improvisé s’écrasa dans un craquement contre la paroi de pierre de l’arène. Le Skaven Noir ne laissa pas de répit à la chose-femme. Il s’empara de l’épée du Mutant, courut aussi vite qu’il put vers sa proie, et planta la lame dentelée dans le crâne du cheval. Il fendit sa tête de haut en bas, et la monture trépassa en un instant. Elle vacilla, avant de tomber sur le côté.

 

La chose-femme à pince ne se laissa pas avoir comme l’autre. Elle descendit d’un bond de sa position, et se reçut en souplesse sur le sol. Elle leva la pince devant son visage, et recula, sans quitter Chitik du regard. Elle fit quelques pas de côté, lentement, prête à répondre à tout assaut de la part du grand Skaven Noir. Puis elle fléchit ses jambes, comme elle s’apprêtait à courir vers lui, mais elle se retourna brusquement, fit un immense saut vers le poulet géant, et atterrit pile sur la selle. Chitik comprit ce qu’elle allait faire, et qu’il fallait donc agir très vite. Il se précipita vers la chose-femme, et vit la trompe du poulet géant se redresser. Il attrapa le membre rose et flexible et le poussa vers le haut, orientant de force l’extrémité évasée vers la cavalière. Celle-ci fut éclaboussée par le jet de vomi de la bête. Elle hurla de douleur, tomba au sol. L’acide la rongea à une vitesse effrayante, et ses souffrances ne durèrent que quelques secondes, durant lesquelles elle ne cessa de crier et de se contorsionner.

 

Le Skaven Noir poussa un long glapissement aigu, heureux d’être victorieux. Mais le sorcier ne parut guère contrarié.

 

-         Bravo, je n’en attendais pas moins d’une redoutable bête sauvage ! Ton instinct primitif t’a bien aidé, homme-rat. Voyons s’il va t’emporter !

 

Chitik savait déjà à quoi le sorcier faisait allusion, et il ne put réprimer un frisson craintif. Son unique oreille pivota en entendant un gazouillis charmant. Il pivota sur ses talons, tournant le dos à ses compagnons, pour se retrouver face à elle.

 

Elle était là. La femelle au minois enjôleur, au corps harmonieux à en perdre la raison, si joliment décoré de peintures multicolores, à la démarche hypnotique, et au rire si agréable à écouter. Elle ouvrit de grands yeux, comme si elle était impressionnée par le grand Skaven Noir, sa queue ornée d’un dard de guêpe frétilla et ses lèvres dessinèrent un sourire gourmand. Chitik vit, l’espace d’un instant, sa langue fourchue passer sur son menton. Elle avait l’intention de bien s’amuser avec lui.

 

-         Te laisse pas faire, Chitik ! cria Tôrkh.

-         Tue-la sans hésiter ! tonna Rool.

-         Venge Moly ! glapit Diassyon.

-         Broie-écrase-la !

-         Arrache-lui la tête !

-         Et la queue !

 

Les cris des Skavens redoublèrent d’intensité. Pour éviter de tomber dans le piège, le mieux était d’en finir au plus vite. Il tendit les pattes en avant, prêt à saisir la pondeuse, et courut vers elle.

 

Soudain, lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas d’elle, il s’arrêta net, stoppé par quelque chose de complètement inédit.

 

L’odeur.

 

La femelle émettait un parfum. Cela ressemblait au musc des pondeuses de Brissuc, mais avec un effet dix fois, vingt fois, cent fois plus intense que d’habitude. Il se rappela certaines nuits passées dans la pouponnière, et des sensations plaisantes qu’il ressentait pendant qu’il ensemençait une reproductrice. Or, même au plus fort de ces moments, il n’avait pas éprouvé le quart de ce qui secouait maintenant son système nerveux.

 

Le grand Skaven Noir avala sa salive. La créature était à présent à moins d’un yard de lui. Elle gloussa, dodelina de la croupe, et lui présenta son bassin en écartant les cuisses.

 

Dans la cellule, les Skavens paniquèrent, et poussèrent des crissements désespérés.

 

Le parfum de la femelle était de plus en plus enivrant. Chitik comprit pourquoi Moly avait hésité.

 

Moly… Il est mort heureux. Il ne souffre plus. Dois-je vraiment le venger ?

 

Contrairement à Moly, il s’était déjà accouplé de nombreuses fois, et pourtant il n’était pas plus facile pour autant de résister à la tentation. Au contraire, il n’avait jamais ressenti une telle attirance, un tel engouement. Le désir lui démangeait le bas-ventre presque douloureusement. Tout autour de lui tourbillonnait, ses tympans étaient comme feutrés par du coton, seule la pondeuse apparaissait clairement dans son champ de vision. Soudain, derrière lui, une voix hystérique l’appela. C’était Diassyon.

 

-         Chitik ! Chitik !

 

Au plus profond de son esprit, son instinct lui chuchota qu’il devait prêter une attention plus importante à cette voix, même s’il fallait se détourner un instant de cette source de pur bonheur. Il tourna lentement la tête. Les doigts graciles de la femelle lui effleurèrent la joue, invitant lentement le Skaven Noir à la regarder encore, mais il tint bon, et focalisa ses yeux sur le Skaven brun. Il le vit jeter quelque chose dans sa direction. Le petit paquet roula sur le sable jusqu’à ses pieds. C’était quelque chose de clair et duveteux. Il sentit son front se plisser de perplexité. La curiosité le poussa à se pencher, et à ramasser cet objet. Il contempla de plus près sa prise, et vit qu’il s’agissait d’une touffe de poils couleur crème encore rattachés à un lambeau de peau grand comme sa main. Il renifla, et reconnut l’odeur de son frère.

 

Moly !

 

Mais oui, il tenait bien un morceau de la peau du malheureux Pestilens, morceau que Diassyon venait de prélever sur son cadavre. Il le coinça dans ses narines, s’imprégnant ainsi du musc de Moly, et les phéromones de la créature de Karkadourian n’eurent plus le moindre effet sur lui. Il ne vit plus une femelle attirante à en perdre la tête, mais la répugnante créature qui avait tué son frère bien-aimé.

 

La pondeuse caressait lentement et doucement sa poitrine musculeuse. Le Skaven Noir sentit son faciès se renfrogner de dégoût. Il posa sa patte gauche sur l’épaule de la femelle, puis enroula les doigts de sa patte droite autour de son cou, et serra. Elle ne sourit plus, et commença même à se débattre alors qu’il tirait avec une force abominable. Elle poussa un cri tellement aigu et tellement puissant qu’il en eut mal aux tympans, mais il ne relâcha pas sa prise pour autant. Il rabattit la main droite en arrière, et brisa la nuque de la bête, puis la tordit dans l’autre sens, et lui arracha la tête avec un grondement de rage. Il repoussa le corps d’un coup de patte, et jeta la tête sur le sable.

 

Un grand silence s’abattit sur l’arène. Chitik s’arracha du nez le fragment de peau, serra les poings, et leva la tête vers Karkadourian, à qui il adressa un terrible rugissement.

 

Le sorcier était sans voix, littéralement pétrifié par ce qu’il venait de voir. Il se leva d’un bond, et montra du doigt le Skaven Noir en criant quelque chose dans la langue des choses-hommes. Les portes s’ouvrirent, et les quatre choses-bizarres munies de scarabées géants entrèrent au pas de course, sous la direction de la grosse chose-bizarre à trois bras.

 

Tous les Skavens poussèrent des exclamations rageuses, ils ne furent pas surpris par un tel parjure. Chitik saisit le cadavre de la pondeuse, et s’en servit comme bouclier pour éviter d’être aspergé par l’un des jets d’acide. Il lança son paquet vers le Mutant, fit une roulade sur le côté vers l’un des chevaux, et récupéra l’épée dentelée. D’un mouvement sec du bras, il l’envoya dans le ventre d’une deuxième chose-bizarre qui fut projetée en arrière.

 

Les deux cracheurs d’acide encore debout restèrent en retrait, prêts à envoyer leur giclée mortelle vers la Vermine de Choc. Le gros geôlier, en revanche, qui n’avait jamais vu un prisonnier survivre à l’arène de son maître, était fou de rage, et fonça sur le Skaven Noir sans réfléchir. Deux de ses trois bras brandissaient une lourde masse. Chitik avait bien l’intention de le désarmer et le casser en deux. Brusquement, il fut pris d’une sensation indescriptible. Il crut d’abord à un vertige, puis le monde entier sembla se renverser autour de lui. Ses yeux se remplirent de larmes, il n’entendit plus qu’un vague bourdonnement. Avait-il pris un mauvais coup sans s’en rendre compte, ou plutôt… le sorcier lui avait jeté un sort !

 

Une vive douleur aux orteils le fit sursauter. Il baissa les yeux, et vit la peau de son pied fumer, brûlée par quelques gouttes d’acide. Et soudain, une abominable souffrance explosa dans son dos. Il cria, et se retrouva sur le genou.

 

-         Chitik ! couina Diassyon en voyant le gros Mutant frapper son frère.

 

La Vermine de Choc avait envie de fermer les yeux, et de tout abandonner, mais la voix du jeune Technomage lui rappela qu’il n’était pas le seul dont il devait se soucier. Il eut alors une idée. Il rassembla ses forces pour se relever. Ses sens étaient plus ou moins revenus, et il distinguait à nouveau le geôlier. Celui-ci s’apprêtait à le cogner une nouvelle fois. Chitik tourna sur lui-même, et balança sa queue annelée vers la chose-bizarre. Celle-ci encaissa à moitié le choc, mais se retrouva déstabilisée. La ruse du Skaven Noir avait réussi. Le geôlier trébucha, et par réflexe, avec son bras libre, il se raccrocha à quelque chose… l’un des barreaux de la cage des Skavens.

 

Aussitôt, quatre paires de bras agrippèrent le gardien, le compressèrent contre les barreaux, et le taillèrent en pièces. Trop surpris, il n’eut pas le temps de crier, et mourut en quelques instants. Diassyon avait arraché à son ceinturon les clefs de la cellule, qu’il s’empressa d’ouvrir. Les Skavens bondirent hors de la cellule avec des hurlements rageurs. Les cracheurs d’acide voulurent les arrêter dans leur élan. Deux fils du Rat Cornu se retrouvèrent sur le sable, rongés par l’acide jusqu’aux os, mais les dangereuses créatures tombèrent tout aussi rapidement.

 

Catastrophé, le sorcier saisit une lampe à huile, et la fracassa contre l’une des lourdes tentures décoratives qui s’embrasa aussitôt. Il saisit un arc accroché au mur, et tira une flèche dans la mêlée avant de filer. Un Guerrier des Clans s’effondra en se tenant le ventre. Il couina de souffrance et de terreur en voyant des vers et des scolopendres jaillir de la blessure. Rool ne prit pas le temps de réfléchir. Il ramassa la masse du Mutant gardien, et éclata la tête du pauvre bougre.

 

Diassyon fut le dernier à quitter la cage. Il clopina sur le sable ensanglanté, chercha fébrilement du regard le grand Skaven Noir. Un cri mourut au fond de son gosier quand il vit la forme large de Chitik, étalé par terre, inanimé. Il pressa le pas jusqu’à la Vermine de Choc.

 

-         Chitik… Chitik…

 

Il le poussa du bout des doigts, une fois, deux fois, mais l’autre ne réagit pas. Le malheureux Skryre sentit de nouveau des larmes lui monter aux yeux. Il s’allongea près du Skaven Noir.

 

-         Je… ne te quitterai… pas. Jamais.

 

Il baissa les paupières, se blottit contre son frère, et attendit la fin.

 

Soudain, Chitik sursauta avec un grognement, et se remit debout. Diassyon, surpris au suprême degré, resta sur le dos, les yeux comme des soucoupes, avant d’éclater d’un grand rire soulagé. Le Skaven Noir rit à son tour, et l’aida à se relever.

 

-         Il faut plus que ça pour tuer un Puissant, frérot ! Partons vite-vite !

 

Le Skaven Noir pivota vers la sortie, mais le Skaven brun le saisit par le bras.

 

-         Attends !

 

Le Skryre regardait fixement l’intérieur de la cage. Le corps de Moly traînait toujours dans le coin.

 

-         On ne peut pas le laisser ici !

-         Tu veux l’emmener ? Pourquoi ? demanda Chitik.

 

Diassyon voulut répondre, mais aucun argument ne lui vint à l’esprit. En effet, les Skavens ne se souciaient jamais du sort de leurs disparus, et abandonnaient les morts derrière eux sans hésiter. Le Skaven brun avait conscience qu’un tel attachement n’était pas normal.

 

C’est mon frère ! Mais en même temps, Chitik a raison ! Que dirait Vellux ?

 

Il eut alors une inspiration. Personne n’allait profaner le corps de Moly en le mutilant davantage. Il chercha du regard, et vit enfin quelque chose qui allait lui servir.

 

-         Amène-le par ici ! J’ai une idée !

 

Le Skaven Noir se précipita de nouveau dans la cellule. Le Skryre se saisit de l’une des épaisses tentures décoratives, qui était tombée sur le sable, et la déploya par terre. Quand Chitik revint, le cadavre du Pestilens flanqué sur l’épaule, Diassyon lui montra du doigt la toile tendue.

 

-         Pose-le au milieu !

 

La Vermine de choc obéit, et déposa délicatement le Moine de la Peste sur le rideau.

 

-         Bien. Maintenant, va vite me chercher du feu.

 

Le Skaven Noir comprit ce que le Skryre voulait faire. Il hocha vigoureusement la tête, et partit décrocher une torche. Diassyon s’agenouilla près du corps de son frère et le serra une dernière fois contre son cœur. Il murmura à son oreille :

 

-         Je suis sûr que tu es d’accord. Sois heureux-content près du Rat Cornu, Moly !

 

Puis il se résigna à relâcher son étreinte. Il enroula le cadavre dans la tenture. Chitik revint avec son flambeau. Diassyon murmura d’une voix tremblante :

 

-         Fais-le, je t’en prie. Moi, je ne peux pas.

 

Sans mot dire, le Skaven Noir posa la torche sur le paquet. Les flammes se propagèrent en un éclair. La Vermine de Choc tapota l’épaule du Skaven brun.

 

-         Allez, fuyons-partons !

-         Fuyons-partons.

 

Les deux Skavens quittèrent l’arène ensemble, laissant derrière eux se consumer le corps de Moly du Clan Pestilens.

 

 

Rool fut le premier à sortir à l’air libre. Il inspira à pleins poumons. Il faisait jour, mais le ciel était couvert, et il pleuvait à torrent. Tôrkh regarda les alentours pour analyser la situation. La bande de Skavens se trouvait au sommet d’une colline. En contrebas, il y avait le village où ils avaient été capturés. Karkadourian avait donc installé sa cachette dans la colline, il avait sans doute préparé son piège depuis quelque temps. Ou plutôt, ce repaire était déjà installé depuis longtemps, comme ceux que le jeune apprenti de Vellux avait autrefois découvert à Niklasweiler et à Maraksberg. Une entrée avait été aménagée dans le sommet de la colline, avec un petit porche de bois pour la protéger.

 

Le dresseur Moulder réalisa alors qu’ils avaient eu de la chance dans leur malheur. Dans les tunnels, ils avaient dû affronter plusieurs choses-hommes armées, mais rien d’insurmontable. Point de trace de la légion de guerriers choses-bizarres qui avait vaincu le bataillon et emprisonné les survivants. Peut-être Karkadourian avait-il demandé de l’aide à un seigneur de guerre qui était parti de son côté une fois la bataille terminée ? Karkadourian avait estimé pouvoir contenir les Skavens avec ce qu’il lui restait, et cette erreur venait de lui coûter très cher.

 

Tôrkh en eut assez de réfléchir. Il compta quatorze Skavens, lui compris.

 

-         Bon, on y va !

-         Non, attends ! dit Rool en levant la main.

-         Quoi ? demanda Tôrkh, excédé.

-         Il manque Chitik et Diassyon !

 

Le Skaven Noir se tourna vers l’ouverture, anxieux. Les nuages d’incendie étaient de plus en plus épais. Tôrkh grogna :

 

-         Allez, crâne de piaf ! Marre d’attendre ! On y va !

-         Je veux pas les abandonner-trahir !

 

Tôrkh exhorta les autres Skavens à le suivre pour quitter les lieux. Il grinça des dents en voyant que la Vermine de Choc n’avait pas bougé.

 

-         Rool, qu’est-ce que tu fiches ? Allez, on s’en va !

-         Attendez ! Regardez !

 

Tôrkh tendit le cou en avant, plissa les yeux. Il finit par distinguer quelque chose remuant dans la fumée. Il y eut quelques murmures surpris, qui firent place à des exclamations admiratives. Chitik émergea des volutes grisâtres, marchant d’un pas régulier vers le groupe. Il portait sur son épaule Diassyon du Clan Skryre. Celui-ci était inanimé, mais quand Rool s’approcha, Chitik murmura :

 

-         Il est vivant-vivant.

 

Rool cria de joie. Les deux autres Vermines de Choc applaudirent, et bientôt l’enthousiasme gagna le petit groupe. Le plus grand des Skavens Noirs leva la main. Quand le silence fut revenu, il dit simplement :

 

-         Rentrons à la maison.

 

Il n’eut pas besoin de le répéter. À peine avait-il fait quelques pas dans la direction du terrier que tous les autres étaient déjà sur ses talons.

 

*

 

Seize Skavens n’étaient pas aussi redoutables qu’une horde, mais ils savaient se faire plus discrets. Ils n’eurent pas de mal à retrouver leur piste, à partir du moment où ils redescendirent vers le village où ils avaient été piégés. Mais il n’était plus question de tout détruire sur leur passage. La plupart d’entre eux étaient trop affaiblis pour faire quoi que ce soit d’autre que d’avancer en traînant les pattes. Le plus dur fut de trouver de la nourriture. Comme ils avaient déjà tout ravagé à l’aller, il n’y avait plus rien de comestible sur leur chemin. En revanche, ils avaient dû éviter des patrouilles de soldats choses-hommes venues constater les dégâts.

 

Le lendemain de leur évasion, Tôrkh, plus affamé que jamais, ordonna aux quatre Vermines de Choc de chasser du gibier. Diassyon était toujours trop mal en point pour faire autre chose que vaguement grommeler. Chitik avait rapidement fabriqué un brancard, et Rool l’aidait à transporter le jeune Skaven brun. La grande Vermine de Choc était inquiète. Sans l’intelligence de son frère, le mieux placé pour prendre les bonnes décisions, il se sentait un peu perdu. Depuis la disparition de Moly, le pauvre Technomage avait été sérieusement choqué, et à présent, Tôrkh cherchait à occulter l’ascendant qu’il avait développé auprès des autres.

 

Plus que tout, Chitik avait peur de perdre encore un frère, aussi il ne quittait pas le Skaven brun. Heureusement, Rool était un chasseur très doué. Lui et les deux autres Vermines de Choc réussirent à ramener un couple de sangliers. La viande dure et nerveuse fit beaucoup de bien aux Skavens. Chitik insista pour laisser les cœurs à son frère. Le lendemain, Diassyon put de nouveau marcher, et rassurer les autres Skavens par de savantes paroles. Tôrkh craignait les foudres de Vellux devant leur échec.

 

-         Tous nos guerriers tués-tués, sorcier parti-enfui, Vellux va être furieux !

-         Des esclaves dégénérés et des Guerriers des Clans incapables ! Et Karkadourian n’a plus de pondeuse, rétorqua Rool.

-         En plus, on sait comment leur résister, maintenant ! glapit Diassyon. On se bouche le nez, et comme ça, leur odeur n’a aucun effet sur nous ! J’inventerai un respirebien pour bloquer les odeurs de pondeuse !

 

Le Moulder marmonna encore, agacé, mais n’en reparla pas.

 

Ils marchèrent ainsi à travers les campagnes et la forêt encore pendant quelques jours. Ils tombèrent dans une embuscade tendue par les choses-bêtes. Au cours de la bagarre, l’une des Vermines de Choc fut mortellement blessée. Les survivants n’eurent aucun regret à le dévorer sur place.

 

Enfin, une nuit sans lune, ils arrivèrent aux abords de Niklasweiler. Ils passèrent par le tunnel au sommet de la colline, pour se retrouver dans leur terrier, bien à l’abri des affres du monde extérieur.

 

L’arrivée d’une quinzaine de Skavens nus et épuisés suscita une vive émotion chez les hommes-rats de Brissuc. Les chefs de Clan n’avaient jamais su dire aux Skavens de la colonie qui n’étaient pas partis ce qu’il était advenu des troupes de Furghân depuis leur départ. Vellux avait parlé de grande victoire, d’un avenir radieux proche… Puis les Guerriers des Clans avaient peu à peu oublié l’expédition, ils l’auraient sans doute fait complètement sans les sermons de Vellux durant les messes au Rat Cornu. Cette lamentable procession ne correspondait pas du tout aux rêves de gloire du Prophète Gris.

 

Celui-ci arriva bien vite, impatient d’entendre ce qui s’était passé de la bouche d’un des survivants. En voyant le groupe d’éclopés, il explosa de rage. Il lui fallait un coupable.

 

-         Dites-moi que je rêve ! Mes meilleurs guerriers, menés par la Grande Dent, avec les armes du Clan Skryre les plus performantes, des rats-ogres fabriqués avec soin, et les Moines de la Peste les plus jeunes et les plus endurants, et il ne reste plus que ça ?! Qu’est-ce qui s’est passé ?

 

Diassyon, appuyé sur le flanc de Chitik, attendait avec anxiété le bon moment pour répondre. Bien entendu, Tôrkh ne dit rien, cette fois. Le premier à parler allait être le premier à prendre des coups. Vellux balaya du regard la quinzaine d’évadés, et grinça :

 

-         Où est Furghân ?

-         Mort, répondit Chitik d’un ton tranchant.

 

Le Prophète Gris s’apprêtait à administrer une sévère réprimande au Skaven Noir, mais lorsque ses yeux rouges croisèrent les yeux bleus de son interlocuteur, il s’arrêta net. Il y avait, dans ce regard, quelque chose de profond, de grave… et de très intimidant. La Vermine de Choc profita de son avantage pour dire d’une traite :

 

-         Les choses-bizarres nous ont tendu un piège. Beaucoup plus nombreux-beaucoup que Furghân croyait. Furghân a voulu fuir et nous abandonner. Les choses-bizarres l’ont rattrapé. Tous les esclaves, tous les Guerriers des Clans, tous les Moines de la Peste massacrés. Karkadourian le sorcier nous a enfermés. Torturé-tué Moly avec une femelle maudite. Je l’ai écrasée. Le sorcier s’est enfui. J’ai mené les survivants hors de son repaire, puis je les ai ramenés à Brissuc.

 

Il se tut, et attendit la réaction du chef de la colonie. Comme tous les autres, Diassyon était très anxieux. Vellux plissa les lèvres en une petite moue indéfinissable tout en hochant lentement la tête.

 

-         Bon. Tu vas me raconter tout ce que vous avez vu chez Karkadourian. Retrouve-moi à mon laboratoire dans une heure. Les autres, retournez à vos quartiers.

 

Tous les Skavens se dispersèrent en silence. Diassyon tapota amicalement le bras de Chitik avec un sourire admiratif, puis il se retira vers l’atelier des Skryre.

 

Comme il arrivait à un croisement, il s’arrêta en sentant une très mauvaise odeur. Son oreille se dressa quand il entendit un souffle bruyant et régulier. Il tourna la tête et vit le Diacre Soum sortir du tunnel parallèle et boitiller dans sa direction.

 

-         Diassyon, mon petit Diassyon !

-         Oui, Diacre de la Peste Soum ?

 

Soum n’était plus qu’à quelques pas du jeune Skaven brun. L’odeur lui parut vraiment insupportable.

 

-         Que voulez-vous ?

-         Te dire à quel point je suis désolé-navré. Moly était un excellent élève. Il aurait fait un très bon Prêtre de la Peste.

 

Diassyon ne répondit rien. Il ne s’étonna même pas. Le vieux Skaven était le plus manipulateur de tout le terrier. Il se rendit compte alors que l’unique œil jaunâtre du Pestilens le contemplait attentivement des pieds à la tête. Un frisson gêné lui parcourut la moelle épinière.

 

-         Hum… tu es encore jeune, et tu as l’air… capable. Tu as sans doute de très bonnes capacités, toi aussi. Peut-être que tu pourrais… remplacer-remplacer ton pauvre frère, à mes côtés ?

 

Diassyon n’eut aucun mal à comprendre où le Diacre voulait en venir.

 

Ho non, vieille carne ! Je ne serai pas ton amuse-gueule !

 

Bien entendu, il ne parla pas aussi franchement, pour sa sécurité, et se contenta de répondre simplement :

 

-         Je suis très bien dans le Clan Skryre, Diacre. Pas digne de votre confiance-attention.

-         Je comprends. Mais sache que si, un jour, tu as envie de changer de vie, ou si le Maître Technomage Mabrukk décide de te chasser… tu pourras venir nous rejoindre. Le Clan Pestilens est très puissant-fort, ici, mais il a toujours besoin de chair fraîche.

-         Je dois retrouver Mabrukk.

-         Bien sûr-sûr.

 

Le Diacre Soum tourna les talons et repartit dans le boyau sombre. Diassyon regarda le vieux Skaven s’éloigner, et une tempête se leva dans son esprit quand il revit le visage de son jeune frère en pleurs. Il serra les poings et les dents.

 

Tu ne perds rien pour attendre, sale vicieux !

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